Les constellations

Dans La Quarantaine, Comme une « musique des sphères », comme un « chant de l’espace » (p. 26) les constellations permettent de déployer l’imaginaire dans l’immensité des temps et des lieux investis et à investir par le langage. Paris, Marseille, Aden, Plate et Maurice sont autant d’espaces traversés en des temps différents par différents personnages. Il faut encore ajouter à cette liste les noms d’autres lieux, formant dans le discours non plus des lignes de fuite réelles (c’est-à-dire effectivement prolongées dans le parcours des personnages), mais, toujours pour les personnages, des horizons d’attente : Maurice d’abord, dont les exilés de Plate ne perçoivent que la ligne au bout de l’horizon, sans jamais pouvoir l’atteindre, mais aussi « Delhi, Bangkok, Bruxelles, Rio, Dakar » (p. 26), etc. Comme dans ce livre Léon dévoilait ses pléiades de poètes et « Jacques disait [à sa femme] le nom des constellations » (p. 34), les narrateurs des autres textes de Le Clézio, par le biais de leurs lectures et de leurs désirs, diront au lecteur le nom des constellations qui les animent. Dans Le Chercheur d’or par exemple, ces constellations prennent des formes diverses et variées. Elles se composent des « cartes, des documents, des grilles » utilisés pour la quête du trésor (p. 334), mais aussi :

  • des « grands marins » et des « voyageurs extraordinaires » : « Cook », « Drake », « Magellan », « Tasman », « Biscoe », « Wilkes », « Marco Polo », « Soto », « Orellana », « Gmelin », « Mungo », « Park », « Stanley », « Livingstone », « Prjevalski » qui sont autant de lignes jetées en direction des « Indes », de « l’Océanie », de « l’Amérique », des « îles de la Sonde », du « pôle Sud », de la « Chine », de la « Sibérie », etc. (p. 51) ;
  • des « noms des navires, les plus beaux noms du monde » : « le Zodiaque », « le Fortuné, « le Vengeur, « le Victorieux » de La Buse, « le Galderland, « la Défense de Taylor », « le Revenant de Surcouf », « le Flying Dragon de Camden », etc. (p. 107) ;
  • des noms des baies et des îles où ont vogué ces navires : « la baie de Diego Suarez, la baie de Saint Augustin, la baie d’Antongil à Madagascar, l’île Sainte-Marie, Foulepointe, Tintingue. Les îles Comores, Anjouan, Maheli, Mayotte. L’archipel des Seychelles et des Amirantes, l’île Alphonse », etc. (p. 108) ;
  • ou encore des noms des étoiles : « Le Scorpion, Orion et la silhouette légère du Petit Chariot », « le navire Argo », « le Petit Chien, la Licorne », les « Pléiades » – « Alycone, Electre, Maïa, Atlas, Taygète, Mérpe… », etc. (p. 159-160) ;
  • et de bien d’autres litanies, tels que des mots appris lors de dictées avec « Mam », la mère ; des noms d’abres, de plantes ou de lianes désignées par Denis, le compagnon d’enfance ; des titres de livres, des noms d’auteurs, des noms de revues, des publicités d’époque, des termes anglais, etc.

Chacune de ces séries présentées et ponctuant le texte sont autant de constellations qui répondent aux désirs d’un narrateur toujours « à la recherche d’images, de noms, pour nourrir [son] rêve de la mer » (p. 106). Elles se rapportent toutes à ses rêves de départ vers un au-delà figuré par « la mer ». Ainsi, ces énumérations ponctueront le livre, affirmant sans cesse qu’il y autant de possibilités de départs (de lignes de fuite) que de destinations possibles (d’horizons d’attente). Ces lignes et ces horizons, ces « images » et ces « noms », sont à la fois géographiques et imaginaires : « ce sont des noms magnifiques, ils sont pour moi comme les noms des étoiles, comme les dessins des constellations » (p. 51).

Dès lors, par le biais de ces innombrables constellations, se tissera une toile stellaire, au gré des étoiles et des noms, reliant entre elles les lignes de fuite de chacune des œuvres. Alexis, le protagoniste du Chercheur d’or, dans un moment de lucidité prononcera une parole portant « une signification particulière, [celle de] l’inquiétude sourde qui précède les métamorphoses » (p. 73), et comprendra : « C’est peut-être pour cela que, plus tard, je garderai cette impression que tout ce qui est arrivé par la suite, cette aventure, cette quête, étaient dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle, et que j’avais commencé mon voyage à bord du navire Argo » (p. 63-64). C’est donc en contemplant le « plan du ciel », les constellations, qu’il prend conscience des enjeux de ce qui y est écrit. L’allusion faite dans cet extrait se réfère à la compréhension qui se fera bien plus tard dans la narration385, mais ce « plus tard » ne peut-il pas aussi renvoyer au Voyage à Rodrigues ? Le navire Argo qu’il contemplait et qu’il dessinait enfant se retrouvera sous une forme similaire dans le récit, lorsque son petit-fils se retrouvera à sa place, à Rodrigues, sur « l’un des lieux les plus proches du ciel » (VR, p. 68). Voici ce que nous livrent les narrateurs du roman et du récit :

Deux dessins figurant une même constellation se retrouvent dans chacun des deux textes, les plaçant tous deux sous un même ciel. Mais encore, certaines constellations de noms, similaires à celles citées ci-dessus, s’y retrouveront également. Ainsi dans Le Chercheur d’or :

‘Aux heures de liberté, transi de froid, j’allais à la bibliothèque Carnegie et je lisais tous les livres que je pouvais trouver, en français ou en anglais. Les Voyages et aventures en deux îles désertes de François Leguat, Le Neptune oriental, de d’Après de Mannevillette, les Voyages à Madagascar, à Maroc et aux Indes Orientales de l’Abbé Rochon, et aussi Charles Alleaume, Grenier, Ohier de Grandpré […]. (Le Clézio, COr, p. 106) ’

Ce sont-là autant de références de littérature de voyage qui se retrouveront par la suite dans le Voyage à Rodrigues, mais sous une autre forme. Elles seront cette fois intégrées aux documents du grand-père qui sont lus par le narrateur du récit, et relèveront désormais de référents pleinement absorbés par l’œuvre :

‘La mer qui l’a attiré, j’imagine que c’est d’abord dans les livres qu’il l’a rencontrée, dans les récits extraordinaires des navigateurs qui se trouvaient dans la bibliothèque de son père, et qu’il a dû lire, comme moi, dès l’enfance : Dumont d’Urville, Bougainville, Jacob de Buccquoy, D’Après de Mannevillette, l’Abbé Rochon, Ohier de Grandpré, Mahé de la Bourdonnais, Lislet Geoffroy […]. (Le Clézio, VR, p. 53-54)’

Les lettres d’anciens « chercheurs d’or », telles que celles de « Pingré » (p. 28), de « François Leguat » (p. 35), ou encore l’ouvrage History of Pyrates de Charles Johnson (p. 42) se relisent et se redécouvrent dans le récit au travers des documents initialement laissés par le grand-père dans le roman. Le parcours du petit-fils à Rodrigues permet alors de les sortir de « l’abandon au fond des coffres et des tiroirs » (p. 72) en leur offrant une nouvelle vie. C’est par conséquent leur découverte et leur (re)lecture qui donnent corps et forme au nouveau récit, c’est grâce à eux que le récit se structurera. Sans ces documents lus et répertoriés par le premier chercheur d’or de la famille, le grand-père, aucune nouvelle narration n’aurait pu être engagée ; le Voyage à Rodrigues est nourri par ces références à l’œuvre précédente, dépassant le cadre d’un intertexte littéraire. L’auteur s’est construit un fonds référentiel à partir duquel il travaille : les plans et les constellations fournis par la première narration constituent l’essence même de la seconde. Au fil des pages, la seule occupation du personnage sera donc de lire, relire, et déchiffrer autant d’extraits de notes et de lectures du grand-père proposés au lecteur sous forme de renvois, par le biais de nombreuses citations placées entre guillemets (p. 15-16 ; 22 ; 23 ; 31 ; etc.).

L’énumération de ces constellations (scripturales et nominatives) constitue donc une manière pour Le Clézio de mêler entre elles chacune de ses œuvres, de déployer le discours de ses personnages au-delà du livre dans lequel ils s’expriment, en une multitude de lignes de fuite qui vont s’ancrer dans les autres œuvres : du Chercheur d’or partent des lignes qui vont joindre le Voyage à Rodrigues. Il en est de même pour le Voyage à Rodrigues et La Quarantaine  : comme les personnages de ce dernier observent depuis leur lieu d’exil l’île Maurice, le lecteur du Voyage à Rodrigues voit se dessiner au bout du récit les contours du roman, et d’une manière globale voit se dessiner dans l’ensemble de l’œuvre leclézienne la carte des nombreux espaces investis par l’auteur durant sa vie. Et nous pensons là, notamment, à un autre texte qui dessine les contours de l’île Maurice, Révolutions. Dès les premières pages de ce roman paru en 2003, se dessinent des constellations qui, par le biais de lignes imaginaires, plongent le lecteur dans les espaces india-océaniques précédemment investis par l’auteur : Jean, le jeune protagoniste des premières pages, raconte comment le nom de l’immeuble où loge sa vielle tante Catherine, « La Kataviva » à Nice, l’invitait à voyager vers l’autre hémisphère : « D’où vient ce nom ? D’Afrique, avait pensé Jean, ou bien des îles de la Sonde ? Ou bien peut-être avait-il imaginé que c’était pareil à tous ces noms de Maurice, qui tournaient dans sa mémoire, venus de son grand-père et à travers lui de ses grand-parents, ces noms drôles, un peu inquiétants, comme Tatamaka, Coromandel, Minissy » (p. 13-14). Les premières pages de Révolutions proposent ainsi une pléiade de constellations qui permettent toutes d’amarrer ces mots nouveaux à ceux déjà écrits. L’appartement de cette vielle tante, ainsi que les objets collectionnés par cette dernière sont autant d’éléments qui font se tendre le livre vers d’autres lieux, dans d’autres temps :

‘[La tante Catherine] avait des trésors inépuisables, pas seulement des mots, mais des choses aussi, des bouts d’os, des cailloux, des pièces limées, des scories qu’elle extrayait du fond de ses tiroirs pour les montrer un par un, comme s’ils étaient autant de clefs aux mystères du passé. (Le Clézio, Révolutions, p. 23)’

Nous voyons là prendre forme le caractère solidaire des constellations énumérées – formulées et formées – dans chacune des œuvres, et nous pensons à la lecture faite par Jacques Rancière des éléments qui composent le magasin d’antiquités dans lequel Balzac conduit Raphaël (dans La Peau de chagrin 386) :

‘Dans ce magasin, les objets de tous les âges et de toutes les civilisations se mélangent, mais aussi les objets de l’art, de la religion ou du luxe et ceux de la vie ordinaire : les crocodiles, les singes ou les boas empaillés semblent sourire à des vitraux d’église ou vouloir mordre des bustes. Un vase de Sèvres côtoie un sphinx égyptien, Madame Du Barry regarde une pipe indienne, et une machine pneumatique éborgne l’empereur Auguste. Ce magasin où tout se mêle compose, dit Balzac, un poème sans fin. Ce poème est double : il est le poème de la grande égalité des choses nobles ou viles, anciennes ou modernes, décoratives ou utilitaires. Mais il est aussi, à l’inverse, le déploiement d’objets qui sont tous en même temps les fossiles d’un âge, les hiéroglyphes d’une civilisation.387

L’appartement de la tante Catherine dans La Kataviva ou le grenier de l’Enfoncement du Boucan remplissent, chez Le Clézio, des fonctions similaires à celles du magasin d’antiquités de La Peau de chagrin : au travers des mots ou des objets découverts par les personnages lecléziens dans ces leiux, ce sont « les fossiles d’un âge, les hiéroglyphes [de] civilisation[s] » que nous voyons prendre forme. « Les bouts d’os, les cailloux, les pièces limées, les scories » sont autant d’éléments qui permettent de renvoyer au passé de la tante, et par conséquent à son passage dans la société mauricienne, comme les noms des marins et de leurs navires sont dans Le Chercheur d’or autant de renvois à un passé mythifié par les personnages, celui du temps glorieux des grands navigateurs. Par ailleurs, nous ouvrons une brève parenthèse pour préciser que ces objets relevés par Rancière dans le texte balzacien participent également à la cohésion de l’ensemble de l’œuvre : Raphaël, comme les éléments qui l’entourent, n’habitent pas seulement La Peau de chagrin, mais il fait aussi rhizome dans La Comédie humaine toute entière. Les constellations ont donc non seulement pour fonction de tendre les mots du livre vers d’autres exitences antérieures, âge et civilisations, mais aussi de fédérer les œuvres entre elles. Le Chercheur d’or, Voyage à Rodrigues, La Quarantaine et Révolutions (pour ne citer que ceux-là), s’accordent entre eux par le jeu des lignes dressées à partir des constellations de noms et de choses. Les livres d’où s’échappent chacune de ces constellations se recoupent pour former un espace référentiel, tissant la toile d’un réseau langagier et imaginaire, tissant un « réseau de cordes et de nœuds qui maintient la voilure et sait prendre le vent à son piège » (VR, p. 57). Comme le remarque d’ailleurs Madeleine Borgomano au sujet de ce cordage dans La Quarantaine :

‘Cet intertexte essentiel se double d’un renvoi « autotextuel » de Le Clézio à ses livres précédents : Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues. L’île devient l’un des grands lieux lecléziens, et greffe l’œuvre sur toute une littérature et toute une mythologie.388

Porter attention à ces « renvois “autotextuels” », à cette matière textuelle que se construit Jean-Marie G. Le Clézio au fil de son œuvre, nous permet de mieux cerner celles de Monique Agénor, Jean Lods et Nabile Farès. Comme dans son triptyque Le Clézio s’élabore un « autotexte » en renvoyant à chaque fois aux mêmes constellations intertextuelles (les poèmes, la littérature de voyage, etc.) et extratextuelles (les noms de navire, de lieux, etc.), Agénor, Lods et Farès semblent procéder de même. L’unité qui se lit dans chacun des diptyques ou triptyques est d’abord celle d’un « autotexte » renvoyant aux expériences littéraires précédentes. L’île est un lieu référentiel chez Agénor, comme elle l’est chez Lods. Nous avons par exemple vu chez ce dernier émerger La Réunion au fil des œuvres, prenant forme à mesure que s’écrivent les textes. Mais encore, nous nous souvenons que Martin et Yann, les narrateurs respectifs de La Morte saison et du Bleu des vitraux vivaient des situations similaires : ils ne sont certainement pas identiques, mais alors que l’un revisite les troubles de son enfance passée dans sa famille d’accueil, l’autre relit ceux se rapportant à sa génitrice. Il est une constante qui semblerait relever d’un « autotexte » lodsien, celle de l’île, mais encore celle du voyage dans l’enfance, de l’exil dans le temps et dans l’espace. Et il en est de même dans l’œuvre farésienne où l’ « autotexte », dans ce cas, se double également de renvois explicites aux textes précédents : en plus de l’Algérie, le grand lieu farésien que traverse chacune des œuvres, des personnages tels que Mokrane ou Abdenouar se retrouvent tour à tour dans Yahia, pas de chance, Le champ des Oliviers, Mémoire de l’Absent, L’exil et le désarroi.

Dans chacun des ensembles du corpus, les marqueurs spatiaux (les îles india-océanes et l’Algérie), ainsi que les retours des personnages (de manière métaphorique, généalogique ou réel), ou encore les occurrences de situations, sont autant de renvois qui témoignent d’une matière textuelle solidaire et cohésive, se déclinant et se modulant selon les singularités des textes. Les auteurs se construisent donc – vraisemblablement de manière délibérée – une matière textuelle qui viendra nourrir chacun des textes postérieurs, comme les mots du Chercheur d’or ont permis de nourrir le Voyage à Rodrigues  :

‘Pareil à des yeux, ces carrefours de lignes fictives sont les axes autour desquels se meut la vie de ce monde, multipliant dans ces girations ses embûches et ses secrets. Car les niveaux se recouvrent les uns et les autres comme les figures d’un kaléidoscope, se transforment, s’occultent. (Le Clézio, VR, p. 75) ’

« La vie de ce monde » est celle contenue dans le livre. Le livre est un « kaléidoscope » qui se structure à partir du « fouillis de lignes, d’angles, de points de repère » (p. 49) dessinés dans et par le texte antérieur. Et le but du voyage du nouveau narrateur, celui qui se trouve à Rodrigues sur les traces de son aïeul, est justement de relire la matière textuelle, de relier les « lignes », afin de comprendre les « secrets » et de déjouer les « embûches ». C’est ainsi que ce texte se construit directement dans la filiation du précédent en présentant des points d’ancrage non plus extérieurs, mais désormais intérieurs à l’œuvre leclézienne. Les références extérieures à l’œuvre viennent alimenter un corpus interne contribuant à façonner, par le jeu des renvois, des textes qui communiquent entre eux. « L’autotextualité » permettant entre autres de rendre compte, de manière métaphorique, de la situation du personnage ; le Voyage à Rodrigues se construit dans l’ombre du Chercheur d’or, comme le petit-fils séjourne sur l’île dans l’ombre de son grand-père : « nous sommes unis non par le sang ni par la mémoire, mais comme deux hommes qui auraient la même ombre » (VR, p. 102).

C’est ce que nous lisons également dans les œuvres d’Agénor, Lods et Farès : des carrefours de lignes fictives sont des axes autour desquels se meut la vie des livres, multipliant, en plus des girations, des points d’impacts et de rencontres qui les solidarisent en un ensemble cohésif. Les niveaux internes, autonomes, les plates-formes et les plateaux, se recouvrent, se joignent, se rencontrent, et par les jeux des références et des renvois, par les jeux des inter- et des auto- textes, donnent à lire une matière textuelle qui, « comme les figures d’un kaléidoscope », se transforme selon la singularité des écritures.

Notes
385.

« Mais ces étoiles sont vivantes, éternelles, et la terre au-dessous d’elles suit leur dessin. Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. Sans le savoir, je le voyais depuis que je regardais le ciel, autrefois, dans l’Allée des Etoiles » (COr, p. 335).

386.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, La Comédie humaine, tome X, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1979 (1831).

387.

Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 24.

388.

Madeleine Borgomano, sept. 2006, op. cit.