© Paul Clémençon, 2006. Lauréat 2006 du concours de cartographie organisé par l’Association des Cartographes Géographes, sur le thème : « Quelle représentation du monde pour le 21e siècle » (cité par Karine Hurel et Patrick Poncet, « L’enfance de l’art (cartographique) », in EspacesTemps.net, 11 juin 2006, <http://www.espacestemps.net/document2035.html#description>, (2007).
La littérature n’est pas une simple tromperie, elle est le dangereux pouvoir d’aller vers ce qui est, par l’infinie multiplicité de l’imaginaire.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir.
« Le rhizome, selon Deleuze et Guattari, n’est pas fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature »464. Le livre se déterritorialise de manière absolue, en ce sens où il opère la création d’une nouvelle terre, d’un nouvel espace langagier et imaginaire, connectant les plateaux par le jeu des lignes de fuites et des constellations en des tectoniques 465, offrant une vision kaléidoscopique (un vitrail fragmenté ?), à partir de laquelle l’écrivain dresse la carte (et non pas [le] calque 466), de sa singulière perception et expression du monde.
Nous avons présenté, en page de garde de notre introduction, une figuration cartographique du monde contemporain. Il s’agit du dessin d’un enfant, Paul Clémençon, lauréat 2006 du concours de cartographie organisé par l’Association des Cartographes Géographes, sur le thème : « Quelle représentation du monde pour le 21e siècle »467. Dans un article faisant suite au concours, Karine Hurel et Patrick Poncet précisent le choix du jury qui a décerné le premier prix à Paul Clémençon : « Ce fond de carte mondial est assez neutre quant à l’information graphique qu’il porte – des données topographiques et indirectement climatiques classiques. Il se distingue toutefois d’autres planisphères par la toponymie, ainsi que par l’absence de découpages étatiques habituels ». Ils poursuivent : « Les toponymes sont le reflet d’un point de vue. C’est un monde personnalisé que nous donne à voir cette littérature […] ». Or, c’est bien sur la retranscription d’un « monde personnalisé » que nous avons souhaité attirer l’attention en présentant ce « fond de carte mondial » :
‘On voit aussi la subjectivité de l’auteur dans la sélection de lieux nommés, peu respectueuse des hiérarchies urbaines habituelles d’une part (Port Elisabeth en Afrique du Sud, Katerine en Australie), figurant à la même échelle des villes mondiales et des bourgades pas beaucoup plus grosses que des stations services, mais aussi confondant villes et territoires nationaux (Suède et Norvège par exemple), comme d’autres cartes d’adultes présentent sur le même « plan » la densité de population de la Russie et celle d’une ville-État comme Singapour, deux objets géographiques fort différents .’L’enfant cartographe, selon sa perception singulière de la globalité du monde, transgresse les normes en détournant de manière délibérée ou non (là n’est pas la question), les codes habituels. Il n’y a plus de rapports hiérarchiques entre les éléments de la carte, pas plus que ne subsistent les frontières entre les états, ou même entre les plaques géologiques ; la carte est majoritairement verte, barrée en certains endroits par des chaînes montagneuses (en noir), ou tachée en d’autres lieux par des déserts (en jaune). Deux autres couleurs, le bleu et le rouge, viennent respectivement figurer les inlandsis du Groenland et de l’Antarctique, et la Grande Barrière de corail australienne. Tous les éléments figurés (toponymes, éléments géologiques, etc.) sont placés sur un même « plan », annihilant toutes considérations hiérarchiques, tous rapports de force : cette carte n’a vraisemblablement pas vocation à proposer une lecture géologique ou climatique, démographique ou même géopolitique… Pourtant, pouvons-nous affirmer qu’elle se détache de toute considération politique ? Du fait même de sa subjectivité, ne renvoie-t-elle pas à un mode singulier de perception, à un choix de représentation exprimant de facto une manière de concevoir le monde et de s’y engager ? C’est qu’« il y a partout du langage inscrit sur les choses, rappelle Jacques Rancière dans son introduction à la Politique de la littérature, partout de la pensée qui travaille leur inertie même »468.
A ce sujet, poursuivant leur réflexion, Karine Hurel et Patrick Poncet précisent encore que « le fond de carte est aussi une réponse au problème posé, ou plus exactement suppose que la façon de poser un problème, fût-elle cartographique, est elle-même une des modalités de sa résolution. En cartographie, le fond de carte touche au fond du problème ». La manière de poser un problème, d’agencer une structure, correspondrait donc, en partie, à une manière de résoudre ce problème. Dans le cadre des littératures francophones, appuyant également sa réflexion sur la cartographie, Jacqueline Bardolph constate également que : « Les géographes reconnaissent qu’en établissant des cartes, ils produisent des textes, des représentations qui sont toutes des choix liés à des visions ou à des impératifs politiques »469. Qu’en est-il de nos auteurs ? En est-il de même pour ces écrivains quisemblent tous, eux aussi, dresser des cartes singulières où se rencontrent leurs mondes ? L’établissement d’une carte littéraire et imaginaire, dans le cadre des exils mis en œuvre, relève-t-il d’un choix, d’un engagement, d’une manière sinon de résoudre un problème, du moins de se soustraire à une perception formatée du monde ?
Nos premières pensées vont à La Quarantaine, à la carte qui ouvre le livre avant même que ne débute la narration, mais encore à cette manière toute particulière qu’a Le Clézio de décrypter l’espace dans son œuvre : la profusion des détails géologiques, des détails se rapportant à la faune et à la flore de l’île, toujours nommées par leur noms scientifiques, n’est-elle pas une manière de cartographier l’environnement immédiat des personnages du livre ? Mais encore, dans Le Chercheur d’or et dans le Voyage à Rodrigues, le décryptage du sol par la mise en œuvre d’un langage herméneutique ne relève-t-il pas d’une volonté de dresser la carte des îles respectives, Maurice et Rodrigues ? De dresser encore, par-delà les lignes de la première, celle du monde dans lequel s’inscrivent ces îles ? C’est que, dans chacun des cas, le rhizome se déploie : Maurice, dans Le Chercheur d’or comme dans La Quarantaine est pensée dans son rapport aux continents : à l’Europe, d’où naissent les généalogies lecléziennes, mais aussi à l’Asie qui fournit, dans chacun des cas, une main d’œuvre à l’île. Géologie, géographie et politique se recoupent alors dans l’espace littéraire. Et nous retrouvons ce mode de cartographie du monde exprimé chez les arpenteurs lodsiens : inlassablement, ils sillonnent l’île à la recherche d’éléments qui pourraient leur permettre d’éclairer leur enfance, et par là-même, ils dressent la carte toute singulière de leur île. Une île émergeant dans l’océan Indien, mais une île dont les lignes fictives rejoignent, à la manière du regard tendu du père dans Le Bleu des vitraux, l’au-delà qu’est l’Europe. Les cartes lodsiennes sont en ce sens singulières, qu’elles ne font exister que deux espaces choisis de manière subjective par l’auteur : au Nord, le continent européen, et au Sud, l’île india-océane. Le livre propose alors un espace de médiation et de négociation entre ces deux espaces qui se chevauchent et se contaminent selon des modalités conflictuelles (la colonisation est un projet fomenté en Europe, mais c’est dans l’île qu’elle se concrétise). Des ponts imaginaires faits de mots viennent se faire joindre les deux espaces qui ne semblent pouvoir exister indépendamment l’un de l’autre. Et il en va de même chez Monique Agénor qui cartographie son île au carrefour des mondes india-océaniques : il y a d’abord, dans Bé-Maho, une île faite de plateaux dans les hauteurs de l’île, de plateaux initialement coupés de tout (des bas de l’île, comme du reste du monde), mais qui, par les mouvements de leurs populations, vont rencontrer l’Europe, l’Afrique et l’Asie, faisant redécouvrir aux créoles mis en scène les liens ombilicaux qu’ils entretiennent avec chacun de ces espaces. Et il y a, dans Comme un vol de papang’, une île india-océane qui n’existe que dans son rapport à la Grande Île voisine, Madagascar qui, elle, existe encore dans son un rapport ô combien conflictuel avec la France qu’elle tente de désintégrer.
Dans chacun des cas, l’écriture se déploie, se répand au-delà d’un seul et même espace. Elle lance, à partir des constellations référentielles propres à chacun des espaces et chacun des imaginaires, la multitude de ses lignes, jusqu’à produire une image globale faite de réseaux croisés et entrelacés, de rhizomes. En cela, l’écrivain est un cartographe : il arpente, observe lors de son parcours, pour redessiner dans et par son discours les nouveaux contours paysagers. Il fait encore trembler chacun des paysages perçus pour les faire s’entrechoquer, au sein du discours. Chaque discours est un parcours singulier – quête et/ou errance – né d’un sentiment d’exil, d’une conscience de la perte et d’une conscience du mouvement provoqué par cette perte. Chaque discours dessine la carte de ces mouvements, en répertorie les nœuds et les prolongements. Au travers de corps-vivants, glissant entre la pluralité des rives spatio-temporelles en un mouvement de chassé-croisé, s’échappent des voix présentes qui vont aller s’amarrer aux espaces révolus, où se greffaient déjà d’autres voix antérieures, d’autres voix déjà déployées.
C’est le mouvement repéré dans les œuvres de Jean-Marie G. Le Clézio, de Jean Lods, de Monique Agénor et de Nabile Farès : il n’y a pas de poussée arborescente qui fait remonter depuis un temps et un espace originel (une racine) des voix, mais il y a, à partir d’une pluralité d’espaces (passé et présent), poussée d’une multitude de voix en un rhizome fait de nœuds (de constellations) à partir desquels s’épandent les lignes. Les voix du présent font émerger celles du passé, celles des mémoires, les faisant ainsi résonner à leur tour dans le présent. Oraliture et mélangue, entre autres, témoignent de la résonance de ces voix, du concert qui se crée au contact de cette multitude ; ce que Glissant nomme un « chaos-opéra » ; ce que Deleuze et Guatarri désignent par un « chaosmos-radicelle ». Le livre est une carte faite de plateaux, de plates-formes portant des constellations et reliées entre elles par des lignes de fuite, creusant et plissant toujours de manière singulière l’ensemble disparate et pourtant cohésif. Rappelons-le : pour mener à bien leur quête respective, les protagonistes du Chercheur d’or et du Voyage à Rodrigues décodent des cartes et se portent attentifs au « plan du ciel » en produisant une nouvelle carte, langagière, celle de leurs décodages et de leurs lectures ; les personnages de La Morte saison et du Bleu des vitraux, par leur parole, font émerger l’île pour lui sculpter de nouvelles formes, plus aptes à témoigner de leur présent ; la narratrice de Comme un vol de papang’, en contant la perte du territoire malgache (sa déterritorialisation), le reterritorialise, dessinant par le langage ses contours contemporains ; et les voix de la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde découvrent toutes les affres du territoire algérien, pour en dresser la carte des enjeux politiques et sociaux d’aujourd’hui. Aucun livre ne se dégage ni de son passé ni de son présent, ils sont tous, toujours, ouverts à l’un comme à l’autre, ils relient tous, par le biais d’un cordon désormais enrhizomé, la conscience de ce qui a été et celle de ce qui est – ou devrait être – aujourd’hui. De ce fait, ils relaient tous, par le discours, non pas une, mais des consciences politiques : à quel territoire ai-je appartenu ? A quel territoire dois-je m’affilier aujourd’hui ? Quelle est ma nation ? Comme le dit Bhabha : « l’ombre de la nation s’étend sur la condition de l’exilé »470. Puis il ajoute :
‘Si, dans notre théorie voyageuse, nous sommes ouverts à la métaphoricité des peuples des communautés imaginées – migrantes ou métropolitaines –, nous découvrirons que l’espace du peuple-nation moderne n’est jamais simplement horizontal. Leur mouvement métaphorique exige une pensée de « duplicité » dans l’écriture ; une temporalité de représentation qui se déplace entre formations culturelles et processus sociaux en l’absence d’une logique causale centrée. Et ces mouvements culturels dispersent le temps visuel, homogène de la société horizontale. Le langage séculier de l’interprétation doit aller au-delà du regard critique horizontal si nous devons donner à « l’énergie non séquentielle de la mémoire et de la subjectivité historique vécue » son autorité narrative appropriée. Il nous faut un autre temps d’écriture qui sera en mesure d’inscrire les intersections ambivalentes et chiasmiques de temps et de lieu qui constituent l’expérience problématique « moderne » de la nation occidentale.471 ’Ce qui est désigné par Bhabha par une « société horizontale » régie par « une logique causale centrée », se retrouve chez Arjun Appadurai – celui-là géographe des violences contemporaines – qui distingue deux structures, sociale et politique, contemporaines, qui se livrent un « combat tectonique »472. Il y a la « vertébrée », celle de l’Etat-nation occidental qui s’appuie « fondamentalement sur l’idée d’un ensemble fini de normes et de signaux coordonnés et régulatoires », et la « cellulaire », celle de systèmes qui s’épandent en réseaux au travers des frontières posées par l’Etat-nation moderne473. Mais si selon l’adage l’esclave a fait le maître, et réciproquement, le « système cellulaire » ne semble pas être né dans un rapport au « système vertébré » : il n’est précisément pas dépendant du « vertébré », puisqu’il s’inscrit dans un univers aparallèle à celui-ci ; il va au-delà d’une duplicité temporelle et spatiale, il correspond à une manière autre de vivre et d’exprimer son rapport aux mondes des Etats-nations occidentaux contemporains. Il ne se meut ni en des mouvements horizontaux, ni même verticaux (deux états possibles d’un « système vertébré »), mais il se meut en des mouvements transversaux allant au-delà, en deçà et par-delà ceux du « système vertébré » ». En somme, ce qui se joue dans ce « combat tectonique » que nous avons relevé dans chacune des œuvres de notre corpus, c’est la négociation d’un tiers-espace – qui n’est pas le Tiers-Monde, c’est-à-dire un objet désigné par les forces du « système vertébré » » – modulé par Soi de manière toute transitive et autonome. Ce qui se joue dans les œuvres de Jean Lods, de Monique Agénor, de Jean-Marie G. Le Clézio et de Nabile Farès, c’est la négociation, par la mise en forme d’une structure discursive altérée, d’un tiers-espace – imaginaire et artistique donc – qui lie action et signification dans un rapport modulé aux histoires rencontrées et racontées. Pour échapper à la « peur d’une inclusion draconienne, et [à] la peur de l’exclusion, perçue comme exclusion de l’Histoire même »474 nos textes dénoncent, en les transgressant, les limites posées de manière arbitraire par l’Etat-nation contemporain. C’est de ce mode de transgression que naît la singularité des cartographies contemporaines : comme le souligne Arjun Appadurai au sujet des cartes des Etats et de celles des guerres475, les cartes des mouvements et des circulations imaginaires et artistiques contemporains ne se superposent plus à celles des Etats et des cultures, des langues et des arts de ces Etats. Partout et dans tous les sens, il y a de la circulation rhizomique, partout il y a du sens altéré né des échanges – des contacts et des impacts – entre les nœuds produits et développés à partir de chacun des espaces traversés.
Il n’y a dès lors plus reproduction du monde ou des systèmes du monde, mais il semble davantage y avoir production, par des opérations de l’imagination, de nouveaux mondes, transversaux à ceux déjà existants. Alors, quelles nations se profilent pour nos discoureurs ? Quelle nation pour un homme né en France, ayant parcouru le monde, et notamment ayant hanté, en marge de leurs sociétés, des îles de l’océan Indien (nous pensons aux personnages lecléziens) ? Quelle nation pour des hommes déchirés entre un continent du Nord et une île du Sud, pourtant liée à ce continent (nous pensons aux personnages lodsiens) ? Quelle nation pour des hommes isolés, coupés du monde, vivant sur des hauts plateaux d’une île dont ils ignorent la parenté aux mondes alentours, mais encore quelle nation pour une descendante malgache dont le seul lien avec ses ancêtres est le patrimoine mémoriel et culturel (nous pensons aux personnages d’Agénor) ? Nous voyons que les ambivalences spatiales et temporelles qui sont à chaque fois mises en œuvre ne permettent effectivement pas une approche strictement « horizontale » des interprétations du monde. Les cartes langagières et imaginaires dressées, en effet, « dispersent le temps visuel, homogène de la société horizontale ». Elles ne correspondent pas à une lecture linéaire des histoires des mondes, mais elles éclatent, selon la subjectivité propre à chacune des expériences, la continuité d’un mouvement pour la substituer aux « chaos » d’autres mouvements, trans-mondiaux, trans-nationaux… Nous pensons maintenant aux personnages de Nabile Farès, à leurs mouvements entre des nations occidentales, et ce qui fut une nation orientale, à la manière dont ils tentent de se situer, non seulement par rapport à chacun de ces espaces, mais encore entre ces espaces.
A la fin du dernier plateau du champ des Oliviers, au terme de son long voyage entre Paris et Barcelone, arrivé dans cette dernière ville, Brandy Fax s’interroge sur son errance. Ivre, il tente de redessiner sur une nappe la carte de son « pays inexistant » (p. 217) aux frontières paradoxalement ouvertes…
‘« Je ne peux même plus supporter de voir une carte tant les points dispersés d’une existence très ancienne sont marqués. 3 mers ; et une frontière de sable, limites d’une dispersion que les siècles ont chacun à leur tour avivée. »… paradoxalement car, selon une perception géographique, ces frontières s’ouvrent sur de nombreux mondes. Mais ce n’est là qu’une donnée géographique qui ne prend pas en compte « les points dispersés » au fil des perturbations historiques, au fil des désarrois et des exils. « Le premier littoral », celui des « contours et des appels de vent frais », tout comme la « frontière de sable » sont des lieux de passage : passage des hommes du dedans au dehors du pays, comme le rappellera l’expérience d’Abdenouar dans Mémoire de l’Absent ; mais également, passage d’autres hommes, en un mouvement inverse, du dehors au-dedans de ce même pays : la relecture du mythe de la Kahéna raconte les invasions Arabes en résonance aux invasions Européennes. « L’Algérie, rappelle la voix de l’auteur, est un pays qui est né de plusieurs vagabondages et viols par lesquels ont poussé non pas des humains, mais des rêves humains » (p. 212)… des fantasmes de contacts entre des corps qui n’ont, en fait, subi que des impacts : si les hommes se sont embrassés, c’était pour mieux se déchirer. Dans ces mouvements qui se répètent et se croisent, tantôt les frontières implosent, tantôt elles explosent, mais toujours elles se fragmentent en dispersant des populations : « C’est ainsi. Les hommes vivent et à un moment, lorsque le pays commence à avoir mal aux champs aux montagnes aux rivières aux routes aux jours aux nuits aux arbres et aux désirs, les hommes foutent le camp dans tous les sens » (MA, p. 10), errant, traçant des trajectoires éparses, se dispersant dans l’espace sans trouver de « coordonnée étatique précise » (CO, p. 216). D’où sans doute la nécessité de dessiner une carte nouvelle, de dévoiler la légitime cartographie des mouvements contemporains, et dans le cas présent, celui du peuple berbère qui, en creux, se cache dans les plis du discours.
L’auteur dévoile sa présence : au travers de Brandy Fax dessinant « une carte sur la nappe de papier », il rappelle que « Cette histoire ne fut pas écrite par les … pour cette simple et bonne raison qu’ils n’ont jamais pensé l’écrire / jamais pensé que l’écriture les sauvegarderait de leur dispersion » (p. 215). Qui sont « les … » ? Qui sont ici désignés par ce « ils » ? Le silence se fait, troue le texte par de nombreux points de suspension qui symbolisent l’impossible nomination : « Les histoires des… écrites jusqu’à présent ne sont que des histoires fausses ». Puis à nouveau : « Elles n’ont été écrites que par des gens qui n’étaient pas des….. et qui avaient pour plus terrible (cher) désir de les voir disparaître complètement » (p. 215). Ironiquement – ou désespérément ? – le texte rend compte de cette disparition forcée, en contrebas des plis historiques, par de nombreux vides typographiques, par des creux. La carte qu’entreprend alors de dessiner Brandy Fax, n’est pas qu’une carte faite de tracés, de frontières, fermée sur une nation formée par « des gens […] qui avaient pour plus terrible (cher) désir de les voir disparaître complètement », mais une carte imaginaire, un livre fait de lignes de fuite et d’horizons d’attente comme autant de désirs et d’espoirs : « Ce qui est terrible, c’est que la folie qui me traverse a une réalité. Palpable. géographique. Je ne suis pas un fou ordinaire. Je suis un fou cartographe. Et je bois à cette nouvelle cartographie…… […] » (p. 217).
L’écrivain francophone contemporain ne serait-il pas un « fou cartographe » ? Celui qui peut « accomplir bien des écritures et langages… Sans qu’une part de [lui-même] en soit offusquée atteinte humiliée ou grandie » (p. 216) ? Celui qui, par le discours, propose d’agencer autrement le monde, selon ses espoirs et ses désirs ? Cette carte, symptomatique de son ivresse et de sa « réelle folie » (p. 217), ne serait-elle pas l’aboutissement du langage ? Celui qui, à travers chacun des plateaux, conduit le lecteur à errer de manière métaphorique avec les personnages, et par là-même à prendre conscience des véritables errements, ceux des déplacements de populations, des fuites hasardeuses, périlleuses et mortelles, des nettoyages ethniques, etc. ? Le dessin tracé sur la nappe, ne serait-il pas le monde lui-même ? C’est que, chacun des mouvements repérés entre les plateaux des livres a pour fonction d’exposer ceux des errances : le parcours des voix dans les textes au travers d’une multitude d’espaces et de temporalités, propose un agencement autre du monde narré… monde qui devient le livre… livre qui propose une cartographie abstraite (faite de constellations, de lignes de fuite, etc.) de celui, concret, d’où il émerge : « Ecrire, faire rhizome, accroître son territoire par déterritorialisation, étendre la ligne de fuite jusqu’au point où elle couvre tout le plan de consistance en une machine abstraite »476. Le livre est une « machine abstraite » dans laquelle s’engage l’auteur pour mettre à nu les désarrois du monde avec lequel il fait rhizome. Les « fous cartographes » y produisent des textes, des représentations qui font sens par elles-mêmes, et qui correspondent toutes, de facto, à des choix liés à des visions ou à des impératifs politiques : Nabile Farès s’engage quand il met à jour les errances berbères, Jean-Marie G. Le Clézio s’engage quand il met en lumière la déportation des coolies, Monique Agénor s’engage lorsqu’elle met en scène des pans silencieux des histoires malgaches et réunionnaises, et Jean Lods s’engage lui aussi lorsqu’il dénonce la sclérose d’une société bourgeoise qui a ruiné son enfance. Ces engagements naissent du concret, du monde matériel et palpable, mais leur mise en œuvre, elle, en est « déterritorialisation ». Ce n’est pas une image du monde que nous voyons prendre forme dans les textes, mais sous l’impulsion de l’imaginaire, une représentation aparallèle, abstraite, éclatant les reflets binaires ou strictement historiques et/ou géographiques que l’on pouvait en avoir, provoquant une crise au sein de la représentation et de la signification du texte. Le « fou cartographe » trace les lignes de ses désirs, les agence à sa guise, les fait se mouvoir selon ses besoins, les fait trembler, les unes contre les autres. Ce que dessine le « fou cartographe », c’est la carte des contacts et des impacts qui ont façonné sa modernité post-coloniale, c’est la carte des expériences d’hier qui percutent celles d’aujourd’hui, comme pour mieux signifier l’immuabilité de la violence des rapports humains. Par conséquent, ce qui est abstrait dans le système francophone, ce n’est pas le rhizome en tant que machine abstraite ou que vecteur de lignes abstraites, mais c’est l’entremêlement de tous les rhizomes francophones, dont le résultat (l’image globale) est hybride, et par nature imprévisible. Ce qui est abstrait, ce n’est pas tant la manière dont se forment les rhizomes à partir des livres, dans le monde, mais c’est davantage la manière dont chacun des rhizomes de chacun des livres vient se croiser et s’entrelacer avec d’autres, jusqu’à former une image totale d’une francophonie aussi diversifiée qu’imprévisible. C’est un système cellulaire qui s’épand de manière transversale au travers des strates des systèmes vertébrés, remettant de facto en cause la perception que l’on pouvait en avoir. La structure même du système francophone littéraire impose une altération des structures discursives : écrire dans l’espace francophone, ce n’est pas dresser les mots contre des blocs dont les limites historiques ont été éprouvées par ceux-là même qui écrivent, mais c’est proposer une autre manière de formuler et de structurer sa pensée du monde moderne. Cette pensée est transversale, transculturelle et transnationale. Elle n’érige pas des monuments à la gloire des opprimés, mais elle fore et perfore les blocs façonnés par les oppresseurs pour y creuser les fosses qui devront accueillir les différences jusque-là rejetées ou bafouées : nos maux sont les vôtres, nos cadavres sont aussi vos cadavres, répète-t-elle inlassablement. Les livres, en creusant ces galeries, s’engagent et se politisent. Ils dessinent la carte de leurs réseaux, dessin qui se dégage trait après trait de la volonté de l’auteur et qui vaut, comme le dit Rancière, pour un choix politique :
‘La politique de la littérature n’est pas la politique des écrivains. Elle ne concerne pas leurs engagements personnels dans les luttes politiques ou sociales de leur temps. Elle ne concerne pas non plus la manière dont ils représentent dans leurs livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diverses. L’expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. Elle suppose qu’il n’y a pas à se demander si les écrivains doivent faire de la politique ou se consacrer plutôt à la pureté de leur art, mais que cette pureté même a à voir avec la politique. Elle suppose qu’il y a un lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique définie de l’art d’écrire.477 ’De même, la mise en œuvre des mouvements réels contemporains par le travail de l’imagination « suppose qu’il y a un lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique définie de l’art d’écrire ». En l’occurrence, dans le cadre des maux de l’exil, cette pratique passe du défini à l’indéfini : lézarder les textes en y insérant différentes formes de représentations langagières et artistiques (chroniques, contes, chants, poésies, images cinématographiques, dessins, etc.) correspond effectivement à autant d’exils qui sont des choix politiques. Les écritures s’exilent pour métaphoriser la circulation des hommes, pour métaphoriser les rejets, les déportations, les reconductions, les bans et les assignations. Le livre n’est ni un bulletin de vote ni une arme, mais en tant que livre il offre une pensée politique et citoyenne. Et cette pensée qui se structure par des formes de représentations transversales, s’immisce par des voies subversives dans les interstices des discours politiques nationaux, pour en déranger et en bousculer les normes.
Par conséquent, il me semble qu’il s’agit moins pour moi, lecteur, de me porter attentif à la structure d’une phrase, d’un paragraphe ou d’un livre, que de me porter attentif au sens que peut produire dans mon temps et dans mon espace de vie cette phrase, ce paragraphe ou ce livre selon sa structure. Et ce sens, dans ma contemporanéité, produit l’effet d’un projecteur braqué sur les défiances vis-à-vis des différences : il y a partout des conflits et des échanges, des jeux de tectoniques qui font s’entrechoquer ou se rencontrer des corps. De ces mouvements naissent de nouvelles identités, muables à l’infini, mais paradoxalement fermées les unes aux autres. Tous les jours on tue, on déporte, on assigne ou on reconduit, autant de mouvements violents qui témoignent d’un puissant désir d’hermétisme. Hermétisme pervers, puisqu’il se conserve lors des mouvements de conquête en flèche : « Ils » ne veulent pas recevoir, « ils » s’avancent toujours pour prendre ou pour donner, des biens ou des valeurs, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles ou des libertés, sur un même plan. « Ils » légitiment leurs conquêtes par des apports (culture des terres, éducation des peuples, démocratisation des sociétés, etc.), pourtant « ils » ne veulent pas reconnaître que, dès lors qu’il y a dépassement de frontières, il y a aussi impact (entre des cultures, des langues, etc.). Dire, à la suite des décolonisations, en ex-territoires coloniaux, que ces « ils » (les colons du passé que l’on voudrait faire taire, mais aussi les esclavagistes et autres oppresseurs) n’étaient pas tous des voleurs, qu’ils n’étaient pas tous des exploiteurs, qu’ils ont aussi donné, c’est bien plus que se dédouaner de la responsabilité de ses pères, c’est légitimer leurs actes, c’est légitimer les conquêtes et le sang versé pour des valeurs imposées par la force.
Ce que pointent du doigt l’art et les expériences littéraires qui m’ont accompagné durant mes années d’études, c’est qu’il ne semble pas possible de concevoir sur un même plan les dons et les échanges : le don émerge d’une vue idéologique (« ils » construisent des routes pour faciliter leur progression, et du même coup, ils fabriquent des bas-côtés où prendront place des hommes ; « ils » construisent des écoles pour inculquer des valeurs, les leurs, mais du même coup ils gomment celles des autres ; « ils » donnent la démocratie comme on assène un coup, or un coup donné c’est un coup qui se rendra…), alors que l’échange émerge d’un long processus de rencontre, de reconnaissance et d’ingestion des différences. Le discours artistique transversal, un des produits des échanges, acte l’ingestion des différences ; le discours politique national, producteur d’idéologies, légitime ses dons. En définitive, il s’agit moins pour le lecteur de littératures francophones de légitimer des choix idéologiques exprimés par des œuvres, que d’acter par ses choix de lecture une diversité désormais présente de manière transversale dans son monde, dans sa société, dans sa nation ainsi devenue plurielle. En outre, relever la carte des parcours et des mouvements de diversification mis en œuvre dans les textes francophones qui relatent des déplacements d’hommes et de femmes, c’est reconnaître, assumer et accepter la transitivité et la muabilité de toute identité. C’est reconnaître que la perméabilité et la transversalité de toute identité sont nécessaires aux principes fondamentaux de respect et de tolérance.
Par l’entremêlement de ses voix, la diversification de ses mouvements et la formulation de ses fantasmes, le livre francophone contemporain s’ouvre et se change : par des jeux de modulation de ses structures discursives et représentatives, il métaphorise les mouvements de quête, d’errance et d’exil qu’il met en œuvre, et du même coup il métamorphose ces parcours fictifs en des exils effectifs des modalités d’expressions littéraires et artistiques. Il propose un autre regard sur la différence : dégagé de toutes défiances, il décloisonne les structures littéraires et artistiques, comme pour altérer les structures cognitives des « appareils-à-penser » qui y sont associées. Il propose un mode de pensée qui veut faire de l’altération le marqueur même de sa modernité. En ce sens, il contribue à déployer les lignes alternatives façonnées par les « cellularités utopiques [des] nouvelles formes d’organisation transnationale »478, celles qui semblent aptes à perforer les idéologies des blocs nationaux hermétiques. Ce livre altère la norme (l’Unique) tout en faisant de l’altération sa norme (le Divers). Ce livre est un monde de réseaux palliatifs dans un monde de blocs lacunaires, il perce des poches d’air pour faire circuler ce qui ne pourra sans doute jamais être contrôlé aux frontières, l’imaginaire.
Ils précisent également : « On ne confondra pas de telles lignes, ou linéaments, avec les lignées de type arborescent, qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions » ; Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, op. cit., p. 32
Ibid., p. 634-636
Id., p. 20
Cité par Karine Hurel et Patrick Poncet, « L’enfance de l’art (cartographique) », in EspacesTemps.net, 11 juin 2006, <http://www.espacestemps.net/document2035.html#description>, (2007).
Jacques Rancière, 2007, op. cit., p. 32.
Jacqueline Bardolph, 2002, op. cit., p. 37.
Homi K. Bhabha, 2007, op. cit., p. 226.
Idem.
Arjun Appadurai, 2007 (2006), op. cit., p. 127.
Cf. « Systèmes cellulaires contre systèmes vertébrés », in ibid., p. 46 à 53.
Id., p. 58.
« Ainsi, les cartes des Etats et les cartes de la guerre ne se superposent plus comme dans le vieille géographie réaliste » (id., p. 64).
Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, op. cit., p. 19
Jacques Rancière, 2007, op. cit., p. 11.
Arjun Appadurai, 2007 (2006), op. cit., p. 193.