4.3.2.2.La théorie du déficit du traitement temporel auditif

L’équivalent du système magnocellulaire n’existe pas pour l’audition mais des neurones de grande taille spécialisés dans le traitement des stimuli auditifs rapides ont été mis en évidence ainsi que des anomalies de cellules analogues aux magnocellules visuelles dans les noyaux géniculés médians chez des adultes anciens dyslexiques (Galaburda, Menard, & Rosen, 1994). Ces anomalies seraient à l’origine des difficultés pour le traitement temporel des phonèmes. La reconnaissance des phonèmes nécessite un traitement temporel très précis du signal de parole dépendant de la quantité d’informations intactes. Le traitement des changements rapides et brefs ou des évènements successifs présentés rapidement est critique pour la reconnaissance des phonèmes et peut donc être perturbé par un dysfonctionnement de ces cellules auditives.

La théorie du déficit auditif du traitement temporel porte sur trois points importants (pour une revue voir Farmer & Klein, 1995). Le premier est la discrimination des sons, les dyslexiques sont très sensibles à la résolution spectrale et temporelle des signaux acoustiques complexes (cas de la parole), ils présentent des difficultés de discrimination aussi bien au niveau des caractéristiques fréquentielles (Ahissar, Protopapas, Reid, & Merzenich, 2000 ; Hill, Bailey, Griffiths, & Snowling, 1999 ; McAnally & Stein, 1996), que de la durée (McAnally & Stein, 1996) ou de l’intensité (Ahissar, Protopapas, Reid, & Merzenich, 2000). L’identification de la parole nécessite une étape de discrimination des phonèmes avec une analyse précise des fréquences sur de très courtes durées (transition formantique ≈ 40 ms). Ces difficultés d’analyse seraient à l’origine du déficit de traitement temporel des phonèmes. Le système auditif des dyslexiques aurait une faible résolution temporelle, entraînant des déficits dans le traitement et l’encodage des transitions rapides et des sons brefs. Schwartz et Tallal (1980) montrent, lors d’une tâche d’écoute dichotique, que l’asymétrie pour le traitement de la parole est modifiée lorsqu’un stimulus, dont la transition formantique est allongée de 40 à 80 ms, est présenté. L’analyse des transitions auditives rapides (40 ms) nécessaire dans la compréhension du langage est spécifiquement assurée par l’hémisphère gauche. Pourtant, l’avantage de l’oreille droite bien connu dans le traitement spécifique des stimuli verbaux est réduit lorsque la durée de la transition formantique est allongée à 80 ms. Par conséquent, la spécialisation de l’hémisphère gauche pour le traitement temporel des transitions rapides est réduite lorsque la durée de la transition s’allonge. L’allongement des transitions va désorganiser la dynamique temporelle de la parole, ce qui la rend moins compréhensible et l’éloigne d’une identité verbale, d’où le changement d’asymétrie hémisphérique. La dynamique temporelle du signal de parole est donc primordiale pour une identification correcte.

L’hypothèse du déficit auditif de traitement temporel a été testée par Tallal et Piercy (1973). Les enfants dyslexiques auraient des difficultés à percevoir les différences acoustiques parmi les indices brefs du signal de la parole : les dysfonctionnements au niveau auditif gênent donc l’acquisition de la conscience phonémique et l’élaboration d’un code phonologique précis et organisé, tous deux nécessaires à l’apprentissage de la lecture. Si la durée des stimuli est artificiellement allongée lors d’un programme d’entraînement, le déficit disparaît et les performances augmentent pour une tâche de discrimination de phonèmes (Tallal & Piercy, 1975). Tallal (1980a) met en évidence, chez 8 enfants SLI, un déficit spécifique du traitement de stimuli auditifs se succédant rapidement ce qui les empêcheraient d’entendre des différences acoustiques. Cette théorie du déficit de traitement temporel de l’information rapide est très prometteuse pour comprendre les mécanismes impliqués dans la dyslexie. Une ouverture vers de nouvelles perspectives a été possible grâce à des techniques de rééducation (Merzenich et al., 1996 ; Tallal et al., 1996) basée sur un allongement de la durée du signal. Ces études ont montré une amélioration des performances d’identification des mots, chez des enfants atteints de trouble d’apprentissage de la lecture, après un entraînement auditivo-verbal comportant un allongement du signal acoustique. Cependant, ces études ont fait l’objet de nombreuses critiques, notamment sur la nature de la population étudiée, sur la validité de la théorie et sur la pertinence de l’aspect « allongement », puisque des effets aussi positifs seraient produits par un entraînement sur des stimuli non allongés (Rey, De Martino, Espesser, & Habib, 2002). L’étude Rey et al. (2002) utilise également des stimuli temporellement étirés mais l’effet bénéfique de l’entraînement avec des stimuli étirés n’est pas plus fort que si l’entraînement est fait avec des stimuli non étirés, ce qui remet en cause l’idée d’un déficit de traitement temporel général à l’origine des troubles phonologiques de la dyslexie.

Pourtant, chez l’adulte dyslexique, les troubles de traitement temporel auditif sont encore présents (Hari & Kiesilä, 1996). La première difficulté correspond à la détection et la discrimination des sons séquentiels lorsque d’autres sons précèdent ou suivent deux sons à différencier. Witton et al. (1998) montrent par exemple une faiblesse dans la détection rapide d’indices acoustiques successifs pertinents pour discriminer les sons de parole chez des adultes dyslexiques par rapport à des normo-lecteurs. Une composante électrophysiologique, la MisMatch Negativity (MMN), est un marqueur neuronal qui apparaît lorsqu’un changement acoustique est détecté. L’apparition d’une MMN témoigne d’un traitement auditif de bas niveau et pré-attentionnel (Näätänen, 2001). L’étude de Kujala et al. (2000) indique une réponse anormale de la MMN chez les dyslexiques, ils ne perçoivent pas tous les changements acoustiques dans une séquence de sons, ce qui rend compte de difficultés de traitement temporel des sons. Cette étude confirme un déficit de traitement temporel des informations auditives non-linguistiques, ce qui suggère que la discrimination d’indices acoustiques temporels nécessaires à l’identification de la parole est problématique chez les dyslexiques. Par ailleurs, de faibles capacités de lecture des non-mots seraient associées à une perception temporelle auditive altérée chez l’adulte dyslexique. Une étude en IRMf chez des normo-lecteurs (Temple et al., 2000) met en évidence une activité cérébrale préfrontale en réponse à des stimuli non linguistiques avec des changements rapides (en opposition à des changements plus lents) qui n’apparaît pas chez les dyslexiques. Cependant, cette région semble présenter une certaine plasticité car un changement de sensibilité a été obtenu chez des adultes dyslexiques après un entraînement intensif basé sur le traitement auditif et les capacités du langage oral (Temple et al., 2003).

Une seconde difficulté rencontrée par les dyslexiques est la détection et la discrimination des sons séquentiels lorsqu’il faut séparer deux sources sonores (streaming). Helenius et al. (1999) montrent un déficit de ségrégation des flux auditifs non-verbaux chez des adultes dyslexiques. La différence entre les deux flux est perçue par les adultes dyslexiques lorsque la vitesse de présentation est plus lente par rapport au groupe contrôle. La séparation des flux peut être reliée à la perception de la parole et notamment à des difficultés à segmenter la séquence de sons de parole et donc à prendre conscience des phonèmes ainsi que de l’ordre des phonèmes qui la composent. L’accès aux représentations phonologiques est, par conséquence, plus lent. Les auteurs émettent l’hypothèse selon laquelle les adultes dyslexiques utiliseraient une fenêtre d’intégration temporelle plus large pendant laquelle les premiers phonèmes affecteraient l’identification des phonèmes suivants, par exemple, en masquant les transitions brèves. Ces résultats suggèrent que le dysfonctionnement auditif affecterait les capacités à utiliser les représentations phonologiques indispensables à la lecture.

Le troisième point est la détection de signaux acoustiques brefs présentés dans le bruit. Selon l’hypothèse auditive de la dyslexie de Tallal (1980b), l’établissement des compétences pertinentes pour la lecture est lié à une perception auditive normale. Des études portant sur l’environnement sonore à l’école ont montré qu’une classe bruyante pouvait aggraver les déficiences d’enfants avec des problèmes de lecture (Bradlow, Kraus, & Hayes, 2003 ; Ziegler, Pech-Georgel, George, Alario, & Lorenzi, 2005). L’enfant en retard de lecture montrerait plus de difficultés à la compréhension de la parole dans le bruit (Bradlow, Kraus, & Hayes, 2003 ; Brady, Shankweiler, & Mann, 1983 ; Cunningham, Nicol, Zecker, Bradlow, & Kraus, 2001 ; Jerger, Martin, & Jerger, 1987). Donc, même si on ne peut pas en déduire un lien de cause à effet, il est envisageable que le fonctionnement du système auditif soit en lien avec les processus cognitifs de traitement des mots écrits.

Figure 49 : Schématisation de la théorie magnocellulaire.
Figure 49 : Schématisation de la théorie magnocellulaire.