1.3. La scène interne

J’accompagne le couple à l’H.P. pour l’injection de neuroleptique retard à Elko (avec trois semaines de retard). Lors de l’entretien avec le médecin psychiatre, Elko se raconte :

« Je me sens angoissé, j’ai peur des gens, j’ai peur de leur parler, peur de mal communiquer. J’ai peur de l’avenir. Qu’est ce que je vais devenir ? Nous vivons à deux, ma femme et moi, avec le R.M.I. Je m’inquiète pour Jane quand je me soigne. De quoi va-t-elle vivre ? Je suis à bout. Je ne suis pas capable de travailler (...) Il me faudrait quelque chose pour me donner la pêche. Je me demande si je rentre ou pas dans l’établissement (...) j’ai besoin de me refaire une santé. J’ai 35 ans. Je ne vois pas de porte de sortie ».

Elko est ému. Sa voix tremble. Il s’excuse des larmes qui lui montent aux yeux. Le psychiatre remarque des blessures à la tête. Elko explique une chute sur le bord d’un trottoir quand il était ivre.

A l’entrée de l’établissement psychiatrique, avant de rentrer dans l’enclos de l’établissement Elko avait hésité :

« Je vais faire le cobaye. Là, pour les médecins, je suis la bête curieuse. J’ai déjà passé du temps ici. Ça a changé quoi tout ça ? Dans quelques jours je vais être de nouveau dans la rue ».

Ces remarquesd’Elko sur sa situation soulignent l’existence d’une ambiguïté. R. Castel (1995) utilise la notion « d’indigent valide17 », et l'expérience d'Elko se rapproche peut être d'un vécu subjectif d’étrangeté et d’aliénation au point de se sentir sorti de la sphère de l’humain.

Nous semblons arriver devant une série de paradoxes inextricables. Comment représenter « l’irreprésentable » en ce qui concerne ce cas clinique ? Devant deux logiques aussi ingérables l’une que l’autre, comment procéder ? Laissé en toute liberté dans la rue, Elko s’autodétruit progressivement. En revanche, lorsqu’il est en psychiatrie, il est délivré des repères qui structurent son monde et « justifient » son état de mal-être. Si on le soigne, il est capturé par le groupe institutionnel. Laissé dehors, il est livré à la merci de la groupalité de la cité. Dans quelle mesure est-il possible d’introduire un écart dans une relation duelle ? En diminuant le risque d’une emprise narcissique mutuelle, le soignant pense mettre, et l’un et l’autre, à l’abri de la capture réciproque. Cependant, par cette distanciation, l’autre absent – le double – devient l’image de la privation et du manque (B. Duez, 1997a, p. 200). A quoi sert de se mobiliser, puisqu’au bout du compte, aussi bien lui que l’équipe se retrouvent au point de départ ?

Notes
17.

Appelés des « inutiles au monde », les vagabonds ont fait l’objet, dans l’opinion publique de tentatives à leur égard, de mesures de bannissement, de travaux forcés, de déportation aux colonies (Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale, p.93).