4.5. Problématique et Hypothèses

Reed (1989) démontre que les difficultés de jugement d’ordre temporel chez les faibles lecteurs sont dues à un déficit perceptuel basique plutôt qu’à un problème de rétention en mémoire de l’ordre temporel. Ce déficit perceptuel correspondrait, selon les travaux de Paula Tallal (1980a), à une difficulté de traitement temporel d’indices acoustiques brefs et/ou rapides. Tallal and Piercy (1974) montrent que des enfants aphasiques présentent de telles difficultés à discriminer des sons de parole qui se distinguent par un changement de fréquence rapide dans la transition CV (/bɑ-/gɑ/). Les enfants avec des troubles du langage perçoivent mal certains sons de parole proches acoustiquement. Tallal et Stark (1981) montrent que les enfants ayant des troubles d’apprentissage de la lecture ont des déficits de perception des stimuli de parole lorsque ceux-ci diffèrent uniquement par des indices brefs (/bɑ-/dɑ/) alors que des sons de parole avec des indices plus longs sont bien perçus (les voyelles).

Parmi les traits phonétiques composant les consonnes occlusives, il apparaît que deux traits sont particulièrement vulnérables à de telles difficultés perceptives.

Le premier est le voisement dont la dimension acoustique critique est temporelle. De nombreuses études ont mis en évidence des difficultés de discrimination du contraste voisé/non voisé chez les dyslexiques : /dɑ/-/tɑ/ (Tallal & Stark, 1981) ou /bɑ/-/pɑ/ (Elliott, Hammer, & Scholl, 1989) . Les études de Bedoin et ses collaborateurs (Bedoin, 2003 ; Dworczak, Bedoin, & Krifi, sous presse ; Krifi, Bedoin, & Mérigot, 2003) ont montré une organisation phonétique des unités phonémiques différente chez des enfants dyslexiques, avec notamment une absence de prise en compte du trait de voisement dans cette architecture. Suite à ces études, les auteurs ont évalué l’effet d’un entraînement audio-visuel sur la sensibilité au trait de voisement en lecture chez les enfants dyslexiques. L’entraînement est bénéfique et contribuerait à la mise en place progressive du système d’organisation des phonèmes. Le but principal est de développer des représentations phonologiques plus détaillées et précises du point de vue phonétique (Fabre & Bedoin, 2003). Plus récemment, Bedoin et Krifi (à paraître) suggèrent que les représentations du lieu et du mode d’articulation sont plus précises que celle du trait de voisement.

Le second correspond au lieu d’articulation dont la dimension critique peut être de deux natures différentes : spectrale et temporelle.De nombreuses études ont étudié ce trait phonétique (Bradlow et al., 1999 ; Forrest & Morrisette, 1999 ; Merzenich et al., 1996 ; Tallal et al., 1996 ; Tallal & Piercy, 1974). Tallal et Piercy (1974, 1975) montrent que les enfants aphasiques ont des difficultés de discrimination de la paire /bɑ/-/dɑ/ avec de courtes durées de transitions formantiques (43 ms) ce qui n’est pas le cas lorsque les transitions formantiques sont plus longues (95 ms). L’allongement de la durée de la transition permet donc d’améliorer la perception des sons de parole du fait de l’augmentation du temps disponible pour le traitement d’indices acoustiques rapides mais particulièrement cruciaux. Plus récemment, Tallal et al. (1996) et Merzenich et al. (1996) ont procédé à l’entraînement d’enfants ayant des troubles du langage en utilisant de la parole modifiée. Cette parole contenait des éléments transitionnels rapides allongés et amplifiés, ce qui améliora la perception de la parole par les enfants. Cependant, Mody et al. (1997) considèrent que cette amélioration est due essentiellement à l’augmentation de la distance phonétique entre le contraste /bɑ/-/dɑ/. Les auteurs suggèrent donc que cet effet d’entraînement est spécifique à la parole car il porte sur des caractéristiques linguistiques des stimuli et qu’il n’est donc pas dû directement à un temps d’encodage temporel, donc la théorie du déficit auditif du traitement temporel est rejetée.

Bradlow et al. (1999) explorent les indices acoustiques précis des consonnes occlusives qui poseraient des difficultés de perception aux enfants ayant des troubles d’apprentissage de la lecture (Learning Problem, LP). Les auteurs font varier la durée des transitions formantiques sur un continuum /dɑ/-/gɑ/. Lorsqu’ils allongent la durée de la transition de 40 ms à 80 ms, ils n’observent pas d’amélioration des seuils de discrimination. Par contre, ils observent au niveau de la réponse électrophysiologique une diminution de la mismatch negativity (MMN) chez le groupe LP pour le contraste /dɑ/-/gɑ/ lorsque la durée de la transition est de 40 ms. Par ailleurs, pour une durée de 80 ms, ils observent la même réponse MMN pour les deux groupes. L’allongement de la durée de la transition formantique permet donc la disparition d’anomalies de l’encodage à un niveau pré-attentionnel. Cependant, cet allongement n’est pas suffisant pour faciliter la discrimination du contraste de lieu d’articulation au niveau comportemental. Par conséquent, cette étude suggère que le traitement d’indices acoustiques brefs et rapides ne serait pas un problème fondamental chez les dyslexiques. Kraus et al. (1996) mettent en évidence la nécessité, pour les enfants LP, d’une distance acoustique importante pour arriver à discriminer deux sons de parole. Certains enfants LP présentent des difficultés pour discriminer la paire /dɑ/-/gɑ/ (même durée de transition), alors qu’ils ne présentent pas de déficit pour distinguer le contraste /bɑ/-/wɑ/ (durée de transition plus longue pour /wɑ/, 75 à 150 ms comparé à 50 à 75 ms pour l’occlusive). Ces résultats comportementaux sont corrélés avec la réponse électrophysiologique, la MMN, qui n’apparaît pas pour le contraste /dɑ/-/gɑ/ chez les enfants qui n’arrivent pas à les discriminer. La durée de transition est donc un indice critique pour discriminer deux phonèmes. Ces résultats montrent que les difficultés perceptuelles des enfants LP ont lieu avant la perception consciente lors de traitements perceptifs de bas niveau. Les changements spectro-temporels ne sont pas traités de la même manière pour tous les enfants LP, dans leur ensemble, donc les informations seraient traitées par des mécanismes moins efficaces le long des voies auditives ascendantes.

La question de l’identification et de la discrimination de phonèmes chez les dyslexiques reste encore à explorer pour décrire plus précisément les indices acoustiques responsables de cette conscience phonologique défaillante. Nous nous demandons si la difficulté des dyslexiques à manipuler et à distinguer les différents sons du langage ne pourrait être liée à un problème de bas niveau. Des troubles d’extraction de traits acoustiques composants les phonèmes empêcheraient leur manipulation et leur représentation. L’objectif de ce travail est d’étudier des traits phonétiques de consonnes occlusives qui induiraient des difficultés de perception phonémique chez des adultes dyslexiques. Nous voudrions ainsi étudier l’hypothèse d’un déficit d’un traitement auditif temporel chez les dyslexiques adultes. Nous ne pourrons cependant pas répondre à la question directement à savoir si le déficit perceptuel chez les dyslexiques est de nature auditive ou spécifique à la parole. Mais, en nous focalisant sur des indices acoustiques de la parole, nous pourrons apporter des informations sur la nature du déficit perceptuel, en particulier dans la perception de la parole. Nous nous posons la question de l’effet de la compression de la durée d’indices acoustiques brefs, nécessaires à la perception de la parole, sur l’identification de stimuli de parole chez des dyslexiques adultes. La réduction de durée du trait de voisement et de celui du lieu d’articulation de consonnes occlusives influencera-t-elle l’identification et la discrimination de ces consonnes chez des dyslexiques adultes, de manière plus forte que chez des individus contrôles ?

Nous comparons les performances des dyslexiques avec les performances de sujets appariés ne présentant pas de trouble de la lecture. Les Expériences 1 et 2 présentées dans le Chapitre 2 sont proposées aux deux groupes. Rappelons que l’Expérience 1 porte sur la compression temporelle du trait de voisement alors que dans l’Expérience 2 c’est le trait de lieu d’articulation qui est manipulé. Nous émettons l’hypothèse générale selon laquelle la compression temporelle des deux traits phonétiques, indépendamment l’un de l’autre, chez les dyslexiques devrait avoir un effet sur l’intelligibilité de la parole. Nous nous attendons donc à observer des performances d’identification des consonnes significativement différentes entre les deux groupes. Les résultats devraient nous renseigner sur la nature des traits acoustico-phonétiques dont la brièveté provoque des difficultés perceptuelles chez les dyslexiques. Les consonnes occlusives proposées constituent un « point faible » chez de nombreux dyslexiques, aussi bien au niveau de la production, de la perception que de l’écriture. Nous observerons la nature des erreurs des dyslexiques dans une tâche d’identification auditive de pseudo-mots de forme CVCV.

Les hypothèses opérationnelles sont les suivantes :