Maintenant que nous approchons du terme de notre étude, nous ressentons le besoin de porter attention aux perspectives avouées de chacune de nos œuvres : y a-t-il une issue aux exils mis en œuvre dans chacun des textes ? Quel est l’aboutissement de chacun des parcours ? Où conduisent-ils ? Mais, est-ce véritablement l’aboutissement de ces parcours qui importe ? Nous avons constaté que le livre était moins le discours d’un parcours que le parcours d’un discours, c’est-à-dire que, ce qui semblait importer le plus dans l’acte d’écriture, c’était davantage le discours produit au fil du parcours que le parcours lui-même. Nous nous interrogeons ici sur la circularité de nos textes : comment, en eux-mêmes, font-ils sens pour eux-mêmes ? Comment, de ce sens animé par Soi et pour Soi, naît un sens pour la ou les communauté(s) de lecteurs ? Quel(s) sens ?
Nous avons également vu comment, par des mouvements de tectoniques, entraient en contact et venaient s’entremêler des histoires et des mémoires, des langues et d’autres langues, des formes écrites d’expression et des formes orales ou picturales de représentation, mais encore des temps, des géographies, des généalogies, etc. Les œuvres des auteurs, dans leur globalité, s’amarrent entre elles par des réseaux de lignes qui se croisent et/ou s’entrelacent, mais encore, qui s’amarrent à leurs dehors respectifs, par des prolongements de lignes vers d’autres constellations littéraires, artistiques, culturelles, etc. L’identité d’une œuvre naît, non pas de l’identité d’un auteur, mais de la manière dont elle a été mise en forme et en mouvement par cet auteur, de la manière dont cet auteur pense et exprime son rapport au monde, et aux arts du monde, par la fiction, tout en opérant, de facto, une séparation entre son discours et le sens de son discours438. Ce sens n’est en effet pas celui que l’auteur a formé par l’œuvre et formulé en elle, mais il est celui que je lui donne, par la lecture singulière de sa forme, de son sens et de ses mouvements, en tant que lecteur d’une époque et d’un espace donnés, conditionné par cette temporalité et cette spatialité. Les œuvres que je rencontre – et fais rencontrer – par cette expérience de lecture « ne sont pas dans la nature mais elles n’habitent pas un autre monde que le nôtre »439. Il y a, selon la formule de Paul Ricœur cette fois, « une interpénétration de l’histoire et de la fiction, issue des processus croisés de fictionalisation de l’histoire et d’historicisation de la fiction »440 ; il y a, au sein de la fiction, impacts des effets de l’histoire, qui se lisent par le déchirement des mémoires et des corps (je pense autant aux impacts des balles dans Le champ des Oliviers qu’aux impacts des coups de pioches portés par les colons pour ouvrir la terre malgache dans Comme un vol de papang’), mais il y a aussi, dans l’histoire fictionnalisée, entrée en contact de corps, qu’ils soient généalogiques, géologiques ou de chair (je pense par exemple à la manière dont les personnages de La Quarantaine s’entremêlent : Léon revit l’expérience de son ancêtre homonyme qui, lui-même, fusionne tout à la fois, par un acte amoureux et une jouissance, avec les corps respectifs de l’île Plate, et de la femme, Surya). Il ne semble pas y avoir, pour chacun des cas, un sens caché qui se dévoilerait selon telle ou telle lecture, mais il semble plutôt y avoir mise en lumière (ou en ombre) de codes et de signes se mouvant entre les plis et les creux de la fiction, et qui se donneraient avec plus ou moins de résistance selon le lecteur, selon ses connaissances du contexte de l’œuvre, etc. Ce sont des univers ajoutés à l’univers qui se donnent à lire, qui se donnent en tant que parts aparèlles (à la fois autonomes et solidaires donc) d’un monde global re-formé et re-formulé par une opération de l’imagination. Une même œuvre peut donc revêtir autant de sens qu’il y a de lecteurs, mais à la multitude possible de ces sens, il semble toutefois s’en dégager un, possiblement immuable, celui que le texte produit sur lui-même, pour lui-même. A savoir, ce qu’il laisse transparaître, au travers de sa manière de percevoir et de dire (de fictionaliser le monde et l’histoire du monde), au travers de son « identité narrative », comme « assignation à un individu ou à une communauté d’une identité spécifique »441. En l’occurrence, pour chacun de nos auteurs, la « communauté » semble moins être française, réunionnaise, mauricienne ou algérienne, que diasporique, c’est-à-dire transculturelle, c’est-à-dire ouverte et altérée lors d’expériences de départs et de ruptures, d’échanges et de conflits, au travers d’une diversité de frontières. Les auteurs ne produisent effectivement pas d’identités fermées sur une communauté figée et fixée, mais dans un « rapport circulaire », ils produisent une identité à partir « de la réception même des textes [qu’ils ont] produits »442 (je pense aux autotextes lecléziens ou lodsiens qui font graviter dans une même œuvre globale un ensemble de thèmes, de référents, de personnages et d’espaces solidaires), et de la réception des textes et des œuvres de l’art produits dans les cultures rencontrées. C’est là, semble-t-il, une manière de plonger dans le même abîme la violence des maux et des impacts de l’histoire, tout en mettant simultanément en abyme, par la fiction, les mots de nouveaux rapports fantasmés, de nouveaux contacts à réaliser (par la fusion des corps spatiaux, par l’amour entre les personnages, etc.). Dès lors, ce fantasme ne se lirait pas dans l’issue du livre, mais dans son corps même, tout au long de sa construction.
« Nous écrivons tous, dit Glissant dans Le Discours antillais, pour mettre à nu des enclenchements inaperçus »443. Ecrire, ce serait donc mettre à jour, dévoiler et déplisser la stricte intimité de son rapport au monde ; ce serait, à partir de celui existant, créer un monde autre, désormais fantasmé, dans le livre. Mais « inaperçu » veut-il dire inconscient ? Il semblerait que non :
‘« Regarde »Dans les expériences de la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde, comme Nabile Farès le fait dire à Jidda, « il n’y a nulle issue », que la possibilité de découvrir autre chose, un « autre monde ». Ce ne serait donc pas le passage d’un état à un autre qui importerait (il n’y a ni échec, ni réussite), mais ce serait davantage le fait d’avoir éveillé une perception, d’avoir fait émerger une compréhension, un monde éclairé par la perception singulière que peut en avoir un être. Mais quel est ce « monde autre » évoqué par Jidda ? Serait-ce celui du discours ? Serait-ce celui du langage, celui « qui fait vivre ce monde, les animaux, les livres, les pierres, les hommes et tout le reste » ? Cet extrait de Mémoire de l’Absent est pour le moins déroutant : le lecteur peut le trouver dans la première moitié du livre, pourtant, lorsqu’il le lit, il ne peut pas encore se douter que l’auteur lui dévoile en fait la fin du livre. C’est qu’il n’y a effectivement pas d’issue, il n’y a pas de dénouement d’une fiction qui, de toute façon, se refusait. Il y a simplement, à la fin de Mémoire de l’Absent, éclaircissement d’une parole opaque, illustration, au terme du parcours, de la compréhension. Comme un « tatouage sur la peau du livre »444 les paroles de Jidda réapparaissent en effet à la dernière page de l’oeuvre sous une forme signifiante modulée, sous la forme d’un dessin :

(Farès, MA, p. 83)
Ce dessin, à l’évidence, est la transcription et l’inscription visuelle des mots de Jidda : « Là ; il y a la guerre. / Et les hommes qui luttent dans la guerre. / Là, il y a le livre / et les lignes du livre qui traversent la guerre ». Sur ce tatouage, nous voyons figurés, en haut, des hommes armés qui se font face. Au cœur du dessin, un livre est ouvert. Il sépare le monde des guerres de celui « autre », de celui de l’autre côté des lignes du livre, où des hommes vivent ensemble, côte à côte, sans se faire face. Il semble moins s’agir d’un enclenchement inaperçu que d’un puissant désir de figurer le but avoué de l’écriture : mettre en abyme un discours sur ce qui, d’un côté, déchire les hommes (sur la manière dont les hommes se déchirent), et de l’autre côté, sur ce qui pourrait permettre des rapprochements entre les hommes (sur la manière dont les hommes pourraient, possiblement, cohabiter). Ce que donne à lire ce dessin qui vient clore Mémoire de l’Absent, c’est le fantasme contenu dans l’ensemble de l’œuvre, c’est l’utopie formulée par chacune des pages, à savoir : parvenir à faire du monde du livre le monde des nouvelles modalités de rencontres et d’échanges. Mais du même coup, parvenir à faire déborder du discours ces modalités de rencontres jusque dans le monde avec lequel le livre fait rhizome. En somme, il semble s’agir de fantasmer des modalités autres de contacts humains et culturels, pour déjouer les effets des impacts historiques réels.
Et ce que Farès exprime par le biais du dessin, peut également se retrouver dans les jeux de chair entre les personnages, ou tout du moins, dans les fantasmes de contacts amoureux. Ainsi, toujours dans Mémoire de l’Absent, pris dans son taxi qui tourne inlassablement, le jeune Abdenouar exprime le désir de pouvoir vivre autrement le déchirement de son corps entre Paris et Alger, de pouvoir vivre un contact qui ne serait plus de nature violente : « Voici : quelques gouttes de sueur là, sur mon front, et mes doigts glacés comme un froid dans mon dos mes cuisses mes jambes alors que j’aimerais sentir la peau de Malika maintenant dans ce taxi et avoir la bouche pleine de sable comme dans les dunes que vienne en moi la chaleur de Malika […] » (p. 61-62). La chaleur du corps de Malika permettrait de contrebalancer les sueurs froides de l’errance, et l’image de « la bouche pleine de sable », elle, viendrait lier ce désir au langage. Car, faire vivre l’amour (ce que ne connaît pas Abdenouar), ce serait réduire au silence les effets des impacts, ce serait parvenir à combler les « puits » creusés (p. 64), ce serait parvenir à ne plus faire entendre que les corps qui s’aiment et qui chantent, comme un « rire d’eau sur [la] bouche sur [les] lèvres » (p. 62). « Crois-tu possible, interroge Abdenouar, le souffle et l’amour dans la nuit de Chetma ? » (p. 63). Si cette question reste en suspend dans l’œuvre farésienne, marquant davantage un espoir de nouvelles possibilités de rapports entre les êtres, elle trouve une réalisation concrète dans l’œuvre leclézienne et lodsienne. Chez Le Clézio, comme chez Lods, on aime beaucoup…
Chez Le Clézio, faire l’amour, c’est s’inscrire dans un lieu, c’est « laisser un signal à la mémoire », c’est « partager », c’est consommer une différence pour acter d’une rencontre et, enfin, pouvoir se sentir chez soi (p. 141-142). Ainsi, dans La Quarantaine, pris de vertige et de fièvre – cette même fièvre qui fait entendre aux personnages les grondements souterrains de la mémoire des coolies morts sur Plate – Léon se prend à aimer tout à la fois le corps fantasmé de Surya et celui, bien réel, de l’île qu’il possède :
‘Je ressens le même vertige, je suis ivre des coups des vagues contre les rochers, de la solitude des pailles-en-queue, de l’odeur de la cendre jusque sur la mer. Je me suis allongé sur la terre noire et brûlante, dans une anfractuosité, où chaque vague lance une langue d’écume. Je suis comme un aveugle, je passe mes mains sur la pierre usée, douce comme la peau. Je sens dans la pierre le corps de Surya, mince et souple, qui se dérobe et se donne. Elle me recouvre de son ombre, de son eau. Je suis dans la couleur d’ambre clair de ses iris et le flot de ses cheveux noirs qu’elle a dénoués pour moi m’enveloppe, doux comme la nuit. Je sens contre ma poitrine ses seins si jeunes, légers, que je voyais à travers sa robe mouillée, quand elle revenait du récif, et j’entends la musique du vent, quand elle m’enlace de ses bras très longs et que ses jambes se mêlent aux miennes, comme si nous dansions. Mon sexe est durci, tendu à faire mal, toute la brûlure du ciel et la solitude éternelle des oiseaux doivent se résoudre, cette force qui est en moi ne peut plus rester prisonnière, elle doit jaillir. Mon cœur bat dans ma gorge, mon cœur brille de la flamme du brasier qui dévore le corps des défunts sur la plage, mon cœur bat de désir. Tout à coup, la lumière entre par mes yeux, j’ai ouvert mes paupières sur la foudre du soleil, et je sens jaillir ma semence contre la pierre noire. Elle jaillit, elle coule sur la pierre et dans le sable brûlés, et je reste immobile, épuisé, j’écoute les coups de mon cœur et les coups de la mer sur le socle de l’île, la longue vibration qui est unie à la lumière. (Le Clézio, LQ, p. 142-143)’Ce n’est pas le corps de Surya qui se confond avec celui de l’île, mais l’inverse. C’est à l’île que Léon fait l’amour, c’est bien « contre la pierre noire » qu’il fait jaillir sa semence. Il rappelle à son souvenir le corps de la femme, il fantasme sa consistance et ses formes, ses seins, ses bras, ses jambes, comme pour conférer des organes à l’île, comme pour conférer à l’île des attributs sexuels qui lui permettent de s’y engouffrer et d’y jouir… littéralement, de la posséder. D’ailleurs, c’est immédiatement à la suite de ce long paragraphe où se confondent étrangement femme et espace, où s’entrelacent le corps de l’homme et le seul et même corps de l’île et de la femme (corps dont l’indiscernabilité est créée par les nombreuses comparaisons : les cheveux de Surya sont « doux comme la nuit », les mouvement de ses bras rappellent « la musique du vent », etc.), que Léon déclarera ne plus avoir « d’inquiétude », ne plus avoir « peur du temps » : « Demain, après-demain, plus tard, je serai encore ici, au bout du monde » (p. 143). Il est désormais chez lui, ce qu’il comprend en constatant : « Les oiseaux n’ont plus peur de moi » (p. 143).
Cette scène de jouissance sur les rochers permet par conséquent de figurer la symbiose du personnage et de l’espace, la symbiose du personnage dans l’espace : par cet acte d’amour Léon a partagé et échangé, il s’est changé en entrant dans l’île comme l’île est entrée en lui : « j’ai au fond de moi un cœur fait du basalte de l’île », déclarera-t-il encore (p. 185). Ainsi, comme il a poursuivi et recherché des traces durant tout son parcours il laisse désormais la sienne, marquant sa présence « sur la terre noire et brûlante, dans une anfractuosité » de l’île qu’il a rendu sexuée. C’est cette métaphore de l’acte amoureux valant pour une communion de l’homme et de l’espace qui fait de lui un coolies, qui fait qu’il devient un habitant de Plate. Du moins, le croit-il, le fantasme-t-il, comme il a fantasmé la scène d’amour avec Surya.
Là où se rejoignent les conceptions de l’amour chez Le Clézio et chez Lods, c’est dans l’utilisation qui est à chaque fois faite du corps de la femme, et qui semble bien, paradoxalement, constituer une limite dans le désir d’amour et de relation. Chez Lods, la femme se confond également avec l’espace à investir. Par exemple :
‘Je l’étendais [Marieka] sur le tapis plein de frôlements que les bambous ne cessaient d’épaissir aux pieds de leurs troncs. La chevelure de Marieka, répandue sur la plage sèche des feuilles, coulait en longues mèches noires jusqu’aux sonjes les plus proches dont les tiges d’un vert transparent et acide dressaient au-dessus de nous les parasols de leurs feuilles en forme de cœur ; son corps allongé entre les troncs dressés des bambous semblait d’une espèce qui prenait place naturellement au milieu des autres [etc.]. (Lods, MS, p. 170-171)’Ce qui est exprimé dans cet extrait de La Morte saison, comme dans celui de La Quarantaine, c’est le désir de faire se confondre la femme et le paysage, le corps à posséder et celui à habiter. C’est Martin qui étend Marieka dans le paysage (« Je l’étendais »), et c’est par conséquent la subjectivité de son regard qui la fait se confondre avec les éléments de la végétation. Ce caractère géologique de la femme chez Le Clézio et végétal, presque même végétatif chez Lods, marque une sorte d’objéification des corps féminins. Dans les deux cas, il y a indiscernabilité des corps avec les éléments naturels, renforcée par des comparaisons telle que celle qui vient clore l’extrait de La Morte saison : « son corps allongé entre les troncs dressés des bambous semblait d’une espèce qui prenait place naturellement au milieu des autres ». Du coup, le texte atteint une limite dans sa représentation de l’Autre : le désir de relation et de symbiose avec l’être aimé devient paradoxal dans la mesure où le corps n’est plus qu’une chose, un objet à utiliser pour parvenir à maîtriser l’espace. En intégrant Surya et Marieka aux paysages de leurs îles respectives, Léon et Martin expriment davantage leur amour pour un espace que pour un être. En définitive, ce n’est pas les coolies que se met à aimer Léon au travers de Surya, mais c’est l’espace investi par les coolies, c’est l’histoire qu’ils ont contribué à façonner dans les creux de l’île. Et il en va de même pour Martin : il n’aime pas une femme, il n’aime pas l’habitante d’un lieu, mais il dirige tout son amour vers le lieu-même. L’amour remplit-il ses fonctions dans ces textes ? Il semblerait que non, puisqu’il y a échec de la relation entre les êtres, au profit d’une relation actée entre les hommes et les espaces. L’Autre, l’habitant du lieu, reste un Autre, alors que le lieu, lui, n’est plus étranger.
Chez Le Clézio et chez Lods, le corps de l’Autre, et en l’occurrence celui de la femme, est un objet, symbole d’un territoire à conquérir pour parvenir à habiter l’espace. Les personnages lecléziens et les personnages lodsiens se servent donc des corps des femmes comme d’outils, pour parvenir à leurs fins. D’ailleurs, Martin avoue avoir voulu posséder Marieka – dont il est nécessaire de rappeler qu’elle est la fille de celle qu’il avait aimé enfant et qui l’avait rejeté – pour prendre une revanche, et ainsi exorciser son passé : « je me disais que Marieka était une Villette, que je l’aimais et la haïssais pour cela, qu’elle faisait partie de mon passé venimeux et trouble » (p. 210). En reproduisant trait pour trait l’image que les Vilette avaient façonnés de son père, il parvient à s’identifier à ce dernier, et ainsi à restaurer un lien de parenté. C’est donc pour cela que, après avoir possédé Marieka, après avoir réussi à reprendre possession de son passé, c’est-à-dire après être parvenu à émettre un discours sur son propre parcours, image de celui de son propre père, Martin abandonnera Marieka dans les eaux déchaînées du cirque. En effet, ce n’est que dans le dernier mouvement du roman qu’il s’autorise cet aveu : « Et c’est bien une revanche que je prenais maintenant, une revanche étrange et ambiguë dont j’étais seul à saisir le seul secret, en leur donnant de moi [à Marieka, donc aux Villette] une image qui ressemblait trait pour trait à celle qu’ils m’avaient donnée de mon père » (p. 235-236)445. Comme il a été précédemment supposé, il n’y a ni échec, ni réussite de l’exil de Martin à Salazie (il est parvenu à se venger, mais il reste un errant, et qui plus est, le cirque a été dévasté), mais ce statu quo n’a pu être réalisé qu’au détriment d’une relation, au détriment d’une potentielle rencontre. C’est donc en ce sens que nous entendons le fantasme de la Relation : il est exprimé le désir de pouvoir faire corps avec l’Autre, de pouvoir échanger avec lui, l’aimer, mais ce désir ne reste qu’à l’état de désir. L’acte amoureux vaut davantage pour une inscription dans l’espace et dans l’histoire de l’espace, que pour un échange entre les êtres.
Chez Monique Agénor, nous retrouvons également cette forme paradoxale de contact où est exprimé un puissant désir d’échange avec l’Autre, mais où le livre ne parvient pourtant pas à acter de cette rencontre. A ce titre, l’expérience de Parlpa dans Bé-Maho est significative, puisque ce « p’tit Blanc des Hauts » qui est amoureux de Malou, une « jolie cafrine446 » (p. 39), ne parviendra jamais à épouser cette dernière, alors même que c’est son souhait le plus cher. Il devra en effet se résigner à la laisser à un autre, pour prendre chez lui Thérèse Tic-Tic, une femme aux « sangs mêlés » de sa communauté qui, elle, « n’éprouvait pas le besoin de recevoir encore de nouvelles saucées d’hémoglobine » (p. 276). Qui plus est, souligne encore le texte, le racisme existe entre toutes les communautés, et est malheureusement persistant : « Les p’tits Blancs des Hauts n’existaient pour les gros Blancs des Bas qu’en qualité de greniers à légumes et pourvoyeurs de cochons. Ils n’existaient pour les Chinois qu’en qualité de piliers de boutiques. Et n’existaient pas du tout pour les Noirs » (p. 39). Les Blancs de l’île ne veulent pas des Noirs, et réciproquement : « Ce dont rêvent toutes les plus jolies cafrines de l’île : épouser un fonctionnaire blanc d’en-France, un z’oreil, et partir vers des jours meilleurs » (p. 39). C’est donc moins un contact humain qui est ici dépeint qu’une forme d’impact social puisque, d’après cette doxa énoncée, ce n’est pas l’amour qui conduit les « plus jolies cafrines de l’île » à épouser des « z’oreils », mais des intérêts sociaux : « Aucune porte de sortie pour ces jeunes filles, sinon de s’enticher de n’importe qui, sur un coup de tête, pourvu qu’il soit Blanc et prêt à l’embarquer au-delà des mers » (p. 39-40). En somme, alors même que par l’intermédiaire de l’amour de Parlpa pour Malou le discours tente d’exploser les préjugés en « entr’ouvrant une brèche d’où jaillit le souhait ardent de donner son sang et son jus » (p. 212), il échoue dans sa tentative de rapprochement des êtres. Le désir est là, puissant et fort (« Il avait suffi pourtant d’un regard, celui de la petite Malou qui grandissait, pour que basculât le monde derrière lequel le muet s’était réfugié », affirme le texte), pourtant il ne suffit pas : l’amour n’est qu’un espoir qui se formule, l’amour ne peut pas être une solution pour contrebalancer les dichotomies raciales dont l’un des marqueurs forts reste la couleur de la peau.
Ainsi, comme nous l’avons constaté pour nos autres auteurs, le seul pont qui soit jamais usité pour rapprocher les êtres, n’est pas fait d’amour, mais d’arts : cinéma chez Jean Lods, photographies ou dessins, ou encore contes et chants façonnant une oraliture chez Le Clézio ou Farès, et enfin, chez Agénor, confirmant sa politique du mélangue, musique. Ce qui en définitive permettra à la bande des « p’tits Blanc des Hauts » de Bé-Maho de s’ouvrir, ce sera la rencontre et les échanges faits grâce au jazz, amené dans leur village par des réfugiés Noirs de la côte de l’île (dont les parents de la fameuse Malou) :
‘Au commencement, ils ne comprenaient pas très bien ce cassement de z’oreilles447, même après qu’il leur fut expliqué en quoi consistait cette musique biscornue. Plus pire encore, disaient-ils, que la musique cafre, en tous les cas sans point commun avec la musique bon Blanc. Pourtant, au fil des jours, ils avaient fini par reconnaître et par retenir des airs faciles qu’à leur insu, et sans y prendre garde, ils sifflotaient dans les champs. Si bien que la joie était de mise, avec p’tits coups de sec rhum arrangé à l’appui, dans la boutique Thia-Song, quand arrivaient les soirées gala. Gala, voilà un mot nouveau qui leur plaisait, comme swing et jazz, surtout quand gros grain de pluie tapait sur le toit de tôle de la boutique Chinois, en même temps que farandolaient les notes des jazzeurs. (Agénor, BM, p. 225-226) ’L’amour de Parlpa pour Malou ne porte pas ses fruits. En revanche, la rencontre avec les parents de Malou, avec un vecteur de culture, le jazz, aboutit. La musique est un instrument qui bouleverse les rapports, jusqu’à modifier le quotidien même des habitants. C’est « à leur insu » qu’elle s’immisce dans leur quotidien, accompagnant désormais leurs gestes de tous les jours, modifiant de manière inconsciente et profonde leur rapport aux autres, mais surtout, à leur propre environnement, « leur racontant [dorénavant autrement] la couleur de l’arc-en-ciel, le clapotement de la pluie, le ronflement du vent, la saveur de l’arack » (p. 226). Dès lors que le jazz fait exploser les cloisons culturelles et identitaires, dès lors qu’il entre dans l’espace de vie des habitants du cirque, il transforme la perception même de l’espace, et c’est ainsi que « la musique se faisait désir, tendresse et tristesse », toujours tendus dans un rapport non pas à l’Autre, mais aux autres (p. 226), et de ce fait, palliant les lacunes des amours impossibles. Parlpa n’épousera effectivement pas Malou, mais la communauté des Blanc des Hauts acceptera d’intégrer en son cercle désormais ouvert celle des Noirs des Bas.
L’amour permet donc de formuler une utopie : la rencontre est possible. Mais l’amour ne permet pas tout. Et ce qu’il ne permet précisément pas, sera compensé par le jeu des échanges culturels : à défaut, selon la formule de Monique Agénor, de pouvoir « donner son sang et son jus », les personnages se servent de l’Autre, pour apprendre de lui. Dans La Quarantaine Surya a pour fonction d’initier Léon aux cultes des indiens exilés à Plate, de lui permettre d’habiter l’île et de se sentir chez lui ; dans La Morte saison Marieka a pour fonction d’aider Martin à comprendre le cirque, afin de pouvoir mieux délier les fils de son enfance ; et dans Bé-Maho la cafrine Malou intervient pour ouvrir une brèche dans la société des Blancs de Matatane, pour leur apprendre à découvrir et apprécier une différence, celle de ses parents et du jazz qu’ils amènent avec eux.
La présence de corps féminins permet donc de rendre vivace non pas la Relation, mais le fantasme de relations, de formuler la possibilité d’une harmonie entre les êtres – possibilité qui n’est pas une harmonie effective entre les êtres. En quelque sorte, les identités de nos narrateurs ne s’étendent pas, selon les propos de Glissant dans sa Poétique de la Relation, « dans un rapport à l’Autre »448, mais plutôt par un rapport aux autres ; c’est parce que l’Autre existe en tant que marqueur de l’espace, que les personnages expriment le désir de le rencontrer et de le posséder, comme une manière de pouvoir intégrer le lieu. Ce n’est donc pas à un niveau humain que prend corps de manière effective la Relation, mais à un niveau formel et artistique : ce sont les temps et les espaces, les cultures et les arts de ces espaces, dans la variété de leurs formes d’expression, qui s’entrechoquent et se mélangent dans des jeux de contacts et de tectoniques. Ce ne sont précisément pas les corps, puisqu’il y a davantage exprimé dans chacun des livres des « frottements de culture » (BM p. 179), et non pas des frottements de corps… Ces corps qui, eux, comme le figure le dessin de clôture de Mémoire de l’Absent, hors du livre, hors du fantasme, continuent inlassablement à se faire face et à se faire la guerre.
Nous nous inspirons de la lecture de Forme et signification de Rousset (Paris, José Corti, 1963) par Derrida : « la séparation est la condition de l’œuvre et non seulement du discours sur l’œuvre » (op. cit., p. 11).
Ibid., p. 16.
Paul Ricœur, 1985 (2005), op. cit., p. 442.
Idem.
Id., p. 445.
Edouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard « Folio/Essais », 2002 (1997), p. 778
Karine Chevalier, 2004, op. cit.
Puisque nous parlons de « revanche », notons ici, afin de prolonger des lignes déjà tendues entre littérature et cinéma dans cette œuvre, que dans une critique, Jean Lods propose la lecture suivante d’un film de Marlon Brando : « le héros de La vengeance aux deux visages s’offre des représailles […] perverses : il séduit, puis abandonne, la fille de celui qui lui a fait du tort » (« Un plat qui se mange froid… », in La Lettre de Pro-fil, n° 47, été 2007, p. 7). Comment ne pas penser ici que le roman paru en 1980 ne puisse pas – potentiellement – constituer une référence à ce film de 1962 ? Les quelques lignes tracées par Jean Lods pour résumer le film permettraient en effet de résumer le livre lui-même…
« Cafre, cafrine : Noir de l’Afrique australe. », Bé-Maho, in Glossaire, p. 284.
Nous traduisons : « ce cassement d’oreilles ».
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 23.