1. La notion de « lieu » dans l’errance, dans l’objet de recherche, dans la méthode

Si le lieu pouvait effectivement être considéré comme un objet, quel serait son statut pour les SEU ? Avec l’idée d'appropriation nous supposons un objet déjà suffisamment constitué pour qu’on puisse se l’approprier. Mais pouvons-nous vraiment parler de perte à propos d’un objet qui n'a peut-être jamais été suffisamment constitué, possédé, approprié et intériorisé pour pouvoir affirmer qu’il a bien existé ? A partir de quel degré d'investissement considérer l'objet comme tel ? Quand commence et à quel moment se termine l'appropriation d'un objet ? Ainsi, lorsque des errants doivent investir un lieu, se sentent-ils face à un objet ou à une relation ? Peut-on parler de « lien au lieu » ou de « relation au lieu », ce qui impliquerait qu’il s’agisse bien d’un objet. Avec le lieu, à quel type de relation à l’objet les SEU ont-ils affaire ?

De la représentation du lieu au type du lien

Comment les personnes en errance se représentent-elles le lieu ? Quelles seraient, dans leurs psychismes, les configurations des territoires qu’elles fréquentent ? Les constats cliniques indiquent que, dans leur monde, l'objet saisissable serait inclus dans un lien à ce qui est familier. Il est courant d'entendre ces sujets parler d'eux-mêmes et de leurs proches avec des termes tels que «tous ensemble », « en même temps », « tous pareils ». Outre l’expression d’un besoin d’appartenance, ces termes révéleraient-ils une tendance de leur part à investir le lien et l’objet unaire sans trop de distinction entre les différents niveaux (personnes, lieux, relations).

Dans ce que J. Lacan appelle le « trait unaire 11  » on s’identifie aux « qualités » de la personne plutôt qu’à la personne elle-même. On constate souvent l’appui pris par ces sujets sur un groupe de semblables en forme de « grappes humaines » accolées les unes aux autres. Le monde régi sur un mode unaire ignore la différence des contraires, c’est l’autoréférence qui domine. On voit souvent des couples qui se forment et se déforment, dont la relation oscille entre passion et déprise successives.

En référant ce constat à la question du lieu, il en ressort l’idée que le lieu est inclus et se constitue dans le lien. Cependant s’il n’y a pas de lien, le lieu est déplacé (dans l’espace public) pour tenter d’en construire un. C’est ce processus qui semble être à l’œuvre quand le sujet tente de construire au dehors un objet qui n'a pu se fixer au-dedans.

Quels sont ses premiers lieux ?

A quoi renvoie le lieu pour le SEU et quelles ont été ses expériences avec ses premiers lieux ? Nous n’arrivons pas à recueillir des anamnèses précises à ce sujet, car beaucoup de mythes, de récits tournent court ou en rond. Nous sommes obligés de construire avec des fragments de leurs trajectoires racontées. Parfois nous pouvons tenter de faire un lien entre les bribes de récits, au travers de la dynamique relationnelle dans l’accompagnement et de ce qu’ils nous donnent à voir.

Ce qui semble particulier pour les SEU, c’est la manière dont la sensorialité (et en particulier la dimension scopique) participe à la construction de la rencontre, et par là à la construction du lieu. L’objet familier pouvant permettre une reconnaissance suffisante fournit un repère.

Un investissement particulier de l’espace et problème avec le lieu

Ce qui sert de lieu d’habitation, tout comme ce qui distingue les fonctions des lieux intérieurs de celles des lieux extérieurs, semble revêtir pour eux un sens en dehors des critères habituels. Ainsi, en reconnaissant cette difficulté terminologique qui se rapporte à la notion de « lieu », il conviendrait de tenter de clarifier cette même notion en lien avec une population errante. Sur le plan psychique, s’agit-il pour eux d'une problématique de perte de lieu ou plutôt d'une défaillance de représentation de l'existence d’un lieu ? Ou encore pourrait-il s’agir d'une perte de la capacité à s'approprier un endroit ? Si la représentation, puis l'appropriation est problématique, quelles en seraient les raisons et les conséquences sur leur psychisme ? Lorsque l’on s’intéresse au rapport au « lieu » des SEU, une des difficultés majeures consiste à glisser vers la notion du rapport à l’objet. Pourtant, pouvons nous considérer « le lieu » comme un objet ?

Notes
11.

Pour Lacan le trait unaire est le signifiant sous sa forme élémentaire. Il rend compte de l’identification symbolique du sujet sur un mode particulier. Le texte de Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, est à l’origine de ce terme. A propos du cas de Dora, Freud indique : « dans ces identifications, le moi copie une fois la personne non aimée, mais une autre fois la personne aimée. Il ne peut pas non plus échapper que l’identification est, les deux fois, partielle, extrêmement limitée, et emprunte seulement un trait unique à la personne-objet » (Œuvres complètes, XVI, p. 44-45). A partir de ce trait unique, Lacan postule le trait unaire comme le « signifiant en tant qu’il est unité et en tant que son inscription réalise une trace, une marque » (Chemama R. et al., Dictionnaire de la Psychanalyse, p.289).