1.2. Lieu B

Le dispositif B concerne La Veille Sociale Mobile. Chaque année, dans l'agglomération lyonnaise, un dispositif, intitulé «Plan Froid», se met en place pour renforcer l'accueil des sans-abri pendant les 5 mois d'hiver (du 1 novembre au 31 mars). Mis en place avec la collaboration de la ville de Lyon, du Conseil Régional et de la DDASS., ce dispositif est constitué de la façon suivante :

Par le biais de ce dispositif l'équipe VSM, composée de 2 travailleurs sociaux et d'un chauffeur, est présente dans la rue avec la possibilité de transporter des personnes de 18h30 à 02 h, 7 jours sur 7. La VST est composée d'une opératrice téléphonique qui assure, pendant ces horaires, la liaison entre les demandes d'hébergement, la VSM et les centres d'hébergement. Elle oriente les demandeurs vers des structures d'accueil et coordonne l'ensemble des intervenants et la gestion des places disponibles.

Une des missions principales de la VSM est de répondre aux «signalements». Cela signifie : partir en camion à la rencontre de personnes dont la présence dans la rue est signalée par des citoyens et leur proposer un accueil pour la nuit. L'équipe de ce dispositif mobile est également chargée de favoriser des rencontres fortuites avec les SDF et de leur proposer un hébergement, un transport ou simplement un moment de dialogue.

Ma position au Lieu B.

J'occupais une position plurielle dans le Lieu B. J'étais récemment diplômée comme psychologue clinicienne et j'étais doctorante au CRPPC à Lyon 2. J'avais obtenu de la part du directeur du Lieu B l'autorisation d'utiliser mes observations aux fins de la recherche en psychologie clinique. Sur le plan professionnel, j'étais recrutée pour partager mon temps de travail entre la VST et la VSM. Pendant la durée du Plan Froid, j'étais donc plusieurs nuits par semaine dehors avec l'unité mobile, et plusieurs nuits à l'accueil téléphonique, faisant la liaison entre les demandeurs d'hébergements, l'unité mobile en camion et les centres d'hébergement.

J'ai été chargée d’une deuxième mission à la fin du Plan Froid consistant à réaliser un diaporama et un reportage-étude pour mon employeur, le foyer du Lieu B). A l'occasion de son cinquantenaire, le Foyer a en effet souhaité conduire une réflexion plus approfondie autour des diverses formes d'habitat auxquelles sa mission le confrontait. L'objet de ce reportage était de mieux appréhender la réalité quotidienne des personnes vivant dans ces lieux multiples, leurs conditions d'existence, leurs aspirations, quelques-unes des raisons qui les avaient conduites à investir, parfois sur des durées extrêmement longues, des endroits aussi inconfortables …

L'étude-reportage était destinée à aider les travailleurs sociaux à comprendre certains enjeux psychiques sous-tendant les «résultats» obtenus dans leur approche de cette population.

Pour réaliser les 2 volets de cette mission, j'ai travaillé en collaboration avec une jeune femme photographe. Nous partions sur le terrain prendre des photos et réaliser des entretiens avec les SEU. Grâce à mon travail à la VST et la VSM, j’avais établi des contacts directs avec les SEU et ne représentait donc pas pour eux une inconnue curieuse qui faisait intrusion dans leur espace. Je m'adressais souvent à ces personnes auxquelles j'avais fourni orientation, transport, accompagnement ou présence dans la rue et le fait d'être une figure familière a facilité la tâche. Les travailleurs sociaux de la VSJ4 nous ont parfois introduits auprès de ceux que je ne connaissais pas.

Les deux vignettes cliniques suivantes faciliteront la représentation de la population et des lieux :

Deux vignettes du Lieu B

Tournée de nuit

Cette vignette se situe lors d’un des déplacements de la Veille Sociale Mobile (VSM) dans le cadre du «Plan Froid» de la ville de Lyon. Cette nuit un sous-préfet et une sous-préfète nous ont accompagnés quelques heures dans la rue afin de mieux connaître les réalités concernant la population des « sans-abri ». Cette nuit là, il faisait très froid et nous avons reçu un appel concernant, d'après la description donnée au téléphone, un SDF bien connu de nos services. Il s'agissait d'un vieil homme qui avait été hospitalisé une dizaine de jours auparavant, et qui, après avoir estimé que cette hospitalisation avait suffisamment duré, avait préféré retourner dans la rue. Lorsque le VSM, accompagné des représentants de la mairie, est arrivé sur les lieux, le «fugueur» était en train de cuver son « litron de la liberté » dans l’entrée d'un immeuble. Cet homme offrait un spectacle impressionnant. En effet, amputé des deux jambes depuis des années, il portait des prothèses et se déplaçait avec des béquilles. Comme à son habitude, ce soir-là, il s’était couché sur le sol sans quitter son sac à dos. Renversé sur le dos, telle une tortue sur sa coquille, il dormait profondément, et l'équipe eut quelques difficultés à le tirer de son sommeil. Comme presque toutes les nuits, c’étaient des particuliers qui, par le biais du 115, nous avaient signalé sa présence, ce qui explique sans doute l’air de résignation avec lequel il a reconnu l'équipe de la VSM et nous a suivis (En effet, ce n’est jamais lui qui sollicitait le dispositif, mais bien l'inverse). La sous-préfète nous a aidé à le soulever et le remettre debout, sur ses “jambes» en position de marche - changement de position qui n’a pas été sans conséquences, faisant s’exclamer au sous-préfet : «Oh, il perd son pantalon.» Alors, le soutenant sous un bras de chaque coté, nous avons relevé son pantalon, qui se trouvait au niveau des genoux et l'empêchait d'avancer. Heureusement, le vieil homme s'était équipé pour affronter le grand froid et emmitouflé dans plusieurs couches de vêtements - vêtements qui, hélas, étaient imbibées de pisse et de vin rouge. Comme il était trop saoul pour monter seul dans le véhicule, nous l’avons hissé péniblement sur le siège en tissu non protégé du Trafic. Inséparable de sa « bosse» dans le dos, il s'est appuyé dessus, tête renversée, avant de se rendormir aussitôt.

Nous l’avons conduit au Foyer Notre Dame des Sans-abri, centre d'hébergement de 177 places, qui recueille pratiquement tout le monde - cette quasi-absence de discrimination entraînant de nombreuses plaintes des personnes accueillies, victimes de vol, de racket, de violences, et de la saleté. Leurs récits parlent des résultats de la promiscuité : des poux, des «ronfleurs», des «péteurs», des scènes d'une misère semblable à la leur ou pire.

A notre arrivée, le vieil homme a aussitôt été assisté par les accueillants du centre, qui l’ont aidé à descendre du camion. Nous savions qu’ensuite, il serait douché, changé, (selon sa volonté et aussi selon la charge de travail des accueillants) et couché. Il lui arrivait de dormir tout habillé, sans se changer et sans même quitter sa prothèse. Le matin, il serait réveillé à 7 heures, puis après un petit déjeuner dans la salle à manger du foyer, relâché dans la rue pour meubler son temps jusqu’à 17 heures - heure de réouverture des portes du Foyer.

Les sous-préfets nous ont également accompagnés dans les gares, où se regroupent toutes sortes de personnes : clochards, dealers, jeunes paumés jetés hors du foyer familial, anciens et nouveaux « galériens», routards qui fraudent dans les trains, s'arrêtant pour dormir dans n'importe quelle ville, sortants de prison, sortants d'hôpitaux psychiatriques, ou encore errants urbains s'accrochant au même circuit réduit depuis des années. Parmi eux beaucoup sont « fidélisés» au VSM et s'adressent à nous pour nos prestations en matière de transport et d'hébergement dans un réseau de centres. Nous perçoivent-ils comme un service de taxi ou représentons-nous également pour eux un vestige de lien possible, un repère stable et vaguement familier... ?

Le vieil homme que nous avons rencontré cette nuit-là est caractéristique de la population errante vieillissante. D’après de nombreux témoignages, la désocialisation arrive parfois tardivement suite à une rupture familiale ou à une perte d’emploi, et en cette période de vie, cette perte affective se double souvent de maladie ou d’un handicap. Pour nombre d’entre eux, les facteurs psychopathologiques sont à prendre en considération, l'état « clochardisé » étant l'aboutissement d'une errance plus ou moins prolongée, mais une errance sous-tendue par la quasi destruction du lien à autrui. C’est pourquoi il est rare de parvenir à mettre en place un suivi quelconque avec les plus âgés, comme dans le cas de ce vieil homme. Cependant, il nous est possible d’appréhender certains aspects du fonctionnement de ce dernier en nous référant à d'autres sujets partageant certaines caractéristiques avec lui – sujets avec lesquels nous avons pu établir un contact par le biais d'une aide matérielle, d’un hébergement d'urgence proposé par des dispositifs d'accueil, ou de soins somatiques. Bien qu’il soit extrêmement difficile de recueillir des éléments permettant de construire une anamnèse pour ces personnes âgées clochardisées, on note généralement dans leurs récits des retours répétitifs à un nombre limité d'événements : évocation d’anciennes amantes, d’ex-épouses et de leurs enfants. Ces éléments sont souvent évoqués dans un registre circulaire. Les rencontres dont ils parlent sont souvent de nature inattendues, fortuites et se situent dans la rue ou dans le train. Difficile de dire s’il s'agit là d'une organisation et d'un fonctionnement psychique spécifique à cette catégorie de personnes, des effets d'un alcoolisme chronique de longue durée, ou encore d’une conséquence de l’isolement et du manque d'échanges avec autrui.

Certains éléments font douter de l’existence antérieure d’une vie organisée, « insérée » ou même d’un emploi se situant dans la durée. Ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’il ne semble pas y avoir pour eux de référence à un événement fondateur de leur errance. Si divorce, séparation, déliaison, sont évoqués chez beaucoup, ces éléments ne semblent cependant pas s’accompagner de sensation de «rupture» ou de «perte». Des lieux, des personnes, des événements, des objets sont bien représentées, mais sans aucune résonance affective adaptée. L’histoire ne s'enchaîne pas, ne se construit pas. Lacunaire, elle file. D’où la question : l'errance serait-elle un moyen d’évacuer la souffrance interne ? Scotomisée au-dedans, la souffrance deviendrait alors visible par autrui, mais du dehors. Là seulement, elle serait représentable, non plus par le sujet, mais par et grâce au socius. Le recours au regard d’autrui serait ainsi essentiel pour rendre visible cette souffrance. La dimension intérieure du sujet serait ainsi existante car cette dimension, qui semble lui échapper, serait vue du lieu d’un autre. Ceci est une donnée qui nous oriente, chez ces personnes, vers l’idée d’une prégnance de la dimension scopique comme terrain de rencontre. Il faut un lieu pour cette rencontre : le lieu semble se situer entre le « voir » et le socius (et l’espace public) qui rend visible ces personnes.

Le contact avec des réfugiés squatters

Cette vignette porte sur notre mission qui était de photographier des lieux d’habitation des sans-abri et de recueillir par le biais d’entretiens informels des informations concernant leur « choix » d’habitat. Dans le cadre de notre étude, nous avons eu connaissance de plusieurs squats5 en centre-ville sans avoir cependant de contacts établis avec les squatters. Nous apprenons par le cafetier d’un quartier que des squatters, en attente d’un statut de réfugiés, se sont appropriés un appartement muré en y apposant leur propre cadenas.

Le commerçant nous apprend que ces squatters, « des gens de l’est », entretiennent de bonnes relations avec le quartier. « Il y a de 4 à 15 personnes, à des moments différents de l’année. Je leur donne de l’eau chaude pour qu’ils aient un minimum de propreté et de dignité ».Il souligne le fait que les lieux n’étaient pas occupés. Il est du côté des squatters, dans la mesure où le propriétaire n’entreprend rien contre les occupants des lieux et que ces personnes« n’ont nulle part où aller ». Il nous informe que les squatters rentrent en général vers 17h. Nous revenons plus tard et nous rencontrons un homme devant la porte cadenassée. Il nous sourit et nous serre la main. Il est arménien, se prénomme Sergueï, nous communiquons en anglais. Il dit qu’il me connaît. En effet, lors de son arrivée en France, il y a un mois, il a téléphoné au 115. Je travaillais à l’époque dans le cadre de l’accueil de la Veille Sociale Mobile et l’avais accompagné, lui et plusieurs de ses compatriotes, de la Part-Dieu jusqu’au centre d’hébergement de Gerland. Depuis ce jour, il fait le tour des foyers de Lyon, puisque dans le cadre du Plan froid, la présence dans chaque foyer est limitée à 14 jours. Comme il attend les habitants du squat également, nous demandons à Sergueï de nous assister dans nos visites des squats. Il accepte sans hésiter.

Il nous demande de le suivre, ce que nous faisons. Quelques rues plus loin, nous pénétrons dans une entrée sombre. Notre guide met le feu à une enveloppe avec un briquet pour éclairer nos pas jusqu’à un escalier. Nous enjambons un matelas et des détritus qui jonchent le sol. Nous montons au troisième étage de cet immeuble désaffecté. Au fond du couloir, Sergueï soulève un loquet et nous fait entrer dans deux pièces aménagées en squat. L’une d’elles sert de cuisine. Des aliments et quelques ustensiles rudimentaires occupent le placard. Il n’y a ni eau, ni électricité. Il y a quelques temps, une personne s’est fracturée la cheville en essayant de trafiquer l’installation électrique, nous raconte t- il.

Un sommier défoncé, nous le devinons, permet à une personne de se reposer. L’autre pièce sert de dortoir : 4 matelas sont installés et recouverts de duvets. Des effets personnels, des chaussures, des habits sont disposés au pied de chaque lit. Nous nous sentons subitement des intrus qui entrent, sans connaître les occupants du lieu et sans avoir été invités par eux. Ces lieux ne sont même pas fermés à clé. N’importe qui peut entrer à tout moment, aussi bien les squatters du lieu que d’autres personnes à la recherche d’un squat. Nous communiquons tant bien que mal ce sentiment à Sergueï. Il nous rassure : « C’est OK. No problem. They russian »et nous fait comprendre que nous pouvons prendre des photos.

Pour visiter d’autres squats, notre guide doit contacter A. et E., passagers dans un asile de nuit. Nous voici partis en voiture pour les récupérer au foyer. Ils nous serviront, eux aussi, de guides.

Au squat cadenassé, un homme d’environ 65 ans nous ouvre. En souriant, il nous invite à nous asseoir dans les meilleurs fauteuils. Il allume des bougies, nous fait chercher du café turc au bar, nous offre des fleurs et du chocolat. Il s’excuse de la pauvreté des lieux et de son français. Il nous laisse du temps pour prendre des photos, puis il nous mène vers une table basse recouverte d'une nappe blanche avec un bouquet de fleurs en plastique. Il nous montre un tableau de Jésus au centre et, en mettant la main sur le cœur, nous remercie vivement de notre visite.

Nous repartons visiter un squat au troisième étage d’un immeuble habité au centre ville. Il a été repéré pour la fin du Plan froid. Seul Sergueï monte avec nous pour ouvrir, évitant ainsi d’attirer l’attention des locataires aux étages inférieurs. Nos accompagnateurs n’ont pas voulu être photographiés, ni enregistrés. Ils nous disent qu'ils ont déserté l’armée dans leur pays et ont été torturés. Pourquoi ont-ils accepté de nous assister et de nous faire confiance ?

Avant de les raccompagner à leur foyer, nous proposons de leur offrir un verre dans un café voisin. Installés autour d’un thé, nous parlons. L’un d’eux, depuis un an en France, dit que c’est la première fois qu’il entre dans un café, qu’il entend du jazz et en plus avec des femmes ! Banni de son pays, il parle de l’avenir. « Ici, tout ce que je peux faire, c’est manger, dormir et attendre. Je suis là, aussi dépendant qu’un tout petit bébé ». Toute la tablée rit de ses mimiques de nourrisson. Il parle plusieurs fois de l’accueil qu’il a reçu en France, du camion de la VSM, des travailleurs sociaux, des foyers. Sur le chemin du retour, nous passons devant une église. E. nous dit : « En Arménie, les églises sont petites, mais les gens ont un grand cœur. En France les églises sont grandes (il s’empresse d’ajouter :), mais les français aussi ont un grand cœur ».

Notes
4.

Veille Sociale de Jour : dispositif qui fournit un accompagnement et un suivi aux horaires de jour et sur rendez- vous.

5.

Le squat désigne un logement ou un local vacant et habité par des personnes sans titre d'occupation. Il assure indéniablement une protection que n'offre pas la rue ou les habitats de fortune. Il n'est pas rare que des squatters s'approprient leur squat et s'efforcent de le préserver. Il fait souvent office de substitut d'appartement. Il peut aussi correspondre à un choix philosophique et d'existence, comme c'est le cas pour les squats libertaires. Néanmoins, si habiter dans un squat est généralement présenté comme un choix, il ne faut pas oublier à quel point ce choix est contraint par les difficultés d'accès à un logement lorsqu'on ne dispose pas des revenus suffisants, ni des papiers nécessaires.