4.3. Méthode clinique d'observation

Dans les deux institutions les entretiens formalisés étaient très rares. Mes observations portent sur ce qui se passait dans le cadre de l’accueil et sur les interventions de l’équipe dont je faisais partie. Il s’agit des interactions entre les personnes accueillies, les membres de l’équipe, et mes propres ressentis. Le temps interstitiel et le temps en groupe contribuent au matériel recueilli.

Les premières rencontres dans le Lieu A se sont faites dans la rue puisque nous avons inauguré ce lieu. Au départ, le Lieu A ne se constituait que d’un local vide et de deux intervenants professionnels. Nous allions donc chercher des « usagers » en faisant connaître notre existence et le site d’accueil du matin. Lors de notre « zoning » du soir, le tandem infirmière – éducateur que nous formions allait dans ce but à la rencontre des personnes dans la gare, la rue et les squares. Parfois notre rencontre se limitait à un « bonsoir ». Parfois aussi nous discutions plus longuement et leur présentions notre dispositif. Nous disions toujours aux personnes rencontrées que nous serions présents régulièrement dehors, le soir dans la rue, en plus de notre accueil du matin. Par la suite, ceux qui nous connaissaient et qui commençaient à venir au Lieu A en parlaient à leurs camarades de la rue. Ils nous faisaient donc de la publicité.

Dans le Lieu B, les rencontres se faisaient souvent par le biais des signalements. C’est un tiers qui, inquiet de voir quelqu’un dehors la nuit, appelait le numéro d’urgence, le 115. L’équipe mobile dont je faisais partie se déplaçait alors pour se rendre auprès des personnes signalées afin de leur proposer un hébergement, des couvertures ou simplement un moment d’échange.

Le fil téléphonique. Lors de mon travail au Lieu B, une partie de mon temps était consacrée à l’accueil téléphonique. Il s’agissait d’informer, d’orienter et de coordonner les demandes d’hébergement mais je considérais (et considère toujours) l’écoute téléphonique comme un moyen qui permet de mieux connaître cette population et autorise une observation plus distanciée. Par exemple, Joseph qui partageait un squat avec des camarades, téléphonait régulièrement pour dire qu’il ne voulait pas d’hébergement, mais souhaitait savoir qui l’écoutait au bout du fil. Dans le cas de Zahiri (II, ch.2 :2), j’ai enregistré un de mes nombreux échanges téléphoniques avec lui lors de sa demande paradoxale d’hébergement. Je fais l’illustration de la manière dont, une fois qu’il nous a localisés, il nous « utilise » pour le localiser, lui, dans l’espace public.

Une parenthèse ici pour noter qu’un grand nombre d’appels reçus dans le cadre du Plan Froid était détourné de leur but. En effet, en ce qui concerne le numéro d’urgence permettant de trouver des hébergements aux plus démunis, un certain nombre d’appels s’avéraient être des appels « parasites », c'est-à-dire, des appels de pervers ou d’enfants qui s’amusaient.

Le fil du dialogue. Dans ces deux lieux, il est important de rappeler que je n’avais pas de cahier des charges ou de rôle dit « thérapeutique ». L’entretien clinique relevait en général d’un dialogue qui s’engageait autour de la vie quotidienne des sujets. Il s’agissait souvent de leurs conditions de vie, leur habitat, (squat ou hébergement social), leur manière de se procurer de l’argent, leurs relations avec les passants, des conflits avec leurs pairs ou de nouvelles bandes, ou de leur santé, surtout au niveau physique. Ils abordaient rarement des expériences liées à la santé mentale. Nous avons rarement posé des questions. La majorité parlait spontanément et amplement, mais certaines personnes fuyaient le contact.

Il s’agissait de rencontrer les personnes là où elles se trouvaient. On parlait souvent debout car il n’y avait pas toujours d’endroit pour s’asseoir. L’été, on s’installait sur des marches d’escaliers lorsque les lieux s’y prêtaient. L’hiver, personnellement, je trouvais qu’il faisait trop froid pour s’asseoir sur les bancs. Il valait mieux rester debout et piétiner sur place. Parler aux gens dans la rue, sous les ponts, sous l’échangeur d’autoroute n’est pas toujours confortable. Souvent il y a du bruit autour : passage d’automobiles, passage d’autres personnes et interruptions en tout genre.

La prise de notes s’effectuait après les rencontres. En général, je ne jetais sur mon papier que quelques phrases brutes, quelques images qui imprégnaient ma mémoire. Bien souvent il a fallu laisser du temps s’écouler entre l’observation et la mise en écriture de ces éléments. Beaucoup de ces expériences suscitaient en moi un tel émoi que seul le filtre du temps a permis de déposer / sédimenter /faire remonter en moi la mémoire de ces éléments bruts pour les travailler et élaborer une réflexion autour d’eux.