Le mouvement repéré entre les plateaux, par le biais des plates-formes discursives est un mouvement de tectonique faisant se mouvoir et s’entrechoquer les différentes plaques du livre. C’est ce mouvement qui provoque la connexion des espaces et des temps, c’est ce mouvement qui permet l’agencement de l’œuvre en un espace autre que le linéaire, en un espace morcelé et pourtant unifié. Mais, le télescopage des espaces et des temps provoque un autre choc : dans ces jeux de rencontre entre ici et là-bas, entre hier et maintenant, se mêlent à leur tour les langues. Ce qui a été, dans l’espace originel déserté, refait surface pour contaminer le présent à habiter.Comme le revendique Nabile Farès, l’écrivain se meut alors en un « poète d’une nomination antécédente. Mais raptée » (CO, p. 199), en un « poète de l’épave », un « travailleur infatigable de langue autre » (p. 196) qui cherche inlassablement « l’aération de [sa] langue » originelle (p. 223). Comme le soulignait Jacqueline Arnaud en concluant l’une de ses études portant sur L’exil et le désarroi :
‘La parole est liée à la tradition, à la langue d’un lieu ; l’espace symbolique de l’écriture est susceptible de transfert, de traduction. Le poète exilé d’une culture orale, forcé à la métamorphose, transpose l’oralité en écriture et une langue en une autre, pour lutter contre la dégradation de l’exil en errance.350 ’C’est parce que, dans l’expérience de l’exil, il y a eu métamorphose, parce qu’il y a eu « subversion », « accaparation » et « appropriation » (p. 196) nécessaires d’une langue autre – et donc perte d’une première langue – qu’il y a effectivement « dégradation de l’exil en errance ». « L’écriture est susceptible de transfert, de traduction » parce que, justement, ce n’est pas une langue maternelle qui est parlée, mais une langue autre qui est écrite. Dès lors, la subversion de l’écriture s’accompagne, en plus d’une subversion formelle et générique, d’une subversion verbale. Ce que cherche le « travailleur infatigable », c’est un moyen de faire perdurer dans le présent de son écriture, la diction perdue de ses origines ; il cherche, par son écriture, à « Atteindre cette parole qui parle… » (p. 220) :
‘« C’est ainsi qu’est né, à l’endroit, au lieu même de nos dissimulations, ce poème du chuintement, ce poème du chuintant… De la voyelle qui dissimule notre langue… De la voyelle qui fait persister notre langue. »Nous voyons dans cet extrait des dernières pages du champ des Oliviers reparaître la figure de « l’Outre » chère à Farès : de cette peau gonflée liée au ventre maternel, s’écoule le lait des mots anciens. L’aveu de la voyelle cachée inscrit 351 dans la langue autre le « chuintement » de la première langue. Elle la fait sortir du « gouffre prodigieux-énorme » (p. 86) dans lequel elle était enfouie ; elle la dés-enfouit. Nous nous souvenons ici des premières pages du livre, et de l’Ogresse qui regardait œuvrer la main de l’homme ayant écrit le premier livre, celui « paru aux Editions du Désert, après un jeûne de quarante jours / quarante nuits de solitude masculine » : le Coran (p. 86). La défiance vis-à-vis de l’écriture (« ce que j’ai toujours détesté, dit l’Ogresse : l’écriture », p. 89) est bien antérieure aux expériences contemporaines. Il ne s’agit pas, par la réactivation du chuintement originel, de ne dénoncer que les maux d’aujourd’hui, mais d’inscrire le mouvement de la diction dans l’histoire de son enfouissement :
‘Je fus enfantée. ?. Est-ce le mot exact. Je ne puis dire. Car si je pouvais répondre à la question de mon enfantement. Je pourrais répondre à la question de ce qui est la vie même de ma vie : cette abondance de mots par lesquels les hommes, les femmes, les enfants, les jeux des femmes, des hommes des enfants enfantèrent le monde. L’univers du monde et de la terre. Et où. De tout temps. J’ai circulé. Ainsi. Complice et origine des mots par lesquels la sexuelle oralité de ma vie protège en dépit de lui-même l’homme de sa propre mort. De cette mort qui lui fut écrite (révélée) bien après cette naissance infinie d’où vint l’origine du monde. De cette infinité de paroles. De langages. Où viennent mourir tous les livres. (Farès, CO, p. 89) ’L’Ogresse est « l’origine prodigieuse-énorme du monde » (p. 88). Son royaume est le langage : il est fait de mots vivants, inventés par « les jeux des femmes, des hommes des enfants ». Ce royaume n’est pas « scriptural », mais il est vivant et ouvert, charnel même, empreint d’une « sexuelle oralité ». Or, le livre paru « aux Editions du Désert », la première écriture, a figé ce royaume, il l’a détruit : « Ce livre qui détruisit mon beau royaume d’ogresse naïve » (p. 88). C’est que, dit l’Ogresse, l’écriture, la fixation des formes et des mouvements, est à l’origine de la perte langagière des choses. Dès lors qu’ils sont posés, figés, les mots dépérissent, pourrissant de l’intérieur. C’est ce qui, par ailleurs, est réaffirmé dans Mémoire de l’Absent lors de l’initiation d’Abdenouar par Jidda : « Une perte du sens des choses, de ces multiples sens par lesquels on pouvait lire ou écouter les différents sens des choses » (MA, p. 65). Si une « chose » est « nouée […] Au talisman exclusif des mots », elle perd la variété de ses sens, elle passe du multiple à l’unique ; elle s’enlise. En effet, l’Ogresse observe l’homme écrire et confirme : « Je regardais et je ne m’apercevais pas que je m’enlisais. Oui. Que je m’enlisais. A chacun de ses mots. Terribles mots. Qu’il traçait. Lui. Ainsi. Perdu dans son jeûne de quarante jours. Quarante nuits » (p. 90). En somme, dit l’Ogresse, écrire son royaume, c’est le figer, or le figer c’est déjà l’anéantir.
Le recours à une forme orale d’écriture, une oraliture dont les enjeux posent la question des langues 352, semble alors permettre d’éviter l’enlisement des mots dans la fixité d’une seule langue, d’un seul sens. Un mot qui chuinte, c’est un mot ouvert qui résonne dans plusieurs langues, c’est un mot déployé qui se connecte à une pluralité de sens. Un mot qui chuinte, c’est par exemple « Abdenouar », jeune homme en exil qui, dans la circulation de son errance, au contact de son histoire, se meut en « Abd-Nouar », c’est-à-dire en « Osmane », « le Récitant » du conte de la Kahéna (MA, p. 162-163). Le glissement du nom du protagoniste de Mémoire de l’Absent fait glisser dans ses mouvements les plaques temporelles et génériques du livre : de la narration de l’errance contemporaine dans les rues de Paris, nous passons à la diction d’un conte mythique. Un même personnage est propulsé plusieurs siècles en arrière dans les méandres de son histoire, pour conter – pour dire – cette histoire. Par ce glissement de sens, il déborde le cadre spatio-temporel de son présent (au XXe siècle, à Paris), pour se retrouver acteur d’une histoire se déroulant dans un espace antérieur (dans les montagnes de l’Awrès, au VIIIe siècle). C’est la mise en œuvre d’une double « pratique du détour »353 : un détour nominatif qui rapproche Abdenouar des origines étymologiques de sa nomination, et du même coup, un détour spatial qui le fait voyager par-delà les temps, le rapprochant des origines historiques de son existence. Pris dans ce mouvement tectonique où se croisent et s’enchevêtrent les espaces, le discours prend lui aussi un détour, puisqu’il n’y a alors plus narration d’une histoire, mais diction d’un conte. Face à « l’Assistance », « Le Récitant cherche sa voix ; écueil du discours promu au délire par-delà les brisures de l’histoire : le Récitant doit porter la voix contre son corps et jeter son chant contre colère ou désespoir des hommes debout devant Kahéna » (p. 149). Déjà, la désignation même du personnage précise le projet à venir : il s’agira de réciter, de « porter la voix », de « jeter [un] chant », et par conséquent de se rapprocher d’une forme langagière orale, où viendra mourir la scripturalité du livre.
Hormis chez Jean Lods, il y a dans chacune des écritures de notre corpus, un désir de marquer l’oralité de langues354. C’est semble-t-il l’expression d’une nécessité, celle de ne pas laisser flétrir au contact d’une autre, une langue et les traditions qu’elle véhicule. Dans La Quarantaine par exemple, en pratiquant un détour typographique dans son plateau intitulé « La Yamuna », Jean-Marie Le Clézio tente de retrouver « une langue volubile, où les mots se renvers[ent], [ont] un sens différent, la langue des Doms » (p. 188). De même, dans Comme un vol de papang’, Monique Agénor pratique ces détours : selon un dispositif scénique similaire à ceux usités dans La Quarantaine pour danser et conter la reine Lakshmibay (p. 197-205) ou dans Mémoire de l’Absent pour conter le mythe de la Kahéna (p. 148-166), Minia, « la jeune conteuse de contes et légendes de l’océan Indien », s’adresse à son auditoire355. Les « actes » qui croisent la narration mettent en abyme le récit de Minia, et par ce chassé-croisé tectonique invite la langue, le français, à se formuler autrement au contact de la culture contée, au contact, entre autres, des ascendances malgaches de la conteuse. Il n’y a pas traces du créole réunionnais sous le français, mais il y a davantage mélange de plusieurs langues – nourries par des traces généalogiques – pour ne plus former qu’une seule. C’est ce que Jean-Philippe Watbled, dans sa postface au recueil Tramayaz 356 du poète réunionnais Jean-Louis Joubert, a désigné par un « mélangue », à savoir, un mélange de deux ou plusieurs langues dans un même espace discursif : « le mélange s’inscrit dans l’acte même d’écriture, il est fondateur. Ce mélange constructeur, ce “mélangue”, va bien au-delà des mots, puisqu’il implique les langues mêmes, le créole et le français, et d’autres ankor [encore, en créole] ».
C’est ce que fait Agénor, « mélanguer », lorsqu’elle fait chuinter et chanter son créole, lorsqu’elle mêle également d’autres langues au français. Dans Comme un vol de papang’ et dans Bé-Maho (où l’oraliture du texte se lit davantage par un jeu de miroirs : c’est parce que les chroniques de Julien Saint-Clair s’affichent explicitement comme une écriture manuscrite que l’autre versant du texte, la narration, marque son oralité), ce mélange se traduit essentiellement par le choix d’un vocabulaire, de tournures et d’expressions langagières propres à l’île. Par exemple, la formulation « marmailles-zanakas » (CVP, p. 215), plutôt que de présenter un pléonasme357, souligne l’appartenance des enfants à la communauté malgache ; il doit être traduit par : « des enfants malgaches ». Ainsi, plutôt que de se servir d’un vocabulaire et d’une tournure française (nom + adjectif), Monique Agénor choisit de recourir à une composition syntaxique autre. Dans cet exemple, elle mélange créole et malgache, mais de même, par le choix de sa graphie (une graphie étymologique), elle garde le lien avec les origines françaises du mot : elle n’écrit pas « marmay »358, par exemple, mais elle écrit bien « marmailles ». Sont donc présentes dans cette composition trois langues : le français et le malgache, qui donnent forme à une tournure réunionnaise.
Par ce mélange des langues, Agénor fait acte de diversité, elle acte « le frottement des cultures » (BM, p. 179) qu’elle cherche à mettre en scène dans ses livres. Dans Bé-Maho et Comme un vol de papang’, bien sûr, mais aussi dans ses nouvelles :
‘C’est ainsi qu’Indiens, Malais, Africains et Malgaches crurent reconnaître certains de leurs ancêtres enterrés sous nos pieds. Ancêtres qui, au terme de leurs voyages à travers les océans, auraient participé à la naissance des Seychelles bien avant le colonialisme et l’esclavage. (Agénor, Cocos-de-mer et autres récits de l’océan Indien, p. 126)’Il y a dans l’œuvre d’Agénor, comme le souligne Valérie Magdeleine-Andrianjafitrimo, « inlassablement répétée la volonté de fusion des hommes et des cultures »359. Il y a, inlassablement, rappel de la trace originelle – des traces originelles – non seulement par les nombreuses énumérations des origines des personnages, mais surtout par l’incrustation des langues de ces origines dans le discours. Il s’agit pour l’auteure de faire « remonter du puits de sa mémoire tout un passé inconnu et méconnu » (CVP, p. 65), et avec ce passé, de faire resurgir les mots d’hier dans l’agencement d’aujourd’hui, de faire perdurer et de « défendre la langue envers et contre tout » (p. 63)… de défendre une langue faite de bien d’autres langues. C’est donc un mouvement de tectonique qui permet, en un premier temps, de distinguer les plaques culturelles et de marquer la diversité des origines, pour mieux, par la suite, les faire se joindre par frottements langagiers. Ce mouvement est d’ailleurs métaphorisé dans Comme un vol de papang’ par le ressenti même de Sahòndra dont la propre mère est née à Madagascar et a été déportée à La Réunion, alors qu’elle-même est née et a vécu à La Réunion, où elle a enfanté Minia. Pourtant, ce n’est pas une situation d’entre-deux qu’elle semble vivre au quotidien ; elle n’est pas partagée entre des racines malgaches ou réunionnaises, mais elle vit dans et au contact de la diversité culturelle de l’espace qu’elle habite :
‘Elle se disait métisse. Viscéralement métisse née à La Réunion, dans la vieille case Saint-Denis, rue des Remparts. Si elle était réunionnaise ou malgache, elle s’en foutait. Elle s’en foutait encore plus sur le questionnement de la nationalité. Etre française ou pas. Elle se sentait comme ti-cocktail pays. Sorte d’alambiquage subtil de suc de cannes ou d’alcool de riz, imprégné de saveurs de cannelle, de vanille, de grains de bibasse, de faham, de fleur de muscade. Ne lui demandez pas si elle se sentait plus suc de cannes qu’alcool de riz, elle n’en savait rien. Elle était l’Unique née d’un Tout. Comme les mounes qui l’entouraient : Africains, Malgaches, Chinois, Indiens, Français, aux multiples appartenances, aux multiples ascendances, nés sur le sol réunionnais. (Agénor, CVP, p. 243-244) ’L’un des prolongements de cet « alambiquage » culturel est le langage. Il vit, comme en témoigne Sahòndra, par une pratique « de la perte et de la réappropriation »360, proposant un assemblage singulier et nouveau des expériences d’hier. Il y a en effet chez Sahòndra un déni de l’ « Unique » au profit du « Tout » aux multiples appartenances et aux multiples ascendances. L’identité de l’ « Unique » est perdue : il ne s’agit plus de se proclamer ou Africain, ou Malgache, ou Chinois, ou Indien, ou Français, mais à la fois Africains, Malgaches, Chinois, Indiens et Français. Le désir de la reine Manzka de « protéger l’identité nationale [malgache] dans sa toute puissance » (p. 62) n’a effectivement pas abouti, mais cela ne veut pas dire pour autant que cette ascendance soit morte pour les expatriés : elle vit désormais, « sur le sol réunionnais », d’une manière autre, aux côtés d’autres, dans le discours façonné par les personnages. L’identité malgache, entre autres identités, dans l’œuvre d’Agénor, vit au travers du « mélangue ». Il semble donc moins s’agir de déconstruire une langue – en l’occurrence le français – que d’inscrire dans son corps la pluralité de ses traces, que d’acter la multiplicité des présences d’hier et d’aujourd’hui.
Dans sa lecture de l’œuvre d’Agénor, Valérie Magdeleine-Andrianjafitrimo voit dans l’expression de l’interculturalité de l’auteure une marque des « traces de l’esthétique antillaise de la créolité »361. Nous nous montrons prudent vis-à-vis de ce point de vue. En effet, des réserves peuvent être émises non pas quant aux affirmations concernant les traces liées à une esthétique antillaise, mais quant au fait que ces traces puissent induire une assimilation de cette écriture à celle des antillais. « Lorsque nous avons interrogé Monique Agénor sur ses rapports avec la “créolité”, rapporte Loriane Drillot-Pédurant, elle a déclaré lui préférer la “créolie”, notion qui lui semble plus appropriée pour définir son identité réunionnaise :
‘“J’aime ce terme de Créolie, qui à mon avis, nous baigne davantage dans notre état de Créole avec sa langue, son imaginaire, sa manière d’être et de vivre quels que soient ses manques et dérives. En tous les cas, profondément ancré dans la vie de tous les jours.L’expression « sans notions forcées de revendications identitaires » nous permet de mieux éclairer le je-m’en-foutisme de son personnage Sahòndra (« Si elle était réunionnaise ou malgache, elle s’en foutait. Elle s’en foutait encore plus sur le questionnement de la nationalité »), et par ailleurs de mieux éclairer le positionnement même de l’auteure. En somme, nous accordons un certain crédit à la proposition de lecture des traces de la Créolité antillaise dans l’écriture de Monique Agénor mais, toutefois, nous tenons à garder une certaine distance à l’égard de cette hypothèse. Certes, l’écrivain n’est pas à l’abri de l’hallucination d’une lecture, et les propos que l’auteure tient sur sa propre œuvre peuvent nous induire, volontairement ou pas, en erreur : l’article de Valérie Magdeleine-Andrianjafitrimo montre avec justesse comment Agénor se sert effectivement de référents propres aux imaginaires et aux langues antillaises363. Néanmoins, le désir marqué de l’auteure de s’émanciper d’un champ littéraire autre, nous incite à penser le problème de sa Créolie publiquement affirmée dans une problématique plus large, à la fois liée et émancipée de celle de la Créolité. C’est avant tout un texte produit par et en partie pour La Réunion que nous lisons (en partie car il se destine également à un lectorat français, et peut-être même antillais). Il s’inscrit donc avant tout dans une perspective india-océane, et non antillaise. Mais, ce qui importe surtout, c’est de constater que par le biais de son postionnement ambiguë vis-à-vis de ses références, l’auteure brouille les frontières entre ces deux espaces créolophones. Alors, si sa Créolie est empreinte de Créolité, quelle définition lui donner ? Les deux espaces, antillais et réunionnais, pour des raisons essentiellement idéologiques, jouent sur les mots : l’un ne veut pas être assimilé à l’autre, et inversement. Chacun réclamant le droit légitime à une singularité propre à son espace. Mais, dans les deux cas, c’est bien d’un même processus qu’il est question, à savoir d’un processus de créolisation. Et, dans le cas de Monique Agénor, cette créolisation s’opère, aussi, dans un rapport intertextuel. L’auteure a probablement lu Chamoiseau, Constant, et bien d’autres, intégrant leurs particularités pour les faire siennes, prolongeant ainsi le mouvement de créolisation de sa Créolie. C’est ce qui conduit Valérie Magdeleine-Andrianjafitrimo à dire que cette écrtiture « va puiser aux sources d’une autre francophonie »364.
Nous retenons par conséquent de cette proposition qu’il peut effectivement avoir chez Agénor, comme d’ailleurs chez nos autres auteurs, une interculturalité qui ne se ferme pas aux seuls espaces investis dans les textes (La Réunion, Madagscar et la France continentale dans le cas d’Agénor), mais qui passe aussi par une intertextualité : « Cette interculturalité, c’est avant tout l’espace de l’intertextualité, revendiquée ou implicite, l’intersubjectivité de la rencontre d’un écrivain avec un univers littéraire qui lui sied mieux que le sien pour se dire elle-même et dire son île, sa culture »365. Nous avons par exemple constaté que le recours dans Comme un vol de papang’ à la fable de Jean de La Fontaine (« Le Geai paré des plumes du Paon ») répondait à un besoin précis. A savoir, celui pour l’auteure de préciser les enjeux de son discours en s’appuyant sur un texte déjà signifiant pour le lecteur : le lecteur n’ayant pas connaissance de l’environnement de La Réunion, mais ayant connaissance de la fable de La Fontaine, sait que le Geai est un usurpateur qui se sert des apparats du Paon pour se mettre, illégitimement, en valeur. Cette référence permettait également de mettre en lumière des éléments d’une culture locale a priori non signifiante pour un lecteur ne connaissant pas La Réunion : le texte est traduit en créole réunionnais et renvoie au papang’, rapace endémique de l’île. S’appuyer sur un classique de la littérature française permet ainsi non seulement de faire une mise en abyme pédagogique de la langue locale (le lecteur peut comparer la traduction de l’une des écritures possibles du créole réunionnais avec le texte original), mais aussi de préciser des éléments de la culture et de l’imaginaire locaux. Par conséquent, le renvoi à un texte littéraire national permet de poser et de clarifier la situation et les enjeux du livre.
Mais ne lisons-nous pas dans cette fable, également, les premières traces de la littérature réunionnaise écrite en créole ? La proposition de l’auteure de traduire une fable de La Fontaine rappelle en effet le premier ouvrage publié à La Réunion en langue créole : les Fables créoles de Louis Héry (1828)366. Déjà, cet ouvrage s’inscrivait dans une perspective interculturelle et intertextuelle, puisque la démarche y était, par « un travail de créolisation »367, de transcrire et d’adapter des fables de La Fontaine à l’univers réunionnais368. La traduction d’Agénor renvoie donc à un double dehors littéraire : ni précisément français, ni précisément créole mais, comme pour les origines énumérées dans Comme un vol de papang’, à la fois français et créole. Faisant à la fois partie du patrimoine imaginaire local et national, les fables de Héry et de La Fontaine marquent déjà une interculturalité entre créole et français.
En somme, le « mélangue » passe chez Agénor par un mélange des langues, mais aussi par un mélange des référents et des traces laissées par ces référents : la traduction qu’elle propose fait se rencontrer des textes français et créoles déjà existants et déjà signifiants, faisant ainsi se confondre dans ce télescopage intertextuel les univers propres à chacune de ces deux références. En ce sens, les renvois implicites et/ou explicites des auteurs au dehors de leurs textes et de leurs univers référentiels et imaginaires correspondent peut-être à une manière de participer à la déconstruction d’un sens, au profit d’autres :
‘Au dessus du monde. A ce lieu Où je découvre tant d’éléments épars dans les langages Que je ne sais plus à quelle langue me fier. La mienne. Celle des autres. Celle de tous les autres.Cette question posée par Farès à « l’incidence du [monde et de l’écriture] »369, de la surface du monde et des lignes de l’écriture – ou de la surface de l’écriture et des lignes du monde – renvoie à ce « Tout » mentionné par Agénor : la langue ne nous appartient pas, pas plus qu’elle n’appartient à d’autres, elle est à la fois sienne et « celle de tous les autres ». Ainsi, pour les auteurs, avoir recours à d’autres textes (mais peut-être aussi à d’autres formes artistiques), lancer des lignes de fuites vers l’extérieur des textes, ne serait-il pas une manière de se construire un réseau de référents diversifiés, représentatif du langage ? Il ne semble pas avoir un imaginaire qui soit propre à ces auteurs, puisqu’ils semblent davantage être la somme des réseaux de références langagières, imaginaires et culturelles qu’ils mettent en œuvre par les mouvements de tectoniques. En somme, ils seraient une sorte de ti-cocktail né d’un Toutet d’une diversité culturelle, certes, mais aussi d’une diversité artistique.
Jacqueline Arnaud, « Exil, errance, voyage dans “L’exil et le désarroi” de Nabile Farès, “Une vie, un rêve, un peuple toujours errants” de Mohammed Khaïr Eddine et “Talismano” d’Abdel Wahab Meddeb », in Jacques Mounier (dir.), 1986, op. cit., p. 59.
Le titre du dernier mouvement du champ des Oliviers d’où est tiré cet extrait est, justement, « L’inscription » (XIV, p. 219-225).
Michel Beniamino, « Oraliture », in Michel Beniamino et Lise Gauvin (dir.), 2005, op. cit., p. 143.
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 83.
Chez Jean Lods l’oraliture se lit davantage par le biais de la sonorisation des procédés cinématographiques (Ch. VI : « Voir “au-delà” »).
Dans chacun des cas, un auditoire fait cercle autour d’un récitant, d’un danseur ou d’un conteur pour écouter l’énoncé d’histoires anciennes (cf. « Dispositif scénique », in Stéphane Hoarau, 2001, op. cit., p. 45).
Jean-Philippe Watbled, postface de Jean-Louis Robert, Tramayaz, France, K’A, 2007.
« Marmaille(s) », substantif d’origine française, couramment usité au singulier dans le registre courant du créole réunionnais pour désigner un enfant (en français, il ne s’emploie qu’au pluriel) ; « Zanaka », terme malgache, désigne également un enfant.
Graphie choisie, par exemple, par Axel Gauvain dans Kartié-troi-lète (2006, op. cit.), et qui correspond à la « graphie 2001 ».
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, in Jean-Luc Raharimanana (dir.), 2003, op. cit., p. 107.
Françoise Vergès et J.-C. Carpanin Marimoutou, 2005, op. cit., p. 61.
Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, in Jean-Luc Raharimanana (dir.), 2003, op. cit., p. 115.
Loriane Drillot-Pédurant, « La manifestation des morts et du diable dans Zoura femme bon dieu de J-F Samlong et Comme un vol de papang’ de M. Agénor : une forme de “surnaturel”, de “merveilleux” dans la littérature réunionnaise », in V. Magdelaine-Andrianjafitrimo, J.-C. C. Marimoutou, et Bernard Terramorsi, Démons & Merveilles. Le surnaturel dans l’océan Indien., France, Université de La Réunion, 2005, p. 275 (une note précise que ces propos sont « extraits d’une correspondance entretenue avec l’auteure datée de décembre 2000 », n. 16, p. 284).
Valérie Magdeleine-Andrianjafitrimo s’appuie essentiellement sur des éléments formels qui constituent selon elle des « antillanismes », comme par exemple l’utilisation chez Agénor du terme « ti-moune », propre au créole antillais, plutôt que « domoun », terme réunionnais, ou encore « à l’embrumie », au lieu de « brine » ou « tit brine », etc. (Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, in Jean-Luc Raharimanana (dir.), 2003, op. cit., p. 111-112).
Ibid., p. 104.
Id., p. 115.
Louis Héry, Fables créoles dédiées aux dames de l’île Bourbon, France (Réunion), Imprimerie Lahuppe, 1828.
Carpanin Marimoutou, « François Chrestien et Louis Héry : deux pratiques des fables dans l’océan Indien au début du XIXeme siècle. », in Etudes créoles, 2004, op. cit., p. 97.
Cet ouvrage a eu un grand succès éditorial, ce qui fait remarquer à Carpanin Marimoutou : « Ce succès éditorial montre que les fables créoles correspondaient, sinon à une véritable demande sociale, du moins à une certaine attente liée au fait que, pour la première fois, une langue jusque-là orale se confrontait à un genre ancien rendu prestigieux par l’appareil scolaire. Mais surtout, pour la première fois, les univers créoles se voyaient mis en scène par et pour eux qui en faisaient partie et en définissaient les normes et la légitimité, dans une langue produite par cet univers ». Ibid., p. 94.
Nous entendons « incidence » dans son second sens : « Rencontre (d’une ligne, d’un corps et d’une autre ligne, d’une surface, etc.) », Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., article « incidence », p. 1285.