La suite de l’expérience au cours de cette année met en perspective le mouvement circulaire d’échecs dans l’espace de la cité. Ces répétitions de trajectoires sont en appui sur des espaces de prise en charge sociale et des situations d’urgences. L’immobilité externe devient le reflet du vide interne. Elko fournit l'exemple de la manière dont ces sujets font venir le vide interne à la surface. Si le monde des sujets névrotiques est principalement interne, il semblerait que le monde et les investissements des sujets qui relèvent d'une organisation psychopathique et perverse se situent en surface. Leurs démarches ne sont pas approfondies, ce qui nous donne des indices concernant leurs zones ou couches d’investissement. Est-ce seulement en surface que nous arrivons à les toucher et est-ce aussi pour cette raison qu’un recours à l'image, que je développe dans le dispositif avec la photographie peut être investie et semble être une accroche dans leur prise en charge ? En effet, même si la représentation mentale de l’image est en profondeur, elle est à l’interface entre le dehors et le dedans des échanges relationnels. Le niveau topique de l’image photo, qui se situe également en surface, semble signifiant. Avec la notion de « désarticulation de la surface » L. Kahn (2001) soulève l’entrejeu qui s’opère entre la profondeur et la surface. Nous avons davantage l’habitude de penser (à partir du modèle de « l’inconscient névrotique ») en terme de psychologie des profondeurs alors que dans cette vignette clinique il semble que la surface y joue un rôle complémentaire et doit être prise en considération. Du moins c’est ce que cet auteur semble évoquer : « L’écart entre l’être-là de la présentation, immédiatement perceptible, et la représentation en appui sur la médiation de la reproduction réflexive, cet écart qui s’ordonne dans la seule surface perceptive ne correspond-il pas très exactement à ce que la notion de profondeur tente de visualiser ? Dégageant la surface du fond, celle-ci crée « l’espace » théorique des opérations qui vont de l’une à l’autre. Soutenu par la description de la conscience comme organe sensoriel capable de « sentir » ce que celle-ci tient à ses marges, cet écart me semble en tous cas émaner du tout premier modèle du refoulement » (p. 997-8).
L’exemple du couple Jane et Elko et de leur parcours d’errance est illustratif de l’organisation psychique « de profondeur en surface » de ces sujets.
Lors de notre tournée du soir, Elko et Jane sont devant une superette. Elko, assis à même le trottoir et adossé contre la façade en béton lève péniblement ses paupières lorsque l’éducateur se penche sur lui pour l’embrasser : « Je vous connais » dit-il d’une voix mi-éteinte. Sa souffrance est aiguë. « Je veux en finir, je suis à bout. J’ai envie de me mettre la tête dans le béton ». Nous engageons une conversation en faveur d’une solution d’hospitalisation, mais cette fois ci, de plein gré. Face à cette possibilité, Jane se montre tantôt accusatrice envers son état et en faveur de l'hospitalisation : « il prend trop de médics, il me tape, il m’engueule tout le temps et me traite de salope »,tantôt elle fait au contraire frein à cette démarche en revendiquant la présence d’Elko pour la protéger contre les effractions de la rue et pallier aux besoins d’un minimum d’argent afin d’assurer sa survie, ses dépendances, sa solitude. Il faut préciser que Jane est étrangère (anglaise) et n’a pas droit au R.M.I. Le couple se fait des adieux, puis se rejoint. Finalement ils s’arrachent l’un de l’autre.
Pour Elko, une fois la direction des urgences prise, son humeur s’améliore : il plaisante sur le chemin. Devant la porte de l’hôpital, il hésite : « J’ai toujours eu peur de ces lieux ».
Aux urgences, il fait une scène théâtrale à tendance hystérique : monte sur le bureau, fait le crapaud, tripote les touches de l’ordinateur sous les yeux d’un certain nombre de spectateurs captivés par ses agissements. Il finit par descendre du bureau en sautant dans les bras de l’éducateur. Lors de l’entretien psychiatrique, il exprime sa difficulté à se maîtriser : « je ne sais pas ce que je vais faire dans les secondes qui suivent ». Il est hospitalisé en service libre de l’hôpital psychiatrique.
Jane rend visite à Elko et lui demande une procuration pour retirer son R.M.I. L’état d’Elko évolue vers une grande impulsivité et des accès de rage. Son intolérance aux frustrations est à l’origine d’interdictions de visites et d’un séjour en chambre d’isolement pendant quinze jours ; mesure qu’il conteste, mais qui malgré tout, lui permet de retrouver ses repères, de décrocher quelques temps de la rue, de ses exigences et ses dangers et d’une angoisse qui lui est liée. Lors d’une de mes visites à l’hôpital, il me dit s’être entraîné à se tenir en équilibre sur la barre de son lit comme « Birdy » dans le film réalisé par Alan Parker (1984) sur deux amis inséparables revus de la guerre du Vietnam restent cruellement marqués. Dans le film, Birdy, interné dans une asile psychiatrique, poursuit un rêve fou… voler comme un oiseau.Quant à Elko, peut-on parler de délire, d’hallucinations ou de déréalisation quand, en se remémorant la chambre d’isolement, il se rappelle avoir discuté avec Fidel Castro ? Cette fois-ci, son séjour dure trois semaines. Il quitte l’établissement avec la recommandation ferme de revenir pour le rendez vous fixé avec le psychiatre et pour recevoir sa prochaine injection de neuroleptique retard.
Une scène au dedans
Depuis sept mois Elko et Jane sont logés dans un hôtel d’urgence payé en majeure partie par le Centre social. La chambre est dans un état lamentable. Ceci, rajouté à l’absence de démarche du couple, aboutit à un avertissement de la fin imminente de leur aide au logement. Celle-ci est gérée par leur référant social et dépend de certaines conditions auxquelles le couple doit adhérer.
Au lieu d’accueil (Lieu A), l’équipe est prévenue de l’hospitalisation de Jane, puis de son départ de l’hôpital avec la police.
Nous rendons donc visite au couple à son hôtel. Il est dix-huit heures trente. Nous frappons et annonçons notre présence.« Attendez », nous lancent-ils de l’intérieur. Nous pénétrons dans cette pièce exiguë. Les volets sont fermés, toute lumière éteinte et la télévision allumée. Elko et Jane sont au lit. Ils se poussent afin de faire de la place pour que l’éducateur s’asseye sur le lit. Le couvre-lit est troué de brûlures de cigarettes. Je m’installe sur un tabouret. Des habits sont répandus partout. Au pied du bidet, de la vaisselle sale et des restes de nourriture collent au fond des plats. Dans le lavabo, quelques habits stagnent dans une eau glauque. Elko s’assoit dans le lit avec une expression à la fois vague et étonnée. Content de nous voir, il cherche ses cigarettes. Jane tend la main pour prendre la bouteille de vin blanc à côté du lit. Elle la renverse. Le tapis s’en imbibe. Elle boit à même le goulot. Elle explique : « j’étais à l’hôpital aux urgences. Ensuite, les flics sont venus et m’ont mis en garde à vue ». Elle nous montre un œil au beurre noir en rajoutant « le médecin m’a tapée, les flics aussi ». Peu aidée par Elko, elle a de la peine à se remémorer les événements qui ont abouti à leur entrée aux urgences et au poste de police. Ils évoquent vaguement un malaise de la part d’Elko et une infraction pour ivresse manifeste et publique.
L’éducateur demande au couple ses projets pour l’avenir proche. Elko reparle de la proposition qui lui a été faite d’entrer en psychiatrie.
Entre-temps, par la fenêtre entrouverte, je prends l’air frais. La nuit tombe dehors.
Cette scène imagée évoque l’autosuffisance et l’ambivalence. Il y a le lit, à boire et à manger. Il n’y a qu’à tendre la main. Même le tiers, de passage, ne trouve nulle part où se poser, à part dans leur lit. Le volet et la fenêtre close renvoient au ventre maternel archaïque, premier lieu d’habitation. Cet hôtel, un hébergement « d’urgence », reflète bien la problématique du lieu d’habitation comme place précaire, espace circulaire mortifère.
Elko vit dans un danger continuel de mort où il y a une prégnance de l’autoconservation, dans un rapport à l’autre/intrus. Il a accumulé deux séjours en hôpital psychiatrique, trois tentatives de suicide par prise de médicaments, quelques nuits au poste de police pour ivresse sur la voie publique, avec convocation en justice. A ceci s’ajoutent plusieurs admissions aux urgences pour coups et blessures (auto et hétéro - agressives), plusieurs malaises sur la place publique avec détresse (« blocage ») respiratoire. Ces séquences se rapprochent et la gravité des scènes s’accentue. L’avertissement communiqué au couple par le centre social, les informant de la fin de leur hébergement sous quelques jours16 a peut-être précipité la tentative de suicide réactionnelle du couple. Certes, l’organisation psychique, nous l’avons vu, est déjà précaire, mais la crise économique fait que ces personnes sont les premières affectées.
Au cours de l’année précédente, le couple a plusieurs fois eu des conduites similaires en appui sur des lieux « types » dans la cité. Ce sont des lieux où, précisément, aucun d’eux ne peut établir de liens stables. En effet, ils convoquent leur problématique personnelle dans des endroits qui rappellent et remettent sans cesse en scène quelque chose d’un vécu traumatique. Ces lieux, tels les urgences de l’hôpital, le poste de police, les emplacements de manche, la gare, sont des zones de rencontre, de passage et de rupture. Ce sont des terrains où l’on est sûr de trouver telle ou telle catégorie de personnes. Cependant, dans ces endroits, les individus, eux aussi, sont des passants anonymes, en mouvement rapide, des figures instables. Ces lieux sont pleins et occupés, mais ils ne sont « habités », ni par les usagers des services, ni par les « responsables ». Malgré tout, on y trouve toujours quelqu’un, une personne « de garde », qui est là, de jour comme de nuit. Une possibilité de tiercéité est exercée, même si celle-ci intervient sous forme d’injonction, d’interdit, ou de soins non demandés. Une prise en charge, et souvent une protection sont, par ce biais, assurées.
Les deux mois de préavis obligatoires dans les locations particulières avant l’expulsion des locataires n’ont pas été appliqués. Comme si le « parasitage » accumulé des cas dits « sociaux » finit par déclencher, chez les travailleurs sociaux, une violence et une exaspération qui se retournent contre le demandeur d’aide.