3.1. Sur la reprise des traces

Sur le plan de leur comportement, on constate chez les SEU un problème lié à la rétention des choses. Qu’il s’agisse de papiers officiels ou de papiers d’identité, de travail ou encore de relations, tout semble se volatiliser. Non seulement, ils possèdent peu de choses, mais en outre, ils perdent souvent le peu qu’ils possèdent.

Sur le plan de la construction des processus psychiques, leurs conduites pourraient témoigner d'un défaut du processus d'appropriation. Ce défaut s’étaye également sur l’appropriation de la question du lieu. L’absence de lieu, ou plus particulièrement d’habitat, est ce qui les désigne comme « sans domicile fixe », et donc les caractérise. Cette nomination du sujet en négatif renvoie, dans le sens commun, à l’habitat. Nous devons, dans le cadre de cette étude, avoir à l’esprit le rapport confus que ces sujets entretiennent avec ce qui constitue espace public et espace privé. C’est pourquoi la notion de « lieu » prend ici un sens plus large, que nous développerons au cours de ce travail. L’objet sur lequel porte une « appropriation paradoxale » peut, en effet être une habitation, l’espace de la rue, le dispositif d’accueil auprès des SEU ou encore l’espace d’une rencontre.

Face à ce défaut d’appropriation évoqué plus haut, il est intéressant de se demander s’ils utilisent d’autres moyens pour y faire face. Comme nous l’avons déjà relevé, ces sujets ont fréquemment recours à ce qui laisse dépôts et traces. Celles ci pourraient posséder à la fois un statut particulier pour eux et en même temps être investies par les accueillants. On pourrait penser qu’elles constitueraient un site ou un lieu de rencontre reliés aux expériences antérieures.

Tentatives d’inscription pour répéter / retrouver. Ces personnes ont recours à des conduites et des actes qui semblent avoir comme but de laisser des traces de leur passage ou faire remarquer leur existence. Plusieurs situations pour s’inscrire quelque part, en appui sur l’extérieur, peuvent être évoquées.

Dans ce registre figure le tag, mais aussi l’habitude qu’ils ont de laisser leurs affaires déposées après une nuitée dehors, ou des salissures sous forme de nourriture, de bouteilles, de crachats, voire d’excréments. Le béton des murs, le macadam sont les supports de cette expression qui s’étale. Mais au delà de l’aspect purement matériel, dans quelle mesure l’intensité du dépôt, ne marque-t-elle pas la quête d’un lieu de retrouvailles avec l’environnement relationnel du sujet ?

Au niveau du corps, des piercings, des tatouages, des scarifications et des actes auto et hétéro-agressifs permettent de laisser des traces visibles sur la surface de leur peau. L’inscription corporelle pourrait, elle aussi, être envisagée comme lieu de retrouvailles avec les premiers soins dans la relation du corps à corps avec la mère.

Le terme « antisocial » qualifie souvent ces personnes et pourtant l'autre occupe une place particulière dans leur organisation psychique. Chez eux, le psychisme semble s'organiser autour de l'intrus. B. Duez (2000) utilise le terme de « complexe de l’Autre » pour rendre compte de la manière dont ces sujets utilisent autrui pour organiser leur conflictualité. Il qualifie de « transfert topique » la particularité qui consiste à s’appuyer sur une manifestation de la psyché de l’autre pour transférer une motion pulsionnelle ou un mouvement de désir de l’autre. En fonction de la réponse de l’objet, le transfert topique pourra se transformer en identification projective où le sujet attribuera tel ou tel élément de sa psyché propre à l’autre.

Certains de ces sujets « se font voir ». Le regard d’autrui qu’ils s’attirent en faisant sensation pourrait également correspondre à une manière d’être inscrit (sous forme de rejet, d’injure ou de reconnaissance) comme objet nominé par quelqu’un. Qu’est-ce ce que cette inscription chez autrui, parfois en négatif, signifie par rapport à un besoin de l’autre ? Qu’est ce que cette recherche d’un autre pour qui ils existent nous apprenons sur la possibilité d’un début de processus de subjectivation ? Qu’apporte l’autre comme lieu de retrouvailles avec le reflet de leur image ? Dans le développement précoce, un point fort concerne la référence au stade du miroir chez Lacan (1949), tout comme celle de Winnicott (1971) où l’enfant se retrouve en miroir dans les yeux de sa mère. La captation de l’image des SEU via l’appareil photo, aspect qui sera développé ultérieurement, constitue une autre façon pour eux de laisser une image chez autrui et, en ce sens, une trace.

Le sujet peut faire le deuil de la trace perceptive de l’inscription s’il a suffisamment existé. Dans le cas contraire, il recherchera compulsivement cette trace comme preuve de son existence et de son inscription chez l’autre et dans le socius. La recherche du Réel serait alors à la mesure de l’incapacité du sujet à reconnaître l’ordre symbolique et une dimension imaginaire . Il aurait alors recours à des traces de ressentis qui convoqueraient la dimension réelle afin d’y remédier. Selon J. Lacan ( Séminaires ), quand l’ordre symbolique n’est pas reconnu, il est muet.

La forme que revêtent certaines traces de ces personnes figure dans le registre de ce que B. Duez (2000) décrit comme « l’obscénalité ». Des figures de ce type sont récurrentes dans cette clinique et les pratiques « dévoilent » parfois une dimension cachée ou honteuse, qui peut conduire l’accueillant à se demander si le fait de « s’intéresser » comme il le fait à ce type de trace et de vécu ne constitue pas en lui-même l’obscène. Je démontrerai par la suite, dans une vignette clinique, l’obscénalité à l’œuvre dans un dispositif d’accueil pour les SEU. Ce type d’investissement peut fournir un lieu d’inscription et d’appropriation paradoxal. Mais ne s’agirait-t-il pas dans le fond d’un simple lieu de retrouvailles avec différentes formes de la rencontre, de l’appropriation et de l’expérimentation ?

Dans les pathologies de l’obscénalité, une scène est recherchée là où la fiabilité du cadre peut être testée. Ces sujets tolèrent mal la frustration, l’attente et le manque. Dans la tendance anti-sociale, le sujet considère l’environnement maternel comme responsable de son malheur. Ainsi, la question du besoin et du manque suscite la figure d’une défaillance de l’Imago du sein maternel. Les dispositifs d’accueil et les accueillants revêtent alors pour certains la figure de cette environnement maternel défaillant. Si la question d’absence et de manque est souvent évoquée, il ne s’agit pas uniquement dans cette clinique d’absence ou de manque réels : la défaillance de l’environnement peut se vivre sur un fond de présence qui introduit un excès d’excitation ingérable pour le sujet. Les accueillants peuvent également, par leur présence, réactiver l’expérience d’un trop plein d’excitation. Ce débordement de stimuli, nous pouvons l’espérer, c’est qu’il puisse se destiner sur la figure de l’intrus (J. Lacan 1938, B. Duez, 2000). Ce qui est en jeu pour le sujet, c’est qu’on ne le laisse pas mourir. Et pourtant, dans de telles configurations, il est difficile de rester dans l’accompagnement face aux accusations et à aux projections faites sur l’environnement que nous représentons, et qui, pour eux, est ressenti comme « empiétant », « mauvais », ou insuffisant. Il devient alors fondamental de se demander comment le dispositif peut accueillir, entendre, traiter ou rejeter ce que ces personnes déposent en nous ou dans le dispositif en termes de traces, de demandes et de besoins.

L’expression des besoins et la question du désir. Les SEU sont considérés comme « pauvres » ou « démunis » et disposent, en effet, pour la plupart, de très peu de ressources. Ils mettent en scène des besoins qui sont formulés ou simplement donnés à voir dans l’espace public. Lorsque l’on se trouve en position « d’aidant », comment ne pas être submergé par l’exposition de tels besoins ?

Dans la théorie freudienne de l’étayage (1905b), le besoin se situe dans le registre de l'autoconservation. L’objet primaire, du moins à l’origine, n’est pas envisagé comme intervenant avec sa propre réalité désirante. L’étayage reste marqué par ces origines qui attribuent à l’objet la fonction d’assurer à l’enfant la satisfaction des besoin corporels, et contribuent à l’élaboration des autoérotismes de ce dernier pour assurer son développement psycho-sexuel actuel et futur.

Les SEU nous captent par ce coté vital où, à priori, tout est caché par le besoin. J. Lacan, dans ses travaux et son Séminaire, est le premier à avoir articulé la notion de besoin à celle de la demande et du désir. Pour lui, la dimension du désir relève du registre d’une relation symbolique. Le désir est intrinsèquement lié à un manque qui ne peut être comblé par aucun objet réel.

Lacan reprend l’idée de Hegel pour qui « le désir de l’homme est le désir de l’Autre ». Le désir de l’homme est en lien direct avec la satisfaction de ses besoins car la satisfaction passe par l’appel vers l’autre.

Les théories contemporaines6 s’accordent sur le fait que la mère, objet primaire de nostalgie, est au carrefour de la demande, du désir et du besoin. Lorsque la réalité désirante et l’accompagnement primaire de la mère sont défaillants, le désir est rabattu sur l’exigence du besoin. Un exemple de cette carence serait la construction en faux self (Winnicott) correspondant à l’incapacité de la mère à tolérer les mouvements pulsionnels de son enfant.

Nous allons aborder la question du besoin en nous référant à la notion des « besoins du moi » que R. Roussillon (1999a, 2002) associe à la notion de « l’utilisation » de l’objet proposée par D.W. Winnicott (1971), qui renvoie à la dialectique qui s’établit entre la relation à l’objet et l’utilisation de l’objet. En ce qui concerne notre clinique, le terme de « rapport à l’objet », comme le propose R. Roussillon, semble plus approprié que le terme de « relation d’objet » qui concerne le mode de relation possible avec un objet séparé et différencié, ce qui est rare dans le cas de personnes souffrant de troubles narcissiques-identitaires et de modes d’organisation aussi primaires que ceux que nous observons chez les SEU.

R.Roussillon, en référence aux théorisations de D.W.Winnicott ( 1971, cf. p. 93) autour de l’importance de l’environnement, utilise la notion du «besoin» dans un sens physiologique en précisant que l’appui, qui comble le besoin corporel, est souvent fourni au détriment des « besoins du moi ». Il définit les besoins du moi comme tout ce dont le Moi a besoin pour faire son travail de métabolisation et de symbolisation de l'expérience subjective. C'est ce qu'il faut fournir au Moi pour digérer son vécu et pour éprouver du plaisir, cela au niveau des besoins fondamentaux de la psyché.

Ces besoins de la psyché sont d'ordre quantitatif :

  • besoin d'une quantité suffisante de stimulation,
  • besoin d'investissement des pôles dedans /dehors pour une cohésion suffisante
  • besoin de pare-excitation

Ces besoins sont également d'ordre qualificatif et concernent la manière dont la psyché repère et intègre ce à quoi elle est confrontée.

R. Roussillon (1999 a) développe le rapport qui existe entre les « besoins du moi » et le travail de symbolisation. Dans La fonction symbolisante de l’objet, rapproche le rapport à l’objet (ou à l’autre-sujet) et le rapport à la symbolisation même. Selon sa proposition :

« les caractéristiques du rapport primaire à l’objet tendent à se transférer dans le rapport du sujet à l’activité de symbolisation7 et à la « reconnaissance » symbolique qu’il pourrait en attendre » ( p.170).

L’utilisation de l’objet dépend aussi bien du sujet que de l’objet et du jeu qui s’établit entre les deux. L’utilisation de l’objet n’est possible que dans la mesure où l’objet se laisse utiliser. Ce qui sous-entend que l’objet, pour se laisser utiliser, possède une centaine souplesse et se prête suffisamment au jeu. R. Roussillon place le concept d’utilisation de l’objet dans le domaine des besoins du moi. Il précise que l’utilisation de l’objet « prolonge ainsi, et spécifiquement dans le domaine des besoins du moi, la préoccupation maternelle primaire, elle se déploie particulièrement dans les moments de jeu intersubjectif qui prennent valeur de situation ou de moments symbolisants » (1999 a, p. 175). 

Ainsi, une analogie se dégage entre ce qui constitue les besoins du moi et la fonction de la préoccupation maternelle primaire au sens de D.W. Winnicott (1956b). De plus, de façon indirecte, les besoins du moi entretiendraient un rapport avec la fonction symbolisante.

Pourtant, nous constatons chez les SEU en général, une pauvreté des productions imaginaires, une difficulté à construire un fil narratif et une capacité d’abstraction et de représentation réduites. Le terme de « symbolisant » est-il pertinent pour les sujets de notre clinique ? Au-delà de l’expression de leurs besoins élémentaires, est-il possible d’entendre chez eux l’expression du désir ?

Si nous considérons le concept des besoins du moi avec Roussillon comme étant ce dont le Moi a besoin pour faire son travail de symbolisation et pour digérer son vécu, comment ces personnes se servent-elles de l'espace public ? Leur attachement à l’espace participe-t-il au travail de métabolisation de leur expérience subjective ?

Quelle dialectique s’établirait ainsi dans ce sens entre les besoins de ces sujets, les dispositifs de prise en charge et l’espace public/privé ?

Dans la théorisation faite par de R. Roussillon(1999a) sur la symbolisation dans Agonie, clivage et symbolisation, une importance particulière est accordée aux processus « auto » et à la réflexivité. Pour lui, la psyché doit être appréhendée comme un « organe » spécialisé dans l'auto-information. Dans la psychopathologie et dans les processus psychiques, les processus « auto » (auto-information et auto-représentation) représentent les processus les plus fondamentaux de la psyché, puisque ces processus portent sur l'information et la représentation elles-mêmes.

Comme ces sujets donnent à voir, à entendre, à sentir dans l’espace public, il semblerait constituer le lieu d’une scène où d’auto-représentation pour eux. L'environnement (les passants, le corps social et institutionnel) leur renvoient en miroir qu'ils sont visibles (par le détournement du regard), qu'ils sont bruyants, qu'ils sentent. Dans ce sens, par son comportement, le SEU utilise l'objet «espace» pour se voir, s'entendre, se sentir. La perception mobilisée chez autrui se situe souvent dans un registre négatif. Une réaction de l'environnement, qu'elle soit positive ou négative, fait retour. Lorsque l'errant fait voir, entendre, sentir ses besoins, il semble utiliser l'espace public comme processus « auto ». Peut-on considérer que l'espace public fournit un lieu spécifique, significatif pour la mise en scène de ces divers niveaux de capacités réflexives ? Ainsi, l'expression de ces besoins, par le biais de l'espace urbain, contribuerait à auto-informer le sujet sur son expérience subjective et sur son sentiment de continuité d’existence.

R. Roussillon (1999 a, p.139) parle de l'identité comme « (…) un processus qui repose sur la mise en œuvre de capacités réflexives, que celles-ci soient conscientes ou non ». A ce titre, j’interroge l’espace public (comme lieu de mise en scène) qui jouerait un rôle dans le maintient de l'identité et dans le narcissisme du sujet à plusieurs niveaux :

  • Au sens identitaire : l'espace public est bien plus qu’un médium par lequel le SEU peut tenter d’obtenir une reconnaissance. Il s’agit d’un support identitaire – un lieu où construire ou maintenir une identité.
  • Au sens transférentiel : l’espace assure la projection d’une topique interne.
  • Au sens méthodologique par sa dimension de liaison intersubjectif : l'espace est un support pour révéler leurs besoins et un point de rencontre avec autrui.

Notes
6.

La mère, selon Laplanche (1970), donne lieu a l’introjection primaire, constitutive de l’appareil psychique. Pour M. Fain (1975), la mère est la première des séductrices, mais aussi amante du père. Selon P. Aulagnier la mère est habitée par sa propre organisation psychique, qui fonde les potentialités ultérieurs de l’enfant mais aussi des issues psychopathologiques tels que le « désir de non – désir » (1975) à l’égard de l’enfant.

7.

Souligné par l’auteur