Au terme de son long parcours, à la suite de ses « années d’exil » (p. 360), de Maurice d’où il a été chassé, à Rodrigues où il a cherché en vain un trésor, en passant par la France où il a survécu à la guerre, Alexis, le premier des chercheurs d’or de la généalogie leclézienne, se rend à Mananava pour boucler son parcours et clore son discours (p. 343 – Fin) : « N’est-ce pas ici que je devais venir, depuis toujours ? N’est-ce pas ce lieu que désignaient les plans du Corsaire inconnu, cette vallée oubliée des hommes, orientée selon le tracé de la constellation Argo ? […] Ce sera ma maison, d’où je verrai toujours la mer » (p. 363). Mananava, forêt située dans les montagnes surplombant la demeure familiale de l’Enfoncement du Boucan est, dans Le Chercheur d’or, le lieu vers lequel se tendent tous les fantasmes. Déjà, dès les toutes premières pages du livre, dès l’enfance, le narrateur annonçait : « Mananava, c’est le pays des rêves » (p. 75). Déjà, il annonçait le projet de s’y rendre : « “Un jour j’irai à Mananava” » (p. 69). Mais, nourri par une peur symptomatique de sa société, il ne pouvait encore le faire : « “Cook dit qu’il y a toujours des marrons à Mananava. Si tu vas là-bas, ils te tueront” » (p. 69). Au terme de son parcours, alors que lui-même aura déjà fait, tout le livre durant, l’expérience d’une quête qui semble valoir pour une errance hors du cercle fermé de la société bourgeoise de l’île, en entendant le vent s’engouffrer dans les gorges de Mananava, il se remémorera le nom de l’un de ces marrons : « “Ecoute ! C’est Sacalavou qui gémit, parce que les Blancs l’ont poussé du haut de la montagne ! C’est la voix du grand Sacalavou” » (p. 368).
Comme Mananava a façonné le paysage de l’enfance d’Alexis, il façonne le paysage du texte, constituant pour le narrateur – comme pour le lecteur – un horizon d’attente. Mananava et Sacalavou sont présentés comme des figures mythiques qui préfigurent le devenir du personnage, qui éveillent en lui une conscience du marronnage : ce lieu et ce martyre qui y a été assassiné révèlent à Alexis la possibilité d’un ordre altéré, différencié de celui proposé par la société mauricienne. En somme, des premières pages du livre jusqu’aux dernières, toute la quête d’Alexis semble irrémédiablement le conduire vers cet espace initialement présenté comme sacré et inaccesible. Or, puisque c’est le refuge mythique des premiers marrons de l’île, puisque c’est le refuge du « grand Sacalavou », ne devons-nous pas lire dans le fait qu’Alexis y termine son parcours et y clot son discours, la mise en œuvre d’un symbole, celui de l’inscription d’Alexis dans une expérience de marronnage ? Si Le Chercheur d’or est nourri par les fantasmes de son personnage, sa quête d’un trésor essentiel et son « rêve de la mer », sa fin est désindividuation du fantasme449. Elle reprend un à un tous les éléments du début du texte pour les soumettre au regard désormais lucide de son personnage. La part de rêve et d’espoir qui caractérisait l’enfant et l’homme dérivant s’évanouit, pour ne plus laisser place qu’aux désillusions du présent : « C’est vers Mananava que je retourne encore, l’endroit le plus mystérieux du monde. Je m’en souviens, autrefois je croyais que c’était là que naissait la nuit, et qu’elle coulait ensuite le long des rivières jusqu’à la mer » (p. 372). Autrefois, Alexis croyait que… Lorsqu’il était enfant, lorsqu’il faisait ses premières expériences du marronnage avec son ami Denis, dans les champs, dans les bois, sur la mer et les îles de l’entour mauricien, il croyait que… Le monde était pour lui fait de rêves, et il suffisait d’imaginer pour basculer dans un ailleurs mythifié. Mais désormais, il en est autrement, et le dernier plateau du livre, « Mananava, 1922 », vient nous le certifier.
La fin du Chercheur d’or est désindividuation du fantasme, en ce sens où elle opère, après les errements fictionnalisés du personnage, un réancrage historique, une réaffirmation de la palpabilité de l’histoire et de ses affres. En somme, non pas une ré-historicisation de la fiction, mais une matérialisation de cette historicisation. En effet, la fin du Chercheur d’or semble « rapporter la théorie [le fantasme] au vécu des humanités, dans leur singularité », et dans leur atrocité. Cette fin paraît « revenir aux opacités, fécondes de toutes les exceptions, mues de tous les écarts, et qui vivent de s’impliquer non à des projets, mais à la densité réfléchie des existences »450. Comme un assassin revient sur les lieux de son crime, l’écrivain revient sur les lieux de son enfance, non pas pour avouer son crime, mais pour désavouer les concrétisations des projets humains. Le personnage démystifie le lieu qui avait été celui de tous ses fantasmes (Mananava ne peut plus être « le pays des rêves », puisque Mananava est désormais hanté par Alexis qui y marrone), en revenant sur chacune des « traces » de son parcours451, pour les gommer une à une :
‘J’efface mes traces, la marque de mes feux, j’enterre mes déchets. […]Alexis parvient de la sorte à établir une distance entre ce qu’il devrait être (un marchand d’hommes, redoutant comme tous les hommes de sa classe sociale et raciale de la société mauricienne les marrons, leurs projets, leurs modes de vie, etc.), et ce qu’il veut être : un homme enfin libéré de toutes pressions, vivant comme le Corsaire ou Sacalavou, en marge d’une société qu’il désavoue. Ajoutons à cela que c’est à partir de 1985, à la suite de la publication de ce roman, que l’auteur lui-même rend compte publiquement de ses origines mauriciennes452, s’ouvrant à la francophonie et s’inscrivant ainsi, comme son personnage, en marge d’un système. Pour l’auteur la marge n’est pas tout à fait celle d’une société, mais davantage celle d’un système littéraire appartenant à une société qui n’avait jusque là pas problématisé la question de son appartenance à une famille littéraire nationale : avant 1985, Jean-Marie G. Le Clézio est d’abord pensé comme un auteur français. Par cette rupture qu’il fait opérer à son personnage, et qu’il fait suivre par ses propres positionnements publics, l’auteur redéfinit son appartenance littéraire, ou plus exactement, en brouille les traces. « Il est revenu sur ses pas et il a défait ce qu’il a créé pour être enfin libre » ?
La réponse que nous apporte Le Chercheur d’or à cette interrogation semble être la suivante : en réévaluant son passé, en l’effaçant, Alexis devient un homme sinon totalement libre, en tous les cas libre de ne plus avoir à participer aux exactions des propriétaires de Maurice contre les travailleurs déportés, des tortionnaires contre leurs subordonnés. Il ne renverse pas la tendance en s’appliquant à devenir un subordonné de l’Histoire mauricienne, mais il s’inscrit, comme un marron, à l’écart du système esclavagiste, refusant le modèle que lui propose cette société. Mananava ne peut donc pas être le lieu de son retour dans l’une des marges de la société, mais celui de l’effacement de sa trace en vue d’un recommencement hors des sentiers battus, hors du système de la société cloisonnée d’alors. En outre, c’est parce qu’il lui est impossible d’opérer un retour inverser qu’Alexis se fait marron : c’est en réponse à un employeur européen qui lui refuse, sous prétexte d’être Blanc, de pouvoir travailler dans les champs à la coupe de la canne au côté des gunnies (les travailleurs indiens)453, qu’Alexis marque une rupture et se fait marron. C’est-à-dire : qu’il refuse de cautionner la concrétisation des projets de la société bourgoise de l’île, qu’il choisit de ne plus participer au vaste projet de déshumanisation qui est alors en cours, à savoir, celui de la reproduction, par le biais de contrats engagés, des affres de l’esclavage, celui de la déportation massive (comme c’est également le cas dans La Quarantaine) d’une main d’œuvre à bon marché à exploiter.
Par conséquent, ce que nous révèle « Mananava, 1922 », c’est que le livre est en prise avec la réalité, avec la réalité historique et sociale de Maurice, et d’une manière plus large, du Monde. « Mananava, 1922 » – comme le fut la toute première publication de Le Clézio, Le Procès-verbal, mais également comme peuvent en témoigner ses textes et ses traductions amérindiennes (Haï, Le Rêve mexicain, La Fête chantée, mais encore Les Prophéties de Chilam Balam ou la Relation de Michoacán) – est le récit de la condamnation de projets de déshumanisation. Ici, il s’agit de « la révolte des gunnies » de 1922 (p. 365), de la révolte des « damnés de la canne » (p. 366) et des « hommes de peine » (p. 374), qui fut suivie par une forte répression :
‘C’est vers le soir que j’ai vu la poussière sur la route, le long convoi de camions qui va vers Port Louis. J’arrive au bord de la route quand passent les derniers camions. Sous les bâches entrouvertes à cause de la chaleur, j’aperçois des visages sombres, fatigués, tachés de poussière. Je comprends qu’on les emmène […], n’importe où, ailleurs, pour les embarquer dans les cales d’un bateau, vers leurs pays, pour qu’ils ne demandent plus de l’eau, du riz, du travail, pour qu’ils ne mettent plus le feu aux champs des Blancs […].C’est donc trente ans après, au terme de son parcours, en revenant sur les lieux de la catastrophe originelle, celle qui a provoqué la déchéance familiale à laquelle ont suivi l’errance, la mort du père et celle de la mère, qu’Alexis comprend :
‘Il me semble que c’est maintenant que j’entends vraiment le sifflement du vent, le bruit de la catastrophe qui est en marche.Il y a une inscription du livre dans le Monde : le discours émis sur la révolte des travailleurs mauriciens, des expatriés indiens et pakistanais, des gens de Rodrigues (les manafs), des Comores, d’Agalega, réprimés, embarqués sur un « grand navire neuf », celui de l’Union La Digue surveillé par « les sodats anglais » (p. 371), veut être un engagement, et veut pouvoir témoigner d’une modernité construite sur les affres d’hier. En ce sens, l’écriture de Jean-Marie G. Le Clézio est une écriture qui marrone : tout comme celle de Monique Agénor, qui résiste aux silences de l’Histoire réunionnaise en émettant dans Bé-Maho, justement, un discours sur l’histoire de la résitance durant l’année 1942, elle veut pouvoir dire cela qui manque, cela qui est silencieux, cela qui ne veut pas être entendu mais qui, pourtant, est assourdissant. Nous pensons alors à nos autres auteurs, mais aussi à ceux que nous avons cités dans le corps de notre texte ou en exergues : Claude McKay, Kateb Yacine, Maryse Condé, mais aussi Loys Masson, Jean-Luc Raharimanana, ou encore Ananda Devi à qui Jean-Marie G. Le Clézio a remis à Maurice, en 2006, le prix des Cinq Continents de la Francophonie pour Eve de ses décombres, et enfin à André Robèr, dont Carpanin Marimoutou dit de sa peinture où prédomine, comme une métaphore, la couleur marron :
‘On pourrait croire qu’il s’agit d’histoire, d’histoires, de traces d’histoire ou de marques d’histoire (marqués par l’histoire ou marquer l’histoire). Histoire de fruit, ou alors histoire de couleur [le marron], ou alors histoire de tromperie, ou alors histoire de fuite hors du système esclavagiste, ou alors… Tant d’histoires sont possibles. Il s’agit de tout cela en même temps puisque la peinture d’André ROBèR travaille à la croisée des significations, dans une recherche matérielle, sémantique, sémiotique, historique de la totalité délabrée ou empêchée ; pour retrouver « cela qui manque » et, de cette façon, donner à voir l’irreprésenté ou l’impensé.454 ’Et nous pensons encore, aux projets avoués d’autres auteurs, également théoriciens ceux-là : à Aimé Césaire par exemple, mais aussi à Edouard Glissant qui affirme que « ce que nous appelons aujourd’hui le monde, c’est non seulement la convergence des histoires des peuples, qui a balayé les prétentions des philosophes de l’Histoire, mais encore les rencontres (dans la conscience) de ces histoires et des matérialités de la planète »455. Et il poursuit : « Les incendies catastrophes réactivant l’œuvre des génocides, les famines et les sécheresses prennent fond sur des régimes politiques suicidaires, des belligérants défolient sur une échelle stupéfiante » ; avant d’ajouter : « on dessouche en même temps des jungles et des tribus, et ainsi à l’infini »456.
« L’irreprésenté ou l’impensé », cela qui manque, l’innommé même, dans notre corpus c’est une France qui cherche sa diversité et sa spécificité au carrefour des mondes de l’océan Indien, c’est la nation mauricienne qui, à l’aide de macchabées, « ces lourdes pinces de fonte qui servent à déterrer les souches » (COr, p. 369), arrache les souches culturelles d’êtres pour les remplacer par la culture de la canne, par la culture d’une économie déshumanisante, retirant aux hommes « l’eau, [le] riz, [le] travail » nécessaires à leur survie. C’est encore le « cri » de clôture de La Découverte du Nouveau Monde, dans L’exil et le désarroi : « notre cri, violent, et, chaud, violent, dans les profondeurs de l’espace, et, du temps : notre cri » d’hommes et de femmes qui ne parviennent pas à nommer « le Pays ? » (p. 115-116). Nous entendons dans nos textes « les incendies catastrophes » désignés par Glissant, tout comme le cyclone qui a dévasté la demeure de l’Enfoncement du Boucan, en un sens métaphorique : les histoires traumatiques du monde viennent nourrir les textes. Alors, nous nous remémorons les textes de Jean Lods, Le Bleu des vitraux tout autant que La Morte saison, et nous nous souvenons de la misère familiale et humaine dans laquelle est plongé chacun des protagonistes respectifs, de cette impossibilité de pouvoir aimer qui est exprimée par une famille bourgeoise sclérosée, retirant au fils adoptif (à l’étranger donc), comme aux colons, les petits planteurs, le droit à leur humanité. « On dessouche » ainsi chez Lods autant que chez Le Clézio, Farès ou Agénor. Nous pensons donc à nouveau à Bé-Maho, à la lutte des « p’tit Blanc des Hauts » qui n’ont pas droit de cité dans une société contaminée, malgrè la distance, par le régime oppressif de Vichy qui force à la hiérarchisation sociale et raciale : ce n’est qu’au terme d’une longue lutte que le muet Parlpa parvient à trouver sa voix, à formuler sa singularité, et par la réussite de son combat, à façonner l’île qui lui sied le mieux ; à savoir, une île dont les habitants refusent le racisme et tentent de reconnaître à chacun son droit à la différence (nous soulignons le verbe « tenter », car Parlpa ne demeure-t-il pas « assis sur ses talons de pieds nus enfoncés dans la mousse gorgée d’eau » du sol de Bé-Maho, devant se résoudre à choisir une femme de sa société ? p. 279). Et que retenir de Comme un vol de papang’ ?
A la fin du livre, au travers du corps de Minia, se fait entendre la voix de la Reine malgache déchue et bannie. Elle hurle à ses « amis créoles » qui l’entourent :
‘Le Vazàha colonisateur croit que l’exterminationLe discours de la Reine est clairement engagé : il exprime de manière explicite et forte le désir de s’émanciper du joug colonial, de ne plus avoir à subir à nouveau la pression des conquérants, qu’ils soient européens ou autres. Mais il marque aussi, du fait même de son énonciation, l’émancipation actée. Comme un vol de papang’ se termine sur l’acquisition, le 26 juin 1960, de l’Indépendance de Madagascar (p. 248) ; « Les Vazàhas » se sont officiellement et administrativement retirés de la Grande Île, dégageant le peuple malgache de sa « tyrannie » et de ses « velléités néo-colonialistes ». Le livre, encore une fois, est en prise avec la réalité historique. Il y a bien, simultanément, fictionalisation de l’histoire (Minia, le vecteur du discours, n’est pas un personnage historique) et historicisation de la fiction (la Reine Ranavalona-Manzaka est un personnage historique, comme est également avérée la date du 26 juin 1960). Il y a va-et-vient ininterrompu entre le temps de la fiction et le temps de l’Histoire, faisant, précisément au sein du livre, jouer le Temps pour la cause des opprimés. Par ce jeu de reviviscence, désigné par Agénor par le verbe « transmigrer », entre le personnage historique d’antan (la Reine) et le personnage fictionnel contemporain (Minia), il y a là, exprimée la tentative de « travailler à l’élaboration d’un pays neuf », de « reconstituer inlassablement le monde ». C’est-à-dire, un monde qui se dégage de l’emprise coloniale, qui refuse la sujétion d’un peuple à un autre. En ce sens, le « Temps irrationnel » mis en œuvre dans Comme un vol de papang’, le « Temps » qui se propose de croiser par des jeux d’oscillations entre les temps anciens et les temps modernes (« Actes » et narrations), permet d’échapper à la subordination d’un espace à un autre. Il n’y a pas chevauchement, piétinement d’un temps par un autre, sur le mode de l’historicisation imposée par le conquérant, mais il y a ré-équilibrage des temps au sein d’une narration qui se veut équitable. Nous distinguons donc bien ce mouvement repéré dans chacune des œuvres du corpus, ce mouvement d’errance et de tectonique se réalisant par une écriture au présent antérieur, de celui du conquérant occidental et du « nomadisme en flèche » tel qu’il a été décrit par Glissant :
‘Ce mouvement (parmi d’autres, dans d’autres régions du monde, qui seront aussi décisifs) a donc mené du nomadisme primordial à la sédentarité des nations occidentales puis à la Découverte et à la Conquête qui sont alors parfaites, jusqu’aux limites du mystique, dans le Voyage.A l’inverse d’un « nomadisme en flèche », ou « nomadisme envahisseur »459, le mode de nomadisme des parcours mis en œuvre dans nos textes récuse les notions d’appropriation ou de légitimation. Les enjeux du « nomadisme en flèche », affirme Edouard Glissant, sont de parvenir à la formulation d’une légitimation de la prise de possession, par la violence et par la force, d’un territoire : « On sous-tend généralement […] que le nomadisme en flèche est accoucheur d’ères nouvelles, là où le nomadisme circulaire resterait endogène et sans devenir. C’est légitimer purement et simplement l’acte de la conquête »460. A l’inverse également d’un « nomadisme circulaire »461, le mode de mouvement mis en œuvre dans nos textes récuse la possibilité d’une circularité : tout retour effectif est impossible (est-il seulement souhaité ?). En revanche, ce qui y est mis en avant, ce qui constitue « l’en-avant »462 de ces écritures de l’exil, ce n’est pas la création d’une ère nouvelle avec tout ce que cela sous-tend (d’où sans doute la difficulté à nommer leur modernité), ni même un retour sur un espace de vie, mais la perte, dans le passé, d’un territoire, et la difficulté, dans le présent à habiter des territoires. Ce qui est mis en avant, c’est le déracinement, la perte effective d’une souche ou d’une racine totalitaire, au profit de racines qui s’épandent, dans les expériences d’errance et/ou de quêtes consécutives aux exils, en rhizome, à travers les temps et les espaces. En ce sens, il semblerait davantage s’agir d’un nomadisme ombilical, c’est-à-dire d’un nomadisme qui garde en mémoire les traces originelles, qui y restent indéniablement liées, tout en prolongeant, par des nœuds imaginaires, les mouvements de déploiement au-delà, en-deça et par-delà le seul cordon qui continue tout de même à alimenter l’identité contemporaine.
Nous concilions dans cette expression les termes « nomadisme » (qui conserve l’idée de mouvement) et « ombilical » (qui marque l’amarrage à un territoire), car le retour physique à l’intérieur du ventre de la mère, de la terre mère, est effectivement impossible : nous l’avons vu, il y a poussée en avant, vers d’autres paysages, mais cette poussée reste en lien, reste nourrie par les expériences passées. Nous nous souvenons de la manière dont Jean Lods a tué la mère pour pouvoir mieux prendre le large, s’épandre et faire naître l’île fantasmée ; de la manière dont Nabile Farès a formulé le souhait de faire émerger une « couleur fabuleuse […] Comme un mouvement sur la mer. Dans la mère » (CO, p. 53), pour parvenir à faire passer « l’esclave au-delà du fleuve », « au-delà » de la coupure métaphorique ; et enfin de la manière dont Alexis par exemple, le chercheur d’or de Le Clézio, a tenté en vain un retour sur les lieux dévastés de son enfance, dans un Mananava qui le pousse à marronner au-delà de la société qu’il rejette, autour de ce dont il ne veut pas. Le « Temps irrationnel » du nomadisme ombilical est donc un temps tout à la fois présent et passé, un temps discursif qui permet la conciliation d’entités a priori inconciliables. Il exprime la possibilité de pouvoir faire cohabiter, par le travail de l’imaginaire, dans un langage contemporain, somme de toutes les langues rencontrées, les mots d’aujourd’hui et les maux d’hier. Il marque la possibilité de pouvoir, malgré la rupture, grâce aux connexions faites dans le discours entre les espaces et les temps, inscrire le livre en tant que rizhome dans le monde, de pouvoir continuer à « transmigrer » perpétuellement entre ce qui a été perdu lors des conquêtes, tout en s’amarrant désormais à un espace nouveau, fruit d’une « hybridization » ou d’une créolisation, c’est-à-dire façonné par une politique de la perte et du don, fait tout à la fois de ce qui a été perdu et dont on se souvient, et de ce qui existe désormais, dans le nouvel environnement.
Les protagonistes de chacune des œuvres se déplacent, transgressent sans cesse des frontières – ce qui conduit les écritures à s’exiler, à transgresser des normes, à se laisser lézarder par des modes d’expression, des langues et des arts – tout en gardant des attaches, non seulement avec les espaces traversés lors du parcours, mais aussi, et surtout, avec l’espace déserté à la naissance du discours. On bouge, on vit, on se déplace, mais malgré ces déplacements, le cordon qui devait relier aux origines n’a pas été rompu. Au contraire, il s’est renforcé, non pas en se durcissant, mais en se déployant dans la multiplicité des espaces parcourus, des cultures – des langues, des modes d’expression et des arts de ces cultures – rencontrées. C’est là, semble-t-il, le pouvoir de l’imaginaire et de la création : permettre de demeurer ici, en connexion immédiate avec un ailleurs, permettre de pouvoir renverser l’ailleurs déserté en un ici toujours connecté, et donc habité. Permettre de défaire les dichotomies qui devaient disjoindre ces deux notions, pour les faire se joindre dans un seul et même corps : le livre. « Alors les œuvres de l’art ne tentent plus de transmettre ou de rapporter des tracés ou des liaisons magnétiques, mais elles deviennent avant tout des repères efficaces dans et pour l’examen du réel. Non pas utilitaires, mais entrées dans le réel », souligne Edouard Glissant, en précisant la manière dont l’art peut se se circonscrire « aux choses et aux matières de terre et de mer »463… Aux choses, aux matières, et aux mouvements du monde matériel et palpable.
Nous empruntons ce terme à Edouard Glissant qui, dans la Poétique de la Relation, parle de « désindividuer la Relation », c’est-à-dire « rapporter la théorie au vécu » (p. 211).
Idem.
Un à un il rappelle au souvenir ses premières expériences de marronnage et son initiation faite par son ami Denis : pages 1 à 18, première initation au marronnage avec Denis, à travers les champs de cannes, vers la mer ; pages à 38 à 43, seconde initiation avec Denis, dans la forêt ; et pages 52 à 59, troisième temps de l’initiation avec l’ami d’enfance, sur la mer, vers les îles environnantes de Maurice. A la fin du livre, ces expériences initiatiques sont rappelées aux pages 352, 354 et 368 : « Comme autrefois, du temps où j’errais avec Denis… », etc.
Se reporter à la partie « Décloisonnement et circulation » de notre chapitre III.
« Vous êtes incapable de faire cela, et de toute façon, c’est impossible, jamais aucun Blanc ne travaille dans les champs » (p. 350).
Carpanin Marimoutou, ROBèR, France, K’A – Grand Océan, 1999, p. 33.
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 211-212.
Ibid., p. 212.
Ndla : « C’est-à-dire […] essentiellement par sa langue ».
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 29.
Ibid., p. 24.
Idem.
C’est-à-dire une forme de nomadisme qui « vire à mesure que des parts de territoire sont épuisées, sa fonction est de garantir par cette circularité la survie d’un groupe. […] Le nomadisme circulaire est une forme de la sédentarité impossible » (Idem).
Id., p. 25.
Edouard Glissant, 2006, op. cit., p.