La tectonique des plaques

Ecrire au présent antérieur, raviver les couleurs du souvenir

Quelles sont les motivations de cette tectonique ? Pourquoi l’écrivain s’attache-t-il à faire trembler les plaques de son livre jusqu’à les faire se rencontrer, s’entrechoquer, se mêler ? Reprenant des points développés par son « prisonnier » (p. 46-47), Farès propose quelques pages plus loin, et à la première personne cette fois, de récapituler ses ambitions… ambitions du « prisonnier », bien sûr, mais qui semblent toutefois se confondre avec celles de l’auteur :

‘● Il faudrait que je puisse voir encore plus clair. Que j’invente une couleur fabuleuse. Que je croie à la découverte d’une couleur fabuleuse.
● Oui. Une couleur qui engendre. Oui. Qui engendre ma couleur.
● Comme un mouvement sur la mer. Dans la mère.343
[…]
(Farès, CO, p. 53)’

Ce déplacement de la surface de « la mer » au-dedans de « la mère » stipule deux sortes de mouvements : l’un d’un extérieur vers un intérieur, l’autre d’un présent à un passé prénatal : « Comme ce souvenir antécédant ma naissance. Qui se répète. Comme la répétition d’une mémoire sous-marine » (p. 46). Il y a énoncé dans cette « répétition » le caractère perpétuel du mouvement ; il y a là exprimé le souhait de pouvoir mettre en œuvre un mouvement qui concilierait, par le jeu des oscillations, un déplacement physique en même temps qu’un déplacement temporel. Il n’y a pas de dissension entre les différentes couches spatiales et temporelles, puisque faire mouvoir un espace c’est, simultanément, faire mouvoir un temps, et réciproquement. Dès lors, cette « couleur fabuleuse » cherchée par l’auteur, celle qui doit engendrer dans son présent sa propre singularité, serait une couleur teintée à la fois des expériences et des présences d’aujourd’hui et de celles d’hier.

Inévitablement, font ici surface les expériences lodsiennes, et notamment celle du Bleu des vitraux. Nous avons vu que Yann, le narrateur, y propose un incessant va-et-vient entre son présent et son passé. Le Bleu des vitraux entrelace de manière complexe les événements survenant dans le présent du narrateur, à ceux ayant ponctués son enfance. Il y a indiscernabilité entre ces espaces qui se brouillent en s’immisçant de manière intempestive les uns dans les autres ; ce que nous avons tenté de formuler dans nos précédentes recherches par « un présent du passé – ou un passé du présent ? – qui se conjugue au présent antérieur »344. En effet, Le Bleu des vitraux propose une étrange concordance des temps : la narration des événements se déroulant dans le présent se fait par l’intermédiaire de temps du passé de l’indicatif (principalement imparfait, plus-que-parfait et passé simple) ou même du futur, alors que les actions narrées et se rapportant aux événements s’étant déroulés dans l’enfance sont exprimées au présent de l’indicatif. Ce que remarque Annick Gendre dans ses travaux : « Le récit au futur est toujours lié à des passages qui relatent les événements au présent et correspond aux étapes dotées d’une plus grande tension dramatique. Le présent marque une pause narrative et coïncide avec une sorte d’arrêt sur image imposé au film du passé »345. En somme, alors que le présent s’écrit au passé ou au futur de l’indicatif, le passé se formule au présent de l’indicatif. Par ce jeu d’entrelacement des conjugaisons, le temps s’annule : nous lisons une dichotomie synchronique de la vie du personnage (enfance puis âge adulte), pourtant, c’est l’espace de l’âge adulte qui se retrouve subordonné à celui de l’enfance. Notons que La Morte saison ne présente pas le même procédé, puisque ce livre se conjugue essentiellement dans les temps du passé de l’indicatif (là aussi, principalement à l’imparfait, au plus-que-parfait et au passé simple). Cependant, dans La Morte saison sont proposés les mêmes glissements que dans Le Bleu des vitraux : enfance et âge adulte s’y confondent tout autant. Le recours à une conjugaison oscillant entre passé et présent de l’indicatif n’est donc pas le seul facteur de glissement temporel.

Pour comprendre un peu mieux les modalités et les fonctions de ces mouvements tectoniques, il peut être intéressant de faire un bref détour par l’étude du comportement de Martin, le narrateur de La Morte saison, et notamment du caractère troublant de la relation qu’il entretient, adulte, avec Marieka, la fille d’Eléonore, celle qu’il aimait dans son enfance :

‘Marieka était-elle consciente du caractère particulier de mon amour qui se nourrissait en définitive d’éléments où elle n’était pour rien ? Mais elle-même, qu’aimait-elle en moi ? Nous continuions à ne rien savoir l’un de l’autre, et nous évitions les questions. Nous étions hors du temps, dans un cirque hors du monde. Marieka m’avait ouvert les portes de sentiments et de sensations depuis toujours emprisonnés, et que je vivais avec elle, grâce à elle, sans lui révéler leur nature profonde. Elle me suivait sur ce chemin sans le savoir, déroulant son propre fil dont je me rendais compte, quand j’y prêtais attention, que le dessin et la couleur étaient fondamentalement différents de celui qui formait le motif de ma trame. (Lods, MS, p. 174)’

Marieka n’est pas une femme à aimer, mais Marieka est un enjeu. Elle n’est rien d’autre pour Martin que ce qui lui permet, après vingt-cinq ans d’absence et de silence, de retrouver son enfance : « Ce petit corps fragile que je tenais dans mes bras me donnait l’impression d’un vide enfin comblé, que j’avais traîné en moi depuis mon enfance » (p. 169). Il n’a d’ailleurs de cesse de le répéter : « Je lui mettais le bras sur les épaules, et instantanément le grand filaos de l’île perdait vingt-cinq ans dans mon regard. Et sans cesse, saisi par une faim maladive, je me mettais en tête de tout revivre » (p. 170). Puis encore : « Marieka était indispensable à toute cette partie de moi qui était restée dans une espèce de zéro absolu pendant des années, et qui, ramenée au jour et à la chaleur, se mettait à croître avec une vitalité qui m’effrayait » (p. 173). Marieka n’est effectivement pour rien dans cette sensation d’amour que porte pour elle Martin, puisque ce qui importe, en fait, c’est qu’elle soit la fille d’Eléonore (et qui plus est, qu’elle lui ressemble, p. 165). C’est aussi que Marieka habite et appartient à cet espace que Martin a déserté depuis son enfance : le cirque. Tous les éléments nécessaires à la reconstitution de son enfance sont donc réunis. D’où, sans doute, cette confusion qui se crée alors entre les deux temps, celui d’aujourd’hui, avec Marieka, et celui d’hier, avec Eléonore. Et cette fusion entre passé et présent trouve une sorte d’aboutissement dans les « jeux » auxquels se prennent les deux personnages :

‘Nous nous retrouvions ensuite, j’allais dire pour jouer, car dans la reproduction des gestes d’antan qui remplissaient notre journée c’était toute mon enfance dont je continuais à dérouler le fil. […] De même, les pique-niques que nous faisions en forêt étaient-ils le « remake » des « dînettes » dans le bois de camphrier, ou dans la maison que j’avais inventée pour Eléonore et moi […]. (Lods, MS,  p. 149)’

Mais si dans cet extrait le « jeu » n’est qu’une reprise métaphorique de ceux d’antan, il trouve sa réalisation concrète – et troublante – quelques pages plus loin, dans une autre scène de jeu qui suit de peu une scène d’amour :

‘Une autre fois, elle voulut nous faire manger dans sa chambre. Elle prépara dans la cuisine un panier que je montai à l’étage. En déballant son contenu, elle s’aperçut qu’elle avait oublié les verres. Je me levai pour aller les chercher. Elle m’arrêta :
« Ce n’est pas la peine, j’ai ce qu’il faut. »
Et elle sortit du placard […] une dînette d’enfant dont elle ouvrit le couvercle pour y prendre deux gobelets de plastique rose qu’elle déposa devant nous. Je la regardai sans rien dire.
(Lods, MS, p. 175)’

Cette scène de « dînette » contribue à accentuer la sensation étrange de se trouver « hors du temps, dans un cirque hors du monde » : ce sont des adultes qui sont présentés là, pourtant ce sont des enfants coupés de toute réalité que nous voyons jouer. Ils quittent l’espace de leur présent pour aller se réfugier dans un temps antérieur, comme si la reconstitution des gestes de l’enfance pouvait leur permettre de se propulser, véritablement, dans leur enfance respective. Mais, peine perdue, l’auteur se fait entendre : « restait ce décalage, impossible à supprimer malgré mon entêtement, entre ces deux images d’hier et d’aujourd’hui que je m’efforçais de superposer » (p. 149). Or, c’est bien de cela dont il est question dans l’œuvre lodsienne : parvenir à supprimer le décalage qui persiste entre les images d’hier et d’aujourd’hui.

Le motif de cette « trame » que se tissent les personnages lodsiens se composent toutes des couleurs du passé : dans les interstices ombragés de la mémoire viennent se glisser « des gestes d’antan », comme pour faire remonter à la surface du discours cet « antan ». Et si nous avons précédemment souligné le mot « image », c’est justement parce qu’il nous semble que, de manière consciente ou intuitive, dans son écriture l’auteur accorde une place primordiale à cette notion. Il y a bien sûr l’image cinématographique que nous avons mentionné, qui vit par le recours à des procédés propres à cet art, mais il y aussi l’image en tant que réminiscence des couleurs du passé, et dont les teintes viennent se superposer à celles du présent, faisant par là-même s’entrelacer passé et présent.

Les descriptions de Jean Lods, tout comme ses tentatives de reproduire les paysages de l’enfance, abondent en couleurs. Ces couleurs, activement, participent à la reviviscence des souvenirs. L’exemple le plus flagrant de recherche – comme chez Farès – d’une « couleur fabuleuse », est sans doute celui contenu dans le titre même du Bleu des vitraux. Voici ce que Yann dit au sujet de Yannou, lui-même dédoublé dans l’enfance :

‘Cet étranger je tente aujourd’hui d’en restaurer les émotions décolorées par le temps avec des teintes empruntées à mes sentiments de maintenant, sans rien qu’une résonance intérieure pour me servir de diapason. Mais on le sait : les secrets des verriers du Moyen Age sont perdus, et avec eux le bleu des vitraux. (Lods, BV, p. 55)’

La difficulté à restituer les images d’antan est exprimée par la difficulté à retrouver les couleurs originelles de ces images. Et la comparaison avec les « secrets [perdus] des verriers du Moyen Age », faisant écho au titre de l’ouvrage, vient illustrer la situation complexe du personnage : ce qu’il parvient à discerner comme couleurs, ce ne sont pas tant les couleurs originelles que celles d’aujourd’hui se plaquant inévitablement sur celles d’hier. Des zones d’ombre, toujours, viennent obscurcir ses souvenirs, trouant inexorablement sa mémoire :

‘Le passé a toujours quelque chose d’une lettre déchirée et jetée. Il n’en reste que d’infimes morceaux, adhérant à la mémoire, que l’on rassemble et que l’on recompose pour tenter de déchiffrer le message inscrit un jour, mais, si fragmentaire en est leur contenu, si grande la distance qui les sépare l’un de l’autre, que chacun d’entre eux à la lecture s’anime d’une vie propre, enrichie par le mystère du vide qui les entoure. (Lods, BV, p. 68) ’

Nous lisons, entre les lignes, une nouvelle métaphore du vitrail : dans cette « lettre déchirée », il y a quelque chose d’un vitrail fragmenté, et dont l’auteur tenterait de recoller les morceaux éparpillés. Mais, cette restauration est vouée à l’échec, puisque de nombreux éléments de l’image globale ont été perdus. Cette image reconstituée serait donc trouée, et ce seraient précisément ces trous – ces vides – qu’il tenterait de remplir par le travail de l’imagination. Or, à ce stade de la reconstitution nous dit-il, « l’imagination et la mémoire divorcent. La première […] refuse de pallier les insuffisances de la seconde, [et la seconde] barre l’accès à la première […] qui danse effrontément sur les lieux sacrés » (p. 78). La tâche à entreprendre est donc complexe : comment recoller les morceaux éparses que le temps a brisé, comment reconstituer cette image fragmentée dans la mémoire ? Pour contourner cette difficulté, la démarche serait donc non pas de faire appel de manière forcée à la mémoire conjointement à l’imagination, mais de laisser les couleurs du présent influer sur l’imagination, jusqu’à que celle-ci fasse remonter à la surface les couleurs d’antan. En somme, par l’évocation des couleurs contenues dans le paysage contemporain, il s’agit de tenter de produire une image de celui de l’enfance. Par conséquent, il y aurait entassement des couleurs pâlies de l’enfance sur celles tout aussi pâles du présent, et c’est le résultat de cette série d’empâtement qui rendrait à l’image originelle sa forme, sa force et son éclat. Nous voyons là que ce n’est pas tant un rapport à l’authenticité d’un souvenir qu’un rapport à la pérennité de ce souvenir qui est mis en jeu. Le but de Yann n’est en effet pas de produire une image réaliste de son enfance (une copie qui ne pourrait qu’être trompeuse), mais de se débarrasser des ombres qui l’obscurcissent ; il porte davantage ses interrogations sur la manière dont les couleurs d’aujourd’hui pourraient permettre de raviver celles d’hier, pourraient permettre d’éclairer son enfance.

Par conséquent, puisque son passé est comme une lettre déchirée, trouée, puisqu’il est comme un vitrail terni et fragmenté, il se propose,« par l’imagination, à défaut de faire appel à [la] mémoire », d’opérer « quelques réajustements temporels » (p. 54). C’est-à-dire, de déconstruire son rapport au temps, de désolidariser les plaques temporelles en rompant la linéarité de son discours et ce, afin d’en proposer un agencement nouveau, dans lequel toutes les zones d’ombres seraient mises en lumière. A ce titre, la comparaison avec les « verriers du Moyen Age » n’est sans doute pas anodine, puisque ce que proposaient ces artistes, c’était précisément de se libérer d’un mode trop formaté de reproduction du monde, en refusant de reporter sur leurs œuvres les effets d’ombre (ce qui sous-tend les effets de volume et de profondeur qui permettent de rendre la solidité de l’œuvre et sa fidélité vis-à-vis du réel). Voici par exemple ce que Ernst H. Gombrich enseigne au sujet de ces artistes du XIIe siècle ayant « renoncé à toute ambition de représenter les choses telles qu’elles nous apparaissent »346 :

‘Ce qui est vrai pour la forme est vrai pour la couleur. Les artistes, ne se sentant plus astreints à étudier et à reproduire les effets d’ombre que présente la nature, étaient tout à fait libres de choisir pour leurs illustrations les couleurs qu’ils préféraient. L’or éclatant et les bleus intenses de leurs orfèvreries, les couleurs brillantes de leurs enluminures, les rouges rayonnants et les bleus profonds de leurs vitraux [ci-dessous] témoignant du bon usage que firent ces maîtres de leur indépendance à l’égard de la nature. C’est ce refus de se contraindre à reproduire le monde visible qui leur a permis d’exprimer le surnaturel de façon efficace.347

Le « surnaturel » des verriers du XIIe siècle n’est bien évidemment pas le « surnaturel » de l’œuvre de Jean Lods : il est avant tout religieux et mystique. Toutefois, il y a également dans l’écriture de Jean Lods un « refus de se contraindre à reproduire le monde visible », qui conduit à une altération de la perception. Dans Le Bleu des vitraux, le « surnaturel » se produit davantage sous l’effet de « la fermentation du temps » (p. 79) : le temps fait son travail sur la mémoire, altérant les souvenirs, et à partir des morceaux qu’il en reste, l’auteur fait le choix de ses agencements. Il fait notamment le choix de supprimer les ombres qui se trouvaient entre les fragments de temps recollés. Les « effets d’ombre » qui devaient permettre de dissocier passé et présent, disparaissent au fil du texte, pour ne laisser place qu’aux couleurs mêlées du temps. En somme, en gommant ces ombres, il parvient à faire disparaître les frontières qui devaient le séparer de son enfance, à rendre continue, pour le lecteur comme pour lui, les mondes d’avant et d’après. Et, « enfin, la beauté et la pureté des couleurs lumineuses qui avaient autrefois contribué à la splendeur des vitraux du Moyen Age […] n’étaient plus obscurcies par des ombres »348.

«  L’Annonciation, milieu du XIIe siècle, vitrail de la cathédrale de Chartres ».

in Ernst H. Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Gallimard, 1997 (Londres, 1950), p. 182

Mais ce que nous remarquons là comme procédé conditionnant la tectonique du Bleu des vitraux est également présent dans La Morte saison, Sven, et Quelques jours à Lyon par exemple. Dans cette dernière publication, Romain, le protagoniste, reconstitue le puzzle de ses souvenirs en tentant d’en exhumer chacune des pièces « de la nuit de sa mémoire » (p. 108). Pour lisser ce puzzle, pour en gommer les marques qui pourraient trahir l’aspect morcelé de l’image reconstruite, il choisit de mettre en lumière les interstices ombragés : l’ombre de son père qu’il n’a jamais connu, et qui est mort, plane sur sa vie. Pour s’en défaire, il la fera réapparaître dans son discours, la plaçant en pleine lumière dans le décors de l’île de son enfance. Dans ce roman, la figure paternelle quitte la pénombre de la mémoire pour « rejouer son passé » (p. 59), et entrer dans le plein jour du discours. Le texte oscille alors entre le présent du fils, à Lyon, et un autre présent, étrange, celui du père sur les lieux de son enfance, mais dans son âge adulte.

Par ailleurs, pour souligner l’importance et la constance de cette démarche dans l’écriture de Jean Lods, et avant d’en revenir à nos autres auteurs, nous pouvons encore citer l’un de ses textes, non publié celui-ci, et intitulé La Prince 349  : alors qu’il revient à l’île de La Réunion après une trentaine d’années d’absence pour y participer à une rencontre littéraire, Pierrot, le narrateur, fait une rencontre à laquelle il n’était pas préparé, ou si mal. Andréa, « la Prince », le replonge au plus profond de son enfance, jusqu’au jour où, dans la grande salle de l’Hôtel de ville de Saint-Denis, il l’avait vu tenir le rôle du Prince dans La Belle au bois dormant. Il en était alors tombé éperdument amoureux. Nous voyons que la trame narrative est similaire, entre autres, à celle du Bleu des vitraux : au début du roman, à la suite d’un départ, une rencontre ravive le souvenir, faisant, à partir de cet instant, incessamment voyager le personnage entre son présent et son enfance. Dans ce mouvement, les temps se mélangent, créant cette étrange étrangeté propre à l’écriture lodsienne : est-ce le passé qui se revisite à partir du présent ? Ou bien est-ce le présent qui se découvre avec les yeux de l’enfant ? Le texte se met à trembler, et ses mouvements provoquent le chassé-croisé entre les temps :

‘C’est comme si ma propre vie, mon cercle familier – peu solide, il est vrai, et d’un tracé peu appuyé comportant plus de blancs que de traits pleins, […] et aux couleurs rendues encore plus pâles par la distance – n’avaient plus de réalité là où je suis [sur l’île], ce lieu qui n’est nulle part, ce présent auquel le passé se mélange comme dans une aquarelle où les couleurs bavent l’une sur l’autre. (Lods, La Prince, p. 73)’

Ce court extrait présente les mêmes thématiques de l’ensemble de l’œuvre lodsienne : la vie du personnage se caractérise par son vide, sa perception de la réalité est altérée, l’île est un hors-temps – hors-espace, les couleurs du temps se mélangent jusqu’à provoquer une indiscernabilité entre les couches spatiales et temporelles, comme en témoigne cette comparaison avec une aquarelle baveuse, qui renvoie inévitablement à la métaphore du « bleu des vitraux ». Ces éléments contribuent tous à mettre en œuvre ce que nous avons désigné par une écriture au présent antérieur. A savoir, engendrer par le discours « une couleur fabuleuse » qui concilierait toutes les couleurs perçues dans les mouvements, celles du présent, de la surface de « la mer », et celles du passé, de l’intérieur de « la mère ». Cette survivance du passé dans le présent, conciliée à cette insertion du présent dans le passé, provoque la multiplication des points de connexions entre les expériences d’hier et d’aujourd’hui, la fusion des temps et l’effacement des ombres mémorielles. C’est ce que nous retrouvons dans la démarche, par exemple, de l’exhumeur de voix de La Quarantaine qui, avant de prendre l’avion depuis la France pour se rendre sur les lieux mythiques de sa généalogie, avoue :

‘Celui que je cherche n’a plus de nom. Il est moins qu’une ombre, moins qu’une trace, moins qu’un fantôme. Il est en moi, comme une vibration, comme un désir, un élan de l’imagination, un rebond du cœur, pour mieux m’envoler. D’ailleurs je prends demain l’avion pour l’autre bout du monde. L’autre extrémité du temps. (Le Clézio, LQ, p. 30)’

Ce n’est pas à l’autre bout du Monde que se rend Léon, mais bien à « l’autre extrémité du temps ». Son voyage n’est pas uniquement déplacement d’une sphère géographique à une autre, mais bien plus, il est réinvestissement d’une sphère temporelle par le discours : c’est à partir de cette phrase énoncée qu’il plonge le lecteur dans la vie de l’ancêtre qu’il cherche, cet être « moins qu’une ombre », cet être qui est en lui, qui le met en lumière et qu’il sort de l’obscurité. Résolument tourné tout à la fois vers son passé et son présent (qui ne sont dès lors plus qu’une seule et même entité), il accorde sa voix à celle de la « vibration » émise depuis les temps antérieurs par celles qu’il cherche. Ainsi, tel « le prisonnier », tels Martin, Romain ou Pierrot, tels encore les personnages de Comme un vol de papang’, en faisant se rencontrer et s’embrasser les « extrémité[s] du temps », il provoque un « court-circuit entre le passé et le présent » (La Prince, p. 70). En somme, ils réalisent tous, selon leurs manières, cette étrange conjugaison des temps, ils sont tous un peu « tel le caméléon apprivoisé de Fanza » : « l’œil rond et bombé regardant droit devant lui, scrutant anxieusement l’avenir, et l’autre œil se projetant dans la profondeur des siècles, à la recherche de la mémoire des ancêtres » (CVP, p. 55).

Notes
343.

C’est l’auteur qui souligne, faisant ainsi un rappel des pages 46 et 47 où le texte est aussi souligné.

344.

Stéphane Hoarau, 2002, op. cit., p. 45. Notons que ce que nous avions choisi de désigner par la notion de présent antérieur a été désigné par Homi K. Bhabha par un « passé-présent », à savoir, un temps qui « renouvelle le passé et le reconfigure comme un espace “interstitiel” contingent, qui innove et interrompt la performance du présent » (Homi K. Bhabha, 2007, op. cit., p. 38).

345.

Nous recommandons par ailleurs la lecture des tableaux des « valeurs des temps » dans Le Bleu des vitraux, tableaux qui suivent l’analyse d’Annick Gendre dans sa thèse (2007, op. cit., p. 69-71).

346.

Ernst H. Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Gallimard, 1997 (Londres, 1950), p. 181.

347.

Ibid., p. 183.

348.

Ibid., p. 573.

349.

Jean Lods, La Prince, manuscrit, 1998 (ce texte nous a été confié par l’auteur en juin 2007).