Les livres de La Découverte du Nouveau Monde de Nabile Farès ne répondent plus à un besoin de figurer le monde, de renvoyer à des systèmes de pensées, de conceptions ou d’expressions binaires, mais de révéler la diversité des couleurs, des formes et des mouvements. Couleurs, formes et mouvements ne se figent pas dans un espace artistique et/ou culturel cloisonné, mais rendent compte des dialogues établis entre les cultures ouvertes lors des exils ; ils proposent de faire dialoguer entre elles les cultures en faisant d’abord dialoguer les arts, d’où la présence simultanée de mots, d’images, de peintures, etc. qui alimentent de plus en plus l’œuvre farésienne. De Yahia, pas de chance, aux récentes collaborations de l’auteur à des ouvrages illustrés, le parcours artistique de Nabile Farès montre qu’il est un auteur ouvert à une pluralité d’espaces référentiels, et du même coup, à une pluralité d’espaces culturels et artistiques. Ainsi, de l’apparition des quelques illustrations présentées dès Mémoire de l’Absent à la production, aujourd’hui, d’ouvrages de plus en plus marqués par la présence d’autres arts, il peut être intéressant de s’interroger sur la manière dont cohabitent dans son œuvre écritures et illustrations.
Il est possible de remarquer dans la production artistique de Nabile Farès un net glissement du livre-mots au livre-images : ses premiers textes étaient des « romans »416, puis suivirent des récits imprégnés de poésies et d’images417, ensuite des recueils illustrés418, et enfin, aujourd’hui, l’auteur contribue à la mise en œuvre de bande dessinées419. Ce travail conjoint de l’écrivain et de l’illustrateur amène par conséquent à s’interroger sur l’interaction entre poéticité et iconographie : dans l’œuvre farésienne, quelle forme contamine l’autre ? Est-ce une poétisation de l’image ? Est-ce une illustration de la poéticité ? Tout se mélange jusqu’à un point d’indiscernabilité, les mots et les images travaillent ensemble, jusqu’à donner de nouveaux contours à cette voix francophone qui, elle-même, contribue à redessiner le paysage littéraire francophone.
Afin de mieux rendre compte du glissement de l’écriture farésienne du livre-mots au livre-images, de l’interaction entre ce qui s’y dit et ce qui s’y montre, nous choisirons d’étudier cette progression dans sa chronologie. La Découverte du Nouveau Monde, ensemble unitaire et cohésif, trouvera en effet une résonance dans les publications suivantes de l’auteur. Ayant semble-t-il contribué à lui montrer de nouvelles perspectives d’expression, le recours aux dessins initialement usité dans Mémoire de l’Absent et sur la couverture de L’exil et le désarroi, s’affirmera dans L’Etat perdu . Précédé du Discours pratique de l’immigré 420. Dès les toutes premières lignes, l’auteur y rappelle ses intentions, le projet d’écriture amorcé dans ses précédentes publications :
‘Ce livre n’est ni un poème, ni un roman, ni un récit. Simple parole qui, sous la voûte des polices et des arrestations, creuse ce privilège d’être au-delà de l’insignifiance. Paroles lancées à l’intérieur du livre, comme éclaboussures de vies mordues, il plaide, malgré l’ostracisme auquel il est soumis, pour un devenir d’autres paroles, éloignées des mises en garde ségrégatives. (Farès, Etat perdu, p. 11)’Comme pour chacune des parutions de Nabile Farès, le texte ne porte aucune indication générique (sauf peut-être : « discours »). Réaffirmant le positionnement établi dans La Découverte du Nouveau Monde, l’auteur se place dans un au-delà, « au-delà de l’insignifiance », en marge des genres et des conventions, qu’elles soient littéraires ou autres. Les « paroles lancées à l’intérieur du livre » se caractérisent par une nette rupture normative, tant par leurs typographies que par leurs « polices ». « La voûte des polices » nommée dans cet extrait, joue sur la pluralité des sens. La « police » étant « l’ensemble des règles imposées aux citoyens afin de faire régner l’ordre et la sécurité »421, le texte se proposera de défaire cette « police », la déstructuration de celle des caractères métaphorisant celle de l’ordre social et politique que le discours souhaite déranger : « il plaide, nomme la déchirure – non pas simplement d’être ou de n’être pas – mais celle plus intime aux différences d’être en plus ou moins par simple juridiction » (p. 11). C’est un plaidoyer pour l’ « immigration », contre l’ « Immatriculation », cette « forme séquestrée de la parole qui ne peut dire l’aire de sa nomination » (p. 20). Mot-à-mot, le projet est de prononcer un jugement (juri-diction) contre les formes figées d’une immatriculation cloisonnée allant à l’encontre des mouvements contemporains de migrations. Ce jeu des polices affirme donc le refus pour l’auteur de se plier aux règles imposées que celles-ci soient sociales ou littéraires ; c’est le refus de s’enfermer dans une littérarité ségrégative. D’où l’apparition dans ce texte de plus en plus de formes scripturales autres que celles habituelles. Ce sont « les signe[s] d’un nouveau discours » qui, là, prennent corps (p. 20). Des caractères Numide, Tifinagh, Phénicien ou Arabique (p. 44-45, par exemple) alimentent en effet le corps du texte, tendant par là même à brouiller les frontières entre les écritures occidentales et orientales, réduisant de facto l’écart qui les sépare.
L’Etat perdu et son Discours pratique de l’immigré ne remettent pas en cause la légitimité de la langue, mais bien plus, par la libération des formes, ils légitiment le droit à la parole, à la parole différenciée, pour un être venu du dehors – un « immigré » – et n’appartenant pas à la norme du dedans, celle du pays-hôte. D’où cette réflexion de l’auteur sur le thème de « l’Immatriculation », comme pour dévoiler l’indicible, pour concilier ce qui, a priori, ne peut être conciliable : « Plus / de mots / pour le dire / dans la clandestinité / du regard ou / de la langue / les échardes / du langage / ajoutées / au délire / le rêve / d’être / au-delà / de l’échange / comme otage innomé / plus de mots pour le dire / […] / de mémoires peintures / ou / ensevelissements prononcés / par l’exil » (p. 36-37). Cette citation fait face à une série de cryptogrammes indiquant un « sens de lecture » nouveau, différent de celui existant, et où, comme il est précisé, le discours est une « mémoire peinture », qui se voit davantage qu’il ne se lit.
L’écriture, nous dit Farès, est un acte. Par ses nombreuses ruptures, elle stigmatise la norme, déplaçant son sens, pour lui en conférer un nouveau au contact de la différence. Les images sont ainsi moins castratrices que révélatrices d’un sens nouveau, puisqu’elles permettent d’aborder autrement le langage. Les deux dernières pages de L’Etat perdu sont à ce titre exemplaires, puisque, rappelant par leurs formes les effets produits par démarche marginale de Sterne dans Vie et opinions de Tristram Shandy 422, elles proposent d’ériger une stèle à ce qui est mort, à ce qui s’est perdu entre l’Occident et l’Orient, entre Paris et Alger. C’est donc sur ces paroles placées comme une épitaphe, face à la stèle, que se conclut le livre :

Nous entendons ici des échos de L’exil et le désarroi, de son arbre qui dressait les mots et les phrases dans l’espace, en amont du livre. Mais nous voyons également se dessiner une voie nouvelle : celle de l’ouverture de l’écriture à une poétique différente, à l’écoute des dialogues possibles entre la littérature et l’art : « une poésie que la main dessine, tandis que le corps devient opéra ». Cet extrait s’inscrit par conséquent dans la continuité des thèmes chers à l’auteur, à savoir : réconcilier « la présence, la liberté, l’être, et, la vie », en ne leur refusant aucune possibilité de rencontre et d’échange, et par là-même, par ce dessin nouveau, métaphoriser le corps – littéraire – en un vaste « opéra ». Mais nous entendons-là, aussi, les échos des œuvres précédentes : il se construit dans L’Etat perdu une stèle poétique comme il avait été creusé, selon un procédé similaire, dans les deux dernières pages du champ des Oliviers, ainsi que dans Mémoire de l’Absent, une « sépulture » pour « cette migration en ce monde », pour les corps en exil de tous les errants (« je donne une sépulture oui une sépulture à cette migration, en ce monde », CO, p. 173). Cette « sépulture » est un gouffre dans lequel grondent désormais toutes ces voix, et au-dessus duquel se dresse la stèle d’une poésie « qui détourne la mort, le vide, l’esclavage ». Une poésie qui détourne car, de ce gouffre, s’échappent les voix, comme pour venir se joindre au vaste concert – ce que Glissant nomme le « chaos-opéra »423 – qui se joue dans le monde.
A partir des années 1980, les formes qui caractérisaient les premières publications de Nabile Farès, de Yahia, pas de chance à L’Etat perdu, laisseront place à une poétique qui donnera corps à des livres à regarder et à écouter, plutôt qu’à lire. L’écriture s’est déployée, comme lancée à travers le vaste champ des possibilités littéraires, ne dédaignant aucune forme d’expression, mais les travaillant toutes, conférant à l’ensemble de l’œuvre ses aires de « chaos-opéra ». La réédition illustrée en 1996 de quelques textes extraits d’un recueil initialement paru en 1986 (L'Exil au féminin : poèmes d’Orient et d’Occident) sous le titre Le Voyage des exils,témoigne à bien des égards de ce tournant. La thématique abordée par l’auteur reste inchangée(les mouvements de l’exil), mais apparaissent dans son œuvre de plus en plus d’illustrations. L’Etat perdu . Précédé du Discours pratique de l’immigré, nourri par une succession de symboles et d’images, de « mémoires peintures », semble donc, à la suite de Mémoire de l’Absent et de L’exil et le désarroi, avoir joué le rôle d’un livre-pivot dans la production farésienne.
Au début des années 1970 : Yahia, pas de chance (1970) et Un passager de l’Occident (1971).
Dans les années 1970 : la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde (1972, 1974 et 1976).
De la fin des années 1970 à la fin des années 1990 : Escuchanto tu historia . Chants d’Histoire et de Vie pour des roses des sables (1978), L’Etat perdu. Précédé du Discours pratique de l’immigré (1982), Le Voyage des exils (1996).
De la fin des années 1990 à aujourd’hui : « Le Crabe et le Bon Dieu, ou l’oubli des morts » (1998), « La jeune femme et la mort » (1998), Les Exilées. Histoires (1999), et La Petite arabe qui aimait la chaise de Van Gogh (2002).
L’Etat perdu, précédé du Discours pratique de l’immigré, France, Actes Sud, 1982.
Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., article « police », p. 1927.
Nous pensons ici à la page noire figurant la dalle devant laquelle « aucun passant ne manque de s’arrêter […] en soupirant, / Hélas, pauvre YORICK ! », Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy (Livre I, 1759), Paris, GF Flammarion, 1982, p. 50-51.
Edouard Glissant, 2006, op. cit., p. 11.