3. De l’observation aux préalables théoriques

Je m’interroge sur la capacité de ces sujets, de considérer des limites dans toute la polysémie du terme. L’errance met en question la scène psychique et les limites internes. Pour les SEU, cette question de limites et de contenance concerne plusieurs niveaux et introduit une problématique de l’ambiguïté : dedans / dehors, privé / public, moi / non-moi. Le défaut de délimitation aussi bien physique que psychique touche aussi les interrelations qui s’étayent sur les frontières mal consolidées entre le corps et l'espace. Il semblerait donc que l'état d'errance, c'est-à-dire l’instabilité des limites externes, vient remettre sur la scène sociale la fragilité des limites internes.

L’objet de cette recherche se situe au croisement de plusieurs thèmes, celui de l’errance au premier plan, celui de la création du lien par le biais du lieu d’accueil et de la photographie. Il existe une pluralité d’approches de l’errance et l’entrecroisement des axes psychologiques, sociaux, urbanistes, ethnologiques, philosophiques, politiques est complémentaire et riche dans une littérature fort intéressante et variée sur ce sujet. En effet, si les référents théoriques ne manquent pas concernant chacun des sujets que j’aborde dans mes hypothèses, il n’existe que peu, à ma connaissance, de travaux qui développent la spécificité des rapports entre l’errance, le dispositif d’accueil et la photographie représentant des errants.

Certains auteurs ont approché avec beaucoup de justesse, par des champs proches ou décalés de celui-ci, le sujet que j’interroge et qui porte sur les frontières, les surfaces, et les points de rencontre des sujets en souffrance de rupture de liens. Ils ont contribué à l’élaboration de ce travail et je leur réserve une grande place tout au long de mon développement théorico clinique. Dans l’articulation théorico clinique et dans la discussion j’approfondirai davantage leur conceptualisation et j’établirai des liens avec d’autres auteurs.

Compte tenu de la cible précise de mon approche, je ne présenterai donc pas un état de la question au sens habituel. Je pose donc rapidement les grandes lignes de cette recherche qui se situe dans une visée clinicienne.

Autour de la question du manque de contenants chez les SEU

Je ne mentionnerai donc ici, que brièvement, le statut d’auteurs principaux que j’ai retenu en lien avec cette question.

Les questions de distance et de proximité interrogent cette clinique. Ceci est vrai non seulement concernant des aspects pratiques et matériels, mais également pour ce qui touche à la relation. Notre manière de nous sentir proches ou séparés, impliqués ou indifférents renvoie à la confusion de l’espace entre intime et public, entre dedans et dehors. On constate une indifférenciation des registres bio- psycho-sociaux de ces sujets. Ce qui est non-contenu de leurs corps, de leur fonctionnement psychique, de leur dysfonctionnement social (ou de leur désocialisation) laisse des traces dehors dans l’espace public mais aussi dans la psyché d’autrui. On s’interroge alors quant au statut de ces traces ? Ce manque de frontière a comme effet de faire voir au dehors ce qui est intime et archaïque et qui produit une image obscène. Face à cette confusion entre les espaces, qu’est ce qui sert de frontière, de contour, de contenant à leurs objets et à leurs contenus ?

La notion d’une limite à défendre, à reconstituer, car soumise à des tensions et à des pertes, est présente dans la pensée de S. Freud (1920) où il établit, avec l’image d’une « vésicule vivante » ou le pare excitations (p. 69), une analogie entre les fonctions du moi et les appareils perceptifs et protecteurs de l’organisme. Tout comme la peau recouvre la surface du corps, le système perception-conscience est à la « surface » du psychisme. L’idée du moi comme surface psychique permet de faire le lien entre la dimension sensori-perceptive de ma clinique et les travaux de certains auteurs contemporains. Dans notre perception de ces sujets une transaction s’opère entre leur dimension sensorielle corporelle et la notre. Nous conservons en mémoire (traces mnésiques) la rencontre avec ces sujets par une dimension archaïque, « des choses du corps », de leur part qui « marquent » notre psyché. Sans établir ici une équivalence trop précise entre ces deux sortes de traces, rappelons l’idée que « le moi est finalement dérivé de sensations corporelles (…)», (1923, p.238, nbp pour la version anglaise de 1927 seulement).

D’ores et déjà, je ferai le rapprochement entre les réflexions de R Roussillon concernant « les besoins du Moi » (1999a, 2002) et les indices que les SEU montrent, sous forme de traces. Cela ouvre ainsi une interrogation sur le rapport entre ces indices de leur passage et la symbolisation.

C’est dans un lien avec autrui que certaines perceptions sont mobilisées. B. Duezmontre avec lespathologies de l’obscénalité (2000) comment une scène est recherchée là où la fiabilité du cadre peut être testée. La construction de ces scènes se fait en appui sur ces traces et sur le « transfert topique » (2000, 2002).

L’apport de D. Anzieu (1985,1993) concernant les fonctions du Moi-peau et des enveloppes psychiques vient enrichir notre compréhension du texte de S. Freud sur le moi et le ça : « Le moi est avant tout un moi corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’un surface » (in 1923, p.238). Les travaux de D. Anzieu sont essentiels dans l’élaboration autour du travail des contenants. S. Tisseron s’appui sur cet auteur pour envisager que notre relation à l’image nous permet de renouer avec l’illusion d’une « peau commune », concept théorisé par D. Anzieu(1985). Cette peau permettrait de nourrir les fonctions psychiques essentielles. Je me réfère à la démarche de S. Tisseron (2003, 1996, 1995, 1993) pour la relation aux images qui propose certaines de ces fonctions selon le terme de « nos mères-images » (2003). Il fait l’analogie entre la relation précoce qui nous lie à notre mère et celle qui nous lie à l’image, en comparant cette relation à certaines formes d’étayage qui se jouent dans le corps à corps entre la mère et le nourrisson.

C’est principalement autour des travaux de W. R. Bion (1962b) et sa conceptualisation du rapport contenant/contenu et de la capacité transformatrice de la « rêverie maternelle » et de la fonction alpha que j’articule mon développement théorico clinique pour étayer la notion de « contenance imageante » (fonction que l’échange autour de la photographie favorise). Je m’inspire de la démarche de plusieurs auteurs dont D. W. Winnicott (1971), de Roheim (1943) repris par R. Kaës (1982-1983, 1985) pour le concept d’intermédiaire et les phénomènes connexes qui en découlent : objet médiateur, champ transitionnel, espace potentiel, le holding, le handling.

Je considère que l’objet-photo est un objet-trace. Dans cette perspective C. Vacheret apporte une conceptualisation spécifique concernant le rôle de la photo et la dimension de l’imaginaire à l’œuvre dans l’échange d’images autour de l’activité photographique – activité que le concept d’étayage multiple du psychisme de R. Kaës (1979a) permets d’articuler avec un ensemble d’éléments qui figurent dans l’accompagnement psycho-social auprès de SEU.

Il s’agit maintenant d’envisager une mise en lien entre les traces laissées par ces sujets dans l’espace public et dans notre psychisme. Je consacre la partie suivante à la reprise de ces traces par la pensée d’autrui. Les termes de traces mnésiques, d’agglutinat pulsionnels, pourraient également être évoqués dans la réflexion suivante concernant la reprise de ce qui fait trace par une médiation qui se sert, elle aussi, de traces pour faire lien.