1.2. Une scène au dehors

Elko fait la manche devant un magasin au moment de la fermeture. Ivre, il est en plein « blues ». Un homme carré garde l’entrée. Elko s’énerve à sa vue. Il se sent méprisé par les clients qui sortent et refusent de lui donner l’argent sur lequel il comptait pour manger ce soir. Il comptait également acheter, demain, sa boîte quotidienne de Néocodion qu’il consomme depuis sept ans. A demi-mots il parle de suicide; « j’en ai marre de cette vie ». Son amertume est accentuée par le fait que les « copains » s’écartent de lui. Il ironise sur la solidarité dans la rue; « ça ne va pas au delà d’une simple bouteille de blanc ou des cigarettes ». Elko vit avec le R.M.I. (Revenu Minimum d’Insertion). Il se dit incapable de gérer l’argent : « peu importe la somme... du fait d’en manquer, lorsqu’on en a, on craque tout, de peur d’en manquer ». Il se présente comme non-violent et solitaire, ne supportant pas la collectivité. Il aimerait avoir un logement; « si j’avais mon appartement à moi, je pourrais arrêter de tourner dans cette galère, ce n’est pas en vivant dans la rue que je pourrai m’en sortir ». Il refuse la solution du foyer Sonacotra où il se sent agressé et minoritaire face aux étrangers. Il évoque avec révolte un court séjour dans un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale. Le contrat n’étant pas respecté, il s’est retrouvé congédié ; « à cause d’eux, j’ai passé mes nuits d’hiver dehors ». Il désire entamer une cure de désintoxication. L’accès au logement passe par la cure.

De son enfance, il dit avoir été placé depuis l’âge de huit ou dix ans dans un foyer de la D.A.S.S. Son père a eu sept femmes. Il a neuf frères et sœurs. Son père l’amène dans les bars boire de l’alcool très jeune. « Il m’éblouissait, je l’adorais ». A treize ou quatorze ans, ils montent ensemble à Paris où son père l’amène « faire un tour chez les prostituées » : expérience sans plaisir. « C’est à lui-même qu’il faisait plaisir. C’est encore mon père qui choisit une « black » martiniquaise pour me dépuceler. Il m’a volé mon enfance ». Ce père se serait servi de lui comme prête-nom pour des opérations douteuses (machines à sous parmi la bourgeoisie). Il maudit ce dernier qui a cassé ses envies de faire de la peinture et « qui me laisse moisir dehors » malgré sa fortune. Toute allusion faite à sa mère semble s’envoler. Une incarcération en prison à dix-sept ans est évoquée. Actuellement, il fréquente une femme anglaise de la « zone ». Jane, elle même toxicomane et alcoolique, est de huit ans son aînée.

Il aimerait reprendre le dessin, quitter « la zone », avoir une chambre pour vivre avec Jane, « ça ne peut plus durer ». Il pleure longuement. Pour remercier l’éducateur, il lui dépose un autoradio entre les mains. En nous quittant, il se montre très affectueux et veut nous embrasser. Ce sera le mode de salutation de la rue que nous adopterons dans nos échanges avec lui. Il nous demande de passer « chez lui » le réveiller le lendemain.

« Chez lui », c'est la montée d’escalier d’un bâtiment désaffecté. Un matelas et un sac de couchage sont posés au milieu d’habits et de détritus qui jonchent le sol. Le tout est suspendu au dessus d’une rue piétonne commerçante très bruyante.

Chez nous, au Lieu A, il vient, les yeux « explosés » : alcool, Néocodion ou autre produit ? Un jour il apporte plusieurs dessins. Ce sont des croquis et caricatures de personnages : tous S.D.F., tous de sexe masculin. Il en exécutera d’autres d’un coup de crayon très rapide. Autour des traits jetés sur le papier, il n’y a ni fond ni environnement. On perçoit uniquement une expression brute de visages immédiatement reconnaissables. Encadrées et exposées sur les murs du local, les productions d’Elko se multiplieront. Elles sont parmi les premières à décorer spontanément le local et trouveront une place aux côtés d’ouvrages d’artistes divers – marginaux ou non – qui fréquentent le Lieu A. Cette restauration narcissique aura-t-elle un effet sur sa capacité d’investir, d’une part, une démarche groupale – de pairs - et d’autre part, sur son adhésion à une institution – la mairie, la scène publique – ou aux règles de l’art ?

Dans ma position d’infirmière, Elko me « consulte » plusieurs fois : crainte d’une hépatite C. et traumatismes. Il est souvent agressé par un adversaire plus fort que lui. Ces échanges autour des questions de santé se révèlent le plus souvent être des entretiens particuliers, bien qu’aucune demande précise ne soit faite à ce sujet.

Plusieurs fois Elko me demande de téléphoner en psychiatrie pour s’assurer d’une place à son arrivée. A plusieurs reprises, et selon son humeur du moment présent, dès que tout est en place, il renoncera à y aller. En effet depuis un certain temps nous rencontrons pratiquement toujours Elko dans des situations critiques (ivresse, pleurs, discours suicidaire, traces d’agression, isolement de plus en plus fréquent du groupe qu’il finit par irriter). Après discussions et pleurs sur l’épaule de l’éducateur, il semble soulagé. Il se plaint constamment, mais ne s’engage dans aucune démarche pour changer sa situation. Nos interventions ont-elles juste l’effet « soupape » qui fait descendre sa souffrance à un seuil tolérable ? Il trouvera à chaque fois des excuses pour justifier le faite qu’il renonce à partir à l’hôpital psychiatrique.

Notions « d’urgence » et du « champ d’intervention ».

Le champ de l’intervention et le degré d’implication personnelle des soignants représentent un domaine subjectif, privé. Cependant, pour des sujets qui sont, comme Elko, à la fois dans une dépendance extrême vis-à-vis des appuis extérieurs, et dans des difficultés à délimiter domaine public et privé, la manière dont les soignants eux-mêmes gèrent et considèrent la limite entre public et privé n’est pas sans conséquences. Comme nous l’avons souligné au cours de cette étude, il s’agit justement de créer une institution qui soit suffisamment souple, suffisamment malléable et modulable pour qu’elle joue son rôle d’intermédiaire tout en restant accessible. Ainsi, la gestion des urgences et des limites contribue à la fréquentation et à l’appropriation du dispositif.

Elko finit par entamer une cure de désintoxication. Il se laisse davantage persuader qu’il ne choisit réellement cette hospitalisation en psychiatrie. Tout est mis en œuvre pour que la réussite – ou l’échec – ne relève pas de son ressort. Du point de vue d’un environnement propice, le “ bon ” moment aurait été celui minutieusement coordonné avec son accord et réservé pour lui par le Centre d’Alcoologie et de Prévention, organisme qui fonctionne avec un enseignement sur l’hygiène de vie, postcure de trois semaines, et soutien psychologique. Il fait en sorte que, même si consciemment il veut « décrocher », ça tombe pendant les vacances, moment où il ne pourra être soutenu et entouré ni par le dispositif, ni par d’autres réseaux. De plus, vu la précipitation de la démarche, la coordination pour qu’il ait un appartement à sa sortie risque de ne pas être assurée. De retour à la rue, il aurait donc une raison de se retrouver à la case départ par la « faute des incapables ». Il pourra donc attribuer à un objet extérieur, tels les services hospitaliers et sociaux, la responsabilité de son échec. A moins qu’il ne trouve une autre solution sous la forme de personnes desquelles dépendrait sa réussite. Elko est très observateur. Parfois le soignant en éprouvant du plaisir dans la réussite de la cure, presque à la place du patient, donnerait involontairement à ce dernier un moyen par lequel il est lui-même (le soignant) contrôlé, manipulé. Le soignant parfois épargne ainsi au sujet la frustration et l’attente. Le pouvoir du sujet, comme sa dépendance, passe du domaine privé à l’espace public par déplacement et projection. Le sujet serait ainsi déchargé, libéré de sa responsabilité parce que portée par d’autres individus, un cadre, une institution. Sa non responsabilité est, à ce prix, rendue publique.

La rupture de lien, le sentiment d’aliénation et de rejet réactivent un temps antérieur. Ces temps de ruptures, non symbolisés, sont mal intégrés dans un Moi fragile et peu différencié. Ces ruptures sont traduites en blessures qui impriment des traces et témoignent ainsi d’un vécu archaïque et douloureux. Le sujet en rupture de lien répète cette expérience sur le mode de l’échec, manifestant et retournant à son encontre une attaque des processus représentatifs. Il se défend de l’angoisse mobilisée par l’échec en ayant recours aux passages à l’acte, en agissant sur le mode de l’urgence, en projetant ses souffrances, ses demandes, ses exigences sur le monde extérieur. Les processus représentatifs qui permettraient au sujet d’assumer une position dépressive sont ainsi « tus ». Ce phénomène explique le recours à la projection comme mécanisme de défense.

Confrontés à l’urgence, comment les soignants travaillent-ils dans cet écart ? Quelle marge peuvent-ils conserver ?

De par leur fonction en tant que substituts de repères identificatoires, les soignants sont placés à l’endroit des demandes mais également à celui des ruptures. Pris, eux aussi, dans cette attaque des processus représentatifs, ils seraient tentés de remédier au manque par l’agir. Leur réponse au manque se manifesterait par une démarche opératoire, hyper adaptative ou dans l’urgence afin de colmater le vide. Dans ce cas, les soignants projetteraient sur l’environnement une part de leur propre angoisse ou de leur manque de confiance.

Les soignants sont l’objet d’attaque dès lors que le vide, le manque, perdurent. Insuffisamment ajustés, ils risquent d’éprouver eux-mêmes le sentiment de responsabilité, voire de culpabilité.

La proximité : une représentation du privé et de l’intime.

Les mécanismes d’évitement et de déplacement sont en œuvre, comme dans la névrose phobique. Dans l’intersubjectivité, il semble pour Elko d’unetentative de traiter l’intrusion de l’intrus en déplacent en dehors du cadre les relations et les transactions par une «technique de l’intimité»  (M. Khan, 1981). Pour éviter la dépendance à l’objet, il tente de garder la maîtrise extérieure des situations. Au premier regard, son besoin de contrôle se manifeste dans le sens contraire – incapacité d’investir une démarche de cure et de logement – d’où ses plaintes. En approfondissant l’analyse, nous pouvons penser que, dès qu’il attire l’autre – personne, institution, substance – sur son terrain par un “ collage compréhensif ” de son vécu, Elko est en mesure de le manipuler. Cette dérive concerne également le soignant car la manipulation peut être réciproque. Le soignant, le clinicien, par l’empathie, permet que le monde de chacun reste le sien propre et préserve l’altérité. L’identification efface cet écart, faisant ainsi empiètement dans le monde intime de l’autre. Elko s’en défend précisément mais en brouillant les frontières qui fait que dans l’accompagnement nous sommes soit trop intimes, soit perdus de vue.

La primauté qu’Elko accorde à la question du logement, les résistances qu’il déploie à l’encontre de cet objectif me font dire que son problème se noue autour de la représentation d’un espace privé. Cet espace intime renvoie à une représentation du sexuel qui remonte à un temps où les pulsions n’étaient pas encore différenciées. Ainsi, il s’agit d’éviter la rencontre avec un objet libidinal qui le menacerait d’intrusion.

Le champ d’étude des addictions nous éclaire dans l’analyse du cas d’Elko. Le problème central est de sauvegarder l’identité par recours à l’objet externe « sous emprise ». Celui ci est un substitut objectal pour éviter le processus d’intériorisation, perçu comme trop dangereux du fait des troubles des assises narcissiques. De même, Elko, dans son fonctionnement psychique et par son statut social de sans abri, tente de sauvegarder son identité, évitant ainsi une « intériorisation », un intérieur possible que le logement représenterait. La structuration interne – la maison en soi – est trop empreinte de représentations d’excitations mortifères. La représentation et l’appropriation d’un espace interne, intime est menaçante car elle réactive sa rencontre avec cet espace privé, ce « continent noir »15 et le contact trop précoce avec une prostituée martiniquaise. En amont de l’effraction brute de la sexualité à la période du remaniement libidinal propre à l’adolescence, cette insécurité interne l’habite déjà.Cet autre – premier objet libidinal – par son absence, a laissé place à l’intrusion déstructurante d’un père omnipotent. Le champ est ainsi laissé ouvert à un envahisseur qui jouit à la place du sujet.

Elko structure donc ses repères dans une dépendance anaclitique en appui sur les addictions et sur sa phobie des représentations. Plus qu’une angoisse face à la perte d’un avoir, « c’est une angoisse de difficulté d’être qui se situe, selon le cas, au niveau de la dépression (états limites) ou de la psychose » (Bergeret, 1995, p.207).

Notes
15.

Terme que Freud utilise dans La question de l’analyse profane (1926, in A. de Mijolla, 2002) pour évoquer la vie sexuelle, moins bien connue, de la petite fille. Il emprunte au découvreur de l’Afrique, John Rowlands Stanley, l’expression qui connote un espace géographique sombre et troué qui défie la connaissance.