Conclusion Générale

Dans les modèles classiques de reconnaissance des mots parlés, les premières étapes entre l’entrée auditive et les unités phonémiques font appel à des phénomènes de segmentation du signal de parole et de catégorisation des segments selon des traits distinctifs. L’exécution de ces deux processus est complexe du fait de la variabilité importante du signal de parole. Cette variabilité peut émerger aussi bien de facteurs intrinsèques au locuteur que de facteurs extrinsèques de l’environnement. Dans cette thèse, nous avons mentionné à la fois, des facteurs intrinsèques, comme les phénomènes de coarticulation ou d’assimilation et, des facteurs extrinsèques, comme le bruit ou la compression temporelle artificielle du signal de parole. Cette grande variabilité du signal acoustique rend donc difficile l’établissement de correspondances biunivoques entre un son de parole et sa représentation phonémique. Les phonèmes sont décrits grâce à des traits phonétiques et les indices acoustiques qui leurs correspondent. Ces indices acoustiques peuvent être coarticulés ou assimilés mais ces effets dépendent du poids relatif de chaque indice dans l’identification de la parole ainsi que de la nature des indices. Les indices acoustiques n’ont pas tous la même importance dans la reconnaissance des mots et cette différence peut être due à la nature spectro-temporelle de l’indice. Dans ce travail de thèse, nous avons voulu, dans un premier temps, étudier le poids relatif de deux traits phonétiques : le voisement et le lieu d’articulation, dans l’identification de pseudo-mots CVCV, dont les consonnes ne sont que des occlusives qui se différencient par un ou deux traits. Dans un second temps, nous avons émis l’hypothèse que le trait de voisement (barre de voisement et VOT) était de nature temporelle (« source ») alors que le trait de lieu d’articulation (transitions formantiques) était de nature spectro-temporelle (« filtre »). Cette hypothèse a permis de comparer les deux types de traitements selon la nature acoustique des indices. De plus, dans des conditions d’écoute difficiles correspondant à de la parole compressée temporellement, nous avons examiné l’effet de cette dégradation du signal sur les représentations des traits phonétiques chez des adultes normo-entendants et experts en lecture. Selon les résultats obtenus dans le Chapitre 2, il existe un traitement différentiel des deux indices acoustiques. Le trait de voisement apparaît plus sensible à la compression temporelle que le trait de lieu d’articulation, ce qui suggère que la durée des transitions n’est pas un indice pertinent dans l’identification de la parole mais que les changements fréquentiels rapides sont un indice acoustique saillant. Le trait de voisement, lui, est un bon indice temporel. Par ailleurs, il a été montré que ces deux traits peuvent être traités de manière indépendante, en parallèle ou bien de manière interactive c’est-à-dire que les effets de compression temporelle de chaque indice vont s’ajouter. Cette relation dépend de la nature des indices acoustiques manipulés. De plus, un effet de la redondance des indices acoustiques a été mis en évidence, particulièrement sur l’identification de la consonne en position intervocalique. Une analyse acoustique de la durée des indices (et de la pente des transitions) a été menée, dans le but d’évaluer dans quelle mesure les effets de compression étaient dus à la nature ou à la durée de l’indice manipulé. Globalement, les durées des indices corrélaient avec les performances d’identification des consonnes quand les deux indices étaient compressés. Nous pouvons suggérer que l’identification se base sur la nature des indices lorsqu’un seul trait phonétique est dégradé et qu’elle se base sur la durée lorsque deux ou plusieurs traits sont altérés. Cette première étude met en avant un traitement auditif temporel différentiel selon la nature de l’indice acoustique.

Dans le Chapitre 3, nous avons examiné l’importante variabilité interindividuelle observée dans nos expériences comportementales. Cette variabilité a été corrélée, d’une part, à des mesures auditives de bas niveau et, d’autre part, aux capacités cognitives phonologiques des participants en lecture. Des corrélations phonologiques ont permis d’expliquer cette variabilité interindividuelle : les participants les moins performants dans la tâche d’identification auditive des pseudo-mots compressés sur des traits phonétiques présentaient des difficultés à établir des correspondances grapho-phonémiques reflétant une organisation et des représentations imprécises et peu détaillées des traits phonétiques, ce qui ralentit leur lecture. Ces troubles de langage font penser à ceux décrits dans la dyslexie.

L’étude d’une population pathologique ayant des troubles d’apprentissage de la lecture a été menée dans le Chapitre 4. Une des principales théories cognitives explicatives de la dyslexie est la théorie d’un déficit général de traitement auditif temporel. Or, nous explorons les performances d’identification auditive de pseudo-mots compressés de dyslexiques adultes comparées à celles de sujets contrôles appariés. De manière générale, la réduction temporelle d’indices brefs et rapides (voisement, VOT, transitions) a plus d’effet chez les dyslexiques que chez les témoins. Les dyslexiques sont plus sensibles à la durée de voisement qu’à la durée des transitions. Par contre, il semblerait que le traitement spectral soit défaillant chez les dyslexiques. Ce chapitre est donc en faveur d’un déficit de traitement auditif temporel des sons de parole chez les dyslexiques adultes.

Afin d’appuyer ce dernier résultat, nous avons exploré le fonctionnement du système auditif périphérique et central chez un groupe de dyslexiques appariés à un groupe témoin (Chapitre 5). Le système efférent olivocochléaire fait l’objet d’une évaluation fonctionnelle pour les deux groupes et les données sont ensuite comparées entre les deux groupes. Les dyslexiques adultes peuvent se diviser en deux sous-groupes (10 participants dans chaque groupe) : le premier sous-groupe présente une dominance fonctionnelle du SEOCM sur l’oreille droite (DLOD) et le second sous-groupe, à l’inverse, manifeste une dominance fonctionnelle du SEOCM sur l’oreille gauche. Les dyslexiques présentent, tous, une asymétrie centrale atypique qui est corrélée à leurs performances dans la tâche auditive d’identification de pseudo-mots compressés selon l’indice acoustique manipulé. En effet, une dominance fonctionnelle du SEOCM à droite est corrélée avec une sensibilité au trait de voisement chez les dyslexiques DLOD alors qu’une dominance opposée est corrélée à une sensibilité au trait de lieu d’articulation chez les DLOG. Les dyslexiques mettraient donc en place des mécanismes compensatoires au moment de l’acquisition de la lecture qui impliqueraient une réorganisation cérébrale des représentations des traits phonétiques. Par conséquent, les DLOD traitent préférentiellement les indices temporels dans l’hémisphère gauche alors que les DLOG privilégient le traitement spectral dans l’hémisphère droit.

En conclusion, nous pouvons envisager d’autres études portant sur le rôle et la nature des indices acoustiques dans la perception de la parole chez les dyslexiques. En effet, d’une part, les processus neuronaux impliqués dans le traitement temporel des indices acoustiques dépendent de leur nature temporelle, spectrale ou spectro-temporelle. Cependant, des points restent à éclairicir sur les déficits de traitement du signal de parole chez les dyslexiques. Un des axes de recherche à envisager est l’utilisation de techniques électrophysiologiques et d’imagerie cérébrale pour observer de manière plus précise les mécanismes cérébraux et les aires corticales impliquées dans les déficits de perception de la parole. L’électrophysiologie, et notamment, l’étude de la MMN est une méthode prometteuse, rapide, facile et efficace pour obtenir un profil neurophysiologique des indices acoustiques anormalement traités par le système auditif. D’autre part, nous soulignons l’intérêt majeur de s’intéresser à la dyslexie chez l’adulte. En effet, les adultes dyslexiques présentent, comme les enfants, une plasticité cérébrale suite à un entraînement adapté. Ce résultat permet donc de donner un poids aux méthodes de rééducation chez l’adulte dyslexique qui peut donc, même tardivement, améliorer ses capacités en lecture, par exemple. De plus, si l’on considère que les adultes présentent encore certaines difficultés phonologiques, visuelles ou motrices liées à la dyslexie, l’étude chez les adultes est méthodologiquement et éthiquement plus simple que chez les enfants.