1.1. Lieu A

Le Lieu A – que j'utilise comme terrain clinique de recherche – était à l’époque mon cadre professionnel en tant qu'infirmière. J’avais également un regard clinique puisque je menais parallèlement une recherche sur ce terrain dans le cadre d’un DEA au Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC) de Lyon.

Voici d'abord une image pour situer le contexte…

Une petite ville pleine de charme : ville fleurie où les canaux tranquilles se croisent et s’entrecroisent. Depuis un certain temps déjà trottoirs et places attestent de la présence d’individus dont l’apparence et la conduite détonnent avec le standing ambiant.

Voici un extrait d'une pétition (14 pages de signatures) adressée à Monsieur le Maire : « Les habitants du centre ville, gare, poste, subissent la faune devant le square plutôt que la flore. L'une des plus belles villes de France doit-elle continuer à ternir son image de marque en faisant fuir les touristes, en laissant la racaille ternir les trottoirs, et installer la terreur chez nos retraités ou provoquer nos commerçants déjà en difficulté ».

La municipalité de la ville, en lien avec la DDASS, les représentants des structures d’accueil et d’urgence sociale et ceux de l'Unité de soins spécialisés du Centre Hospitalier Régional font le double constat suivant :

  • une augmentation du nombre de personnes en situation d’errance,
  • une augmentation parmi eux d’individus souffrant de troubles psychologiques ou psychiatriques.

Un réseau de réflexion autour de ces constats a conduit à la création d’un nouveau service :une antenne d’écoute d’urgence : le Lieu A.

L’antenne d’écoute d’urgence3 vise à « rétablir le lien social, maintenir le contact avec les populations fragilisées, à « apprivoiser » les personnes les plus marginalisées et qui ne fréquentent que peu ou pas les structures ».

L’antenne d’écoute est structurée en deux parties et en deux temps :

  • les matinéesen semaine, une partie structurée, stable, dans un lieu et un espace précis, sous forme d’un local qui s’appelle “ le Lieu A ”, permet rencontres, écoute, échanges d’informations et d’expériences.
  • en soirée jusqu’à 22hen semaine, une intervention itinérante va au-devant des personnes afin de les rencontrer dans les lieux où elles se réunissent ou dorment, lieux de l’espace public qui forment également leur espace privé. L’accolement espace public-espace privé représente d’ailleurs une des complexités de ce travail « dans la rue ».

Une équipe pluridisciplinaire est composée de :

  • une infirmière D.E. à temps plein, rattachée au secteur psychiatrique du Centre Hospitalier. Je suis moi-même recrutée pour ce poste.
  • - un éducateur spécialisé à temps plein
  • et au bout de neuf mois de fonctionnement, un psychologue à mi-temps qui vient compléter l'équipe.

L’originalité de ce dispositif tient au fait que « rien » n’est proposé à ces personnes, sinon un lieu ouvert qu’ils peuvent investir à leur guise, moyennant le respect de certaines règles de base, mises en place avec leur participation.

Quel intérêt comporte ce terrain comme dispositif de recherche ?

Ce dispositif dit « expérimental » a pour mission :

  • D’aller au devant des personnes vivant dans la plus grande précarité, en situation de détresse sociale, médicale et psychique.
  • De créer un espace d'accueil, de soutien psychologique, d'écoute et de liaison avec les différents partenaires intéressés par l'aide et le soin auprès de ces personnes.

Cette demande émerge de plusieurs faits :

Premièrement, les promoteurs du dispositif (les représentants de la DDASS, La Mairie, Conseil Général), tout comme l’équipe du Lieu A (l’éducateur et moi-même, et plus tard le psychologue) sont concernés par une réflexion sur l’accompagnement et l’évaluation de ses effets. L’influence de cette antenne sur le fonctionnement psychique des SEU présente en effet un intérêt dans la mesure où, par rebondissement, elle pourrait entraîner une modification de leur conduite ou leur » citoyenneté ». Tout le monde est donc d'accord sur l'intérêt d'une Action-Recherche en lien avec l'Université à partir du terrain du Lieu A.

Deuxièmement, en tant que chercheuse en DEA je trouve dans le cadre de ma pratique professionnelle une résonance et une congruence avec le champ de la psychologie clinique. Pourquoi ne pas explorer les domaines suivants :

  • la question de la fonction psychique d’un lieu précis dans le rétablissement du lien entre l’individu en situation de rupture relationnelle et / ou sociale avec son environnement.
  • les conditions dans lesquelles il est possible pour ces sujets dits «sans lieu fixe» de s'approprier un lieu.

Troisièmement, dans ma double position de pratique et de recherche, je ressens le besoin d’un échange. Ma pratique dans un dispositif pionnier et les effets de fascination – répulsion que j’ai pu observer par rapport à ce public m’incitent alors à relier mon expérience à des outils conceptuels et à d'autres pratiques dans des domaines similaires.

Il faut préciser que le démarrage du dispositif s'est fait très rapidement. L'équipe éducateur / infirmière que nous formions au départ était désignée pour « aller au devant » mais aussi pour « faire avec ». Selon nos références personnelles et théoriques réciproques, nous avons opté pour un accueil « centré sur la personne » selon le modèle rogerien.

Nos interactions prennent particulièrement en compte l’éprouvé du vécu quotidien des sujets en situation de rupture. Nous n’offrons rien de matériel ( à part le café) : ni orientation, ni animation ; par contre, nous favorisons le “ brassage ” des populations hétérogènes. Aucune règle n’est affichée dans le local qui ne fasse l'objet d'un échange avec les usagers du lieu. Les problèmes sont évoqués lorsqu’ils émergent. L’accent est mis sur la reconnaissance et la considération du monde d’autrui. Dans le local et dans la rue, nous visons à considérer davantage la personne que son problème, à promouvoir toute potentialité chez l’individu. Ceci vaut également pour le groupe,que ce soit les groupes dans la rue ou le groupe des accueillis lors de l’accueil du matin.

Quatrièmement, une fréquentation importante du lieu indique que quelque chose a l'air de fonctionner. Après six mois, nous totalisons, dans le cadre du dispositif, plus de 2200 rencontres au Lieu A pour 136 personnes connues. Nous tenions des statistiques concernant la fréquentation du local, le nombre de rencontres dans la rue, les thèmes abordés, la typologie de la population. Le taux de fréquentation du local s’accroît. Entre vingt et quarante personnes chaque matin nous rendent visite au Lieu A. Cependant, si la fréquentation est importante, nous ignorons toujours pourquoi. De plus d'autres problèmes internes inhérents à ce type de dispositif ne tardent pas à se faire sentir. Au niveau des promoteurs institutionnels, la double démarche, qui conjugue à la fois le social et la santé mentale, soumet l’équipe à des pressions importantes, vécues au quotidien.

Je propose, par la vignette suivante, un avant aperçu du Lieu A.

Vignette d’une réunion au Lieu A

Il s'agit d'une réunion au Lieu A dont le but est de réfléchir sur la cohabitation avec le voisinage du centre ville. A cette époque, le Lieu A existe depuis16 mois.

Ce lieu se situe au centre ville, dans une rue montante, légèrement en retrait d'une rue piétonne très touristique. La devanture à laquelle on accède par des pavés anciens est agréable à regarder. De l'extérieur on aperçoit aux fenêtres et à la porte fenêtre en bois des voilages de couleur vives.

On entre dans une grande salle. L'intérieur est assez sombre, car les fenêtres et la porte-fenêtre de devant sont les uniques ouvertures. Une salle borgne, séparée par une porte vitrée coulissante, se situe à l'arrière. Le lieu est meublé d'un bureau avec téléphone et fax et d'étagères contenant des encyclopédies, des bandes dessinées, des livres, des brochures de renseignements destinés aux personnes en recherche d'aide ou de réinsertion. Un poste d’infirmerie se situe au fond de la salle borgne – espace circonscrit comme «espace infirmier» par un grand meuble et un rideau. Un minuscule coin W.C. avec un petit lavabo se trouvent au fond de la grande salle et à la limite de la séparation entre les deux salles.

Lorsque l'on ouvre la porte, la grande salle d'entrée dégage une odeur de café et de cigarette. Elle a l'allure d'un bar. Toute en lambris clair, cette pièce sert à l'accueil et à contenir ce qui se passe durant les heures d'ouverture. Des tables et des chaises sont disposées dans la salle et sur un meuble se trouve le «coin café» avec le nécessaire pour se servir. Un livre d’or se trouve vers l’entrée, où ceux qui le désirent peuvent marquer leur passage par un mot ou un dessin. Tableaux, dessins et poèmes sont accrochés aux murs : il s’agit de productions spontanées des usagers. Un peu plus haut que le regard, plusieurs rangées de fils sont tendues au travers de la pièce. Des photographies – en majorité des portraits noir et blanc – y sont suspendues. Les clichés représentent des personnes que nous avons rencontrées dehors dans des lieux publics ou qui fréquentent régulièrement ou ponctuellement ce lieu, ou l’ont fréquenté par le passé. Prises par l'éducateur, ces photos donnent une impression de « plein », elles remplissent ce lieu d’êtres, comme la présence/ absence silencieuse des personnes qui y sont passées. Sorte de support mémoire, elles donnent une âme au lieu. Grâce à leur image, les sans domicile fixe « habitent » cet espace, donnant ainsi l’illusion de l’occuper en permanence. Illusion et continuité, car même lorsqu’ils sont dehors, la photographie les rend présents dans la pensée de ceux qui les regardent et se souviennent d’eux.

Aujourd'hui, pour la réunion, les tables ont été repoussées et les 25 personnes présentes se sont assises en cercle.

Le président de la séance, qui est un membre du groupe (récemment sorti de prison), rappelle le Préambule : « Il n’y a pas d’exclusion au Lieu A. Ce lieu est comme une « île vierge ».

Sam - 23 ans, entre. C’est un homme qui vit dans un squat avec 10 personnes depuis 6 mois. Il voit les gens assis en réunion, lève les bras en signe d’agacement, et s’en va. (Il voulait seulement prendre un café).

Educateur - « Si on n’intervient pas là-dessus ensemble, sur les problèmes énumérés au tableau, on risque d’être virés d’ici ». En ce qui concerne les voisins « on ne va pas se tortiller du cul pour chier droit... C’est vrai ce qu’ils disent… l’alcool dans la rue, les joints…tout ça, ça fait flipper les gens. En plus ça s’étale partout dans la ville et ça se raconte de boutique en boutique ».

José - (32 ans, vit de squat en squat avec le même groupe) « Pourquoi on va surveiller ce qu’on fait dans la rue, nous ? C’est nos affaires, on est libres. Déjà que dans la rue on ne nous laisse pas tranquille ».

Une remarque dans le groupe - « Il faut leur donner une image de nous qui est solidaire ».

José - (le même homme) « Déjà on se connaît tous. On est tous les mêmes. Les gens de l’extérieur nous gâchent la vie encore ici au Lieu A ».

Patricia - (femme de 27 ans qui passe d’un logement social à une autre) « C’est à nous de dire aux autres lorsqu’ils vont picoler d’aller le faire plus loin ».

Fred - (25 ans, marche – beaucoup – avec une béquille et refuse l’opération pour une maladie dégénérative de la hanche, il vit tantôt dans la rue, tantôt en squat ou dans la gare ou chez sa mère). « Il faut mettre des tracts dans les boites aux lettres des voisins pour les inviter à venir voir ce qui se passe ici. Il faut débattre avec eux pour améliorer les relations entre nous et eux ».

L’idée des tracts est votée, acceptée et mise en place. Les différentes tâches sont reparties dans le groupe. Il s’agit de :

  • composer un texte
  • fixer des dates
  • taper le tract à l’ordinateur
  • distribuer le tract

Sam - (celui qui était parti au début), revient et regarde par la fenêtre si la réunion est terminée. (Il voulait seulement prendre un café).

La discussion continue autour du regard public sur le Lieu A

José - « Ils vont fumer là haut. C’est une plaque tournante. C’était déjà comme ça avant que le Lieu A existe. Les voisins le savent bien, alors il faut pas qu’ils mettent tout sur le dos du Lieu A ».

Patricia- « On fait partie du Lieu A. C’est à nous de faire attention et à surveiller ceux qui y montent ».

Groupe - « On ne va pas non plus tout contrôler et faire les flics dans la ville ».

Educateur- « Quand je vois des gens qui viennent au Lieu A avec le regard dans le vide qui partent avec 2 ou 3 autres gars, je sais où ils vont. Je n’ai quand même pas le trou du cul plus large que le tunnel du Mont Blanc pour savoir qu’ils vont fumer leurs joints là haut ! ».

Fred - « Ceux qui boivent et qui fument, c’est à nous de faire la police tout proche d’ici ».

José - « Oui, mais il y a déjà plein de flics en ville ».

Fred- « Je propose une journée porte ouverte au Lieu A. On dessine, dehors, devant la porte. On fait de la musique, on jongle, on lit des poèmes. On parle avec les gens et ça amène la communication et l’échange avec eux ».

Boatman - (40 ans, a vécu des années dans la rue, vit depuis 2 ans dans une chambre meublée. Ancien marin licencié, il passe son temps à dessiner des bateaux échoués dans le désert) « Il faudrait faire une réunion une fois par semaine pour informer les nouveaux venus sur ce qui se passe ici ».

Fred - « Il faudrait non seulement informer les nouveaux ici mais déjà les prévenir dans la rue avant de les amener ici ».

Steph- (33 ans, vit dans un foyer) « On peut mettre les vendredis les réunions une fois par semaine ?».

Christophe - (jeune de 17 ans ayant plaqué l’école depuis 2 mois, a rejoint des copains dans un squat) « Il faudrait aussi faire « la charte du Lieu A ».

Durée de la réunion : 45 minutes

Des éléments de cette réunion donnent déjà des images acoustiques et visuelles percutantes.

Au niveau du langage

Les images et métaphores contenues dans le discours de l’éducateur montrent qu’il est « aligné » avec ce public. Sa façon de parler résonne avec leur fonctionnement psychique et leurs comportements. Par exemple le terme utilisé par l’éducateur, « se tortiller », en se référant à un mouvement ou un positionnement corporel, fait écho avec leur positionnement psychique qui oscille entre la recherche d’autonomie et la dépendance.

L’image du tunnel du Mt Blanc renvoie à une culture locale ou à un territoire, sur un mode très cru. On peut se demander si sous prétexte d’être compris ou en résonance avec les personnes accueillies, il est absolument nécessaire d’utiliser les codes culturels qui leur sont propres. Mais il semblerait que pour certaines personnalités dans cette clinique l’appropriation des choses s’opèrerait par l’abject. Nous ne manquerons pas de discerner dans ce fait les notions d’abjection (Julia Kristeva, 1980 ) et d’obscénalité (Bernard Duez, 2000).

La dimension citoyenne de la rue

Si nous considérons la politique comme l’art d’organiser la cité et ce qui est en dehors de la cité, et conformément à la définition de ce terme du grec politikos, de polis, ville, ce à quoi nous assistons ici renvoie à une forme d’organisation du pouvoir dans une micro société ou un Etat.

Dans la gestion de ce lieu, certaines personnes semblent être concernées par leur place de citoyen du point de vue de leurs devoirs et de leurs droits civils et politiques.

En effet, ils montrent qu’ils investissement le lieu, qu’ils se sentent impliqués vis-à-vis de lui et de la ville. Certains se voient même comme représentants du lieu.

Le lien culture/ citoyenneté

Des productions artistiques spontanées ont été élaborées par les sujets dans la phase initiale de l’expérience. Le renouement potentiel du lien de symbolisation passe par le développement des capacités de sublimation. Les concepts de la théorie de la construction d’appareil psychique groupal développé par R. Kaës pourront être utilisés dans l’analyse des capacités des « créateurs » à franchir ces différentes phases de la construction psychique.

Cette brève analyse indique des pistes qui seront retravaillées au cours de cette thèse. Ces pistes se recoupent avec celles trouvées dans le deuxième lieu des pratiques qui est le Lieu B.

Notes
3.

Lors de l’invitation du Directeur départemental des affaires sanitaires et sociales et du maire adjoint délégué à la Solidarité et à la vie sociale à une réunion de présentation de ce service le 2 avril 1997, celui - ci précise que ce dispositif est « basé sur l’écoute des personnes les plus marginalisées et assurant une fonction d’interface avec les structures d’accueil, d’hébergement et de soins de l’agglomération ».