1.4. La capture et la déprise : l’introduction d’un niveau mythique

Pour pallier à cette phase dépressive du soin et de l’écriture nous allons laisser ce paradoxe « irreprésentable » et faire appel au travail du mythe afin de faire travailler l’imaginaire. Comme dans le bestiaire des Fables de La Fontaine où les animaux sont des archétypes avec des particularités dessinées, nous allons faire appel à un mythe. Le mythe de la Dame à la licorne est un des chefs-d’œuvre des activités artistiques et artisanales du moyen age. A partir du carton d’un artiste familier avec l’art français de la tapisserie, une série de tapisseries représentant la chasse à la licorne a été tissée. On ne sait pas à quel membre de la famille La Viste en attribuer la commande, ni à quelle date précise la situer. Les vêtements des femmes et les techniques de tapisserie les font remonter sans doute à la fin du XVe siècle, à Bruxelles où la technique « mille fleurs » était alors une spécialité. Elles avaient été tendues dès 1660 dans le salon du château de Boussac, dans le centre de la France (T. Chevalier, 2003), où elles furent redécouvertes en 1841 par l’inspecteur des Monuments historiques de l’époque, Prosper Merimée. Elles sont renfermées au musée national du- Moyen- Age dans les Thermes- de- Cluny.

La dernière de la série, La licorne captive (1495-1505), est une des tapisseries conservée au cloître du Métropolitain Muséum de New York dans la collection John D. Rockefeller Jr. Sur un fond de « mille- fleurs » la licorne est enchaînée à l’arbre (symbole de mariage et de fidélité dans le moyen age).

L’origine concernant cette tapisserie n’est pas clairement établit. The unicorn in captivity a peut- être été crée comme une image simple plutôt que comme un des ouvrages appartenant à la série. Dans ce cas, la licorne représente probablement l’être aimé, apprivoisé et domestiqué en quelque sorte. Il est attaché à un arbre et confiné à l’intérieur d’un enclos par une clôture. Pourtant, le lien qui retient la licorne est lâche et la clôture est si basse que la bête pourrai, si elle le souhaitait, facilement sauter par-dessus. La liberté est à sa portée. Clairement son « enfermement » est heureux et (presque) consenti.

Dans ce mythe, l’animalité et l’humanité se rejoignent en appui mutuel. Ainsi, je propose de faire une analogie entre les fonctions que pourrait revêtir l’accueil dans un dispositif auprès de sujets comme Elko et la relation entre la Dame et la licorne dans ce mythe. Les personnes impliquées dans l’accueil et le soin auprès des SEU sont souvent confondues avec ou assimilées à (par les SEU) une fonction de maternage, conservant ainsi l’empreinte de leurs expériences avec les soins précoces.

Vue par la mythologie médiévale, la licorne est un animal surnaturel, pourvu d’un symbole phallique. Androgyne, elle représente la puissance et la jouissance, mais aussi le faste et la pureté.

Bertrand d’Astorg (1963) renouvelle dans son livre Le mythe de la Dame à la Licorne l’interprétationdu symbole à partir des fameuses tapisseries qui illustrent le mythe. Lorsque apparaît une licorne, il y a toujours un sage présent. La Dame est une vierge qui personnifie la patience dans le désir et dans l’attente. Elle symbolise également l’ambiguïté des sentiments entre amour courtois et passion. La Dame est la seule à pouvoir non seulement approcher la licorne, pénétrer son domaine de vie, mais également la caresser et porter la main à sa corne souveraine. L’animal s’agenouille, la respire, pose la tête sur le sein de la jeune femme. Celle-ci tend donc le miroir à la bête qui est son témoin et son garant. La licorne peut ainsi se contempler tantôt dans les yeux de celle qu’elle symbolise, tantôt dans le miroir dont la réflexion lui renvoie les échos de leurs propres images...

La Dame est un piège pour la licorne. Celle-ci domptée, éblouie, est détournée des chasseurs qui surgissent. Le seul moyen pour l’homme de “réduire” la licorne est de transformer en appât les pouvoirs d’innocence et de séduction de la Dame. La Dame est seule. On ne voit auprès d’elle aucun personnage qui imposerait l’idée du couple.

Dans la rencontre de la Dame avec la licorne, le rôle que joue le miroir peut être développé à plusieurs niveaux. Nous allons en dégager deux :

  • celui de la capture
  • celui de la déprise (la violence du décollement).

La capture

Tentons d’entrevoir dans ce mythe la relation entre les accueillants -accueillis (ou soignants soignés) : métaphoriquement, la Dame représente la fonction de l’accueil ou le dispositif et la licorne porte la figure des sujets errance. Dans le dispositif d’accueil, l’objet (Dame) est attracteur. Il se déplace en allant vers les sujets. Ceci est vrai sur le plan de la mobilité, mais un élément spéculaire est également prégnant. Dans le mythe, la Dame prend, dans sa main, le miroir (relationnel) et renvoie l’image positive nécessaire pour faire rentrer la bête dans l’enclos, (enclos = une délimitation du lieu par la porte, par des seuils, des règles), afin de l’attirer vers l’objet. Nous pouvons transposer cette image dans le cadre du Lieu A. A l’intérieur de ce lieu se trouve une possible valorisation narcissique grâce à l’exposition des photographies individuelles des S.E.U. et de leurs créations artistiques. La mise au dedans de leur image – photo de leur identité, venant du dehors – représente le reflet d’eux-mêmes dans ce lieu.

Entre la Dame et la licorne, tout comme dans la relation mère / enfant, l’investissement sensoriel réciproque est prévalant. En effet, la bête pose sa tête sur la poitrine de la Dame. Elle la respire, elle la regarde. De même, dans le Lieu A, cette dimension sensorielle occupe une place de premier plan dans l’investissement du cadre et des personnes du dispositif. Les références faites au lien d’accompagnement effectué par l’équipe, au rôle des soins somatiques sont confirmées par les témoignages des usagers (cf. méthode).

La licorne, est-elle mâle ou femelle ? Malgré son appartenance grammaticale au genre féminin, une ambiguïté plane quant à son genre sexuel. Toutes deux, aussi bien la Dame que la licorne, véhiculent des représentations psycho-sexuelles changeantes. La licorne est venue chercher, chez la Dame, le lait nourricier, mais la corne unique de la bête est réputée déflorer des vierges. Au sein du dispositif, dans les relations avec les S.E.U., indépendamment du sexe de l’accueillant, la bissexualité psychique se projette sur les rôles et les interactions. Tantôt la Dame est l’amante potentielle, femme séductrice, tantôt, elle se fait mère, tendre, apaisante, nourricière, soignante. Parfois frustrante, elle se transforme en représentation de la mort. En mettant des barrières, par l’introduction d’un tiers, ou par certaines exigences, elle signe la fin de la jouissance. Pour préciser ce qui peut constituer des «barrières» à la jouissance ou constituer des «exigences» pour ces sujets, je citerai les deux exemples suivants :

Dans le Lieu A, la fermeture du local à midi est le moment de séparation où chacun, l’accueillant comme l’usager, va retrouver son environnement. Quelques personnes trouvent difficile de quitter le lieu où ils sont confortablement installés, au chaud. Certains, en quittant les accueillants plaisantent sur « l’injustice » de la situation avec des remarques telles que : « vous, vous rentrez chez vous, et nous, on reste dans la rue ». C’est une manière de dire « nous aimerions avoir part dans votre vie privée ».

Les accueillants du Lieu A, en sortant le balai et demandant qu’on participe au ménage, se transforment en « sorcières ». Parfois en référant à des instances appropriées les demandes qui nous sont adressées, nous offrons au sujet l’occasion de faire face, de surmonter un obstacle, plutôt que de lui éviter la démarche. Les décisions collectives à propos des horaires de fumeurs / non - fumeurs, du respect des personnes et du lieu sont des sources de contrainte.

Dans le mythe, la bête exerce, elle aussi, un pouvoir attracteur et libidinal sur la Dame. N’est- il pas tentant, pour la Dame, de posséder la corne mythique, de la caresser et garder près d’elle cet animal libre, venu d’ailleurs, du fond des rêves ? Comment sortir de la fascination réciproque ?

Pourtant la Dame est en complicité avec l’extérieur de l’enclos. Elle est une femme ambiguë, puisqu’elle attire à elle la bête avant de la livrer. Après l’avoir enchantée, elle fait signe aux chasseurs. Ce moment signe le passage de la relation duelle – celle de la recherche du double dans l’expérience du miroir – à une étape médiatisée. Le miroir peut également être tenu de façon à inclure dans le reflet une plus grande part de l’environnement. C’est précisément ce que fait la Dame en livrant “ sa conquête ” aux chasseurs. Ce moment met fin à l’étape de capture réciproque et à l’emprise mutuelle qui s’est exercée, pendant un temps nécessaire mais limité, à l’intérieur du couple.

La déprise : une part de vide et un travail de retrait 

Dans le mythe, le moment de la déprise est parfois violent. Les chiens accourent. La bête se défend en tentant de défoncer les barrières. Un chien est éventré par la corne redoutable.

Dans le cadre des relations entre Elko et les divers niveaux de prises en charge, on constate une grande difficulté de sa part à prendre un recul suffissent face aux situations et tolérer l’écart entre ses demandes et la réponse de l’environnement. Comment aider ces sujets à intégrer la capacité d’attendre ? Au sein même du dispositif les accueillants sont souvent d’ avis divergeant quant à leur positionnement. Faut-il éviter au sujet de faire face à la frustration ou bien considérer le sujet en capacité d’évoluer ? Etre proche, voire maternant ou rester « professionnelle » ? Nous voyons qu’ici la question de la « bonne distance » et de l’utilisation de l’espace convoque le cadre clinicien. Surtout dans une clinique où on peut se demander si tolérer l’absence et la solitude, se passer d’une relation immédiate soit possible ou structurante pour ces sujets.

La recherche confirme que l’image de nous-mêmes s’élabore à partir du langage... à partir du corps propre...à partir du reflet de nos actions observé chez l’autre. Ainsi la présence sécurisante d’un autre est nécessaire mais également la capacité d’intégrer la solitude, apparaissent comme conditions nécessaires à la différenciation moi / autre. En effet, comme nous le verrons par la suite, le corps est très présent dans cette clinique.

Plusieurs auteurs soulignent l'importance de la fonction d'auto-érotisme en lien avec l'acquisition de la dimension temporelle et spatiale. Ces éléments nous éclairent sur la manière dont l’absence et la capacité de solitude influent sur le développement psychique et les capacités cognitives. Selon Winnicott, c’est la capacité de solitude en présence de l’autre qui permet d’enclencher la relation d’objet au-dedans et au-dehors. Remarquons que la solitude et le jeu en présence d’un autre (sans qu’il y ait intervention de l’un ou de l’autre) sont précisément ce qui définit l’auto-érotisme.

Kardos M.T. développe la notion de troubles de contenants de pensée chez les enfants I.M.C.(B.Gibello, 1994). Il ressort de cette étude que le corps est le lieu commun des expériences érotiques et également cognitives.

Dans ses travaux basés sur l’observation des relations entre mères et jeunes enfants, Kestemberg (I981) étudie le rôle de l’auto-érotisme dans l’organisation de l’appareil psychique, et en particulier son rapport avec l’acquisition de la dimension temporelle à partir de la spatialité corporelle. L’auto-érotisme se trouverait être un facteur important dans la mise en œuvre du sentiment de continuité interne. En effet, la possibilité d’halluciner le plaisir assure la continuité à travers des brisures du rythme satisfaction / frustration apportées par l’objet. L’alternance entre le plaisir, la frustration et le mode de réparation permet au psychisme de s’organiser en son rythme précis. L’absence est la condition de l’évocation et de la fonction symbolique, fonction qui serait interdite dans le cas d’un envahissement permanent. Cependant, dans cette clinique il faut garder à l’esprit le fait que tout vide, toute négativité, vient réactiver un vécu de rupture antérieure. Tout écart spatio-temporel et tout variation renvoie le sujet aux expériences antérieures avec le vide, la rupture, la discontinuité. Investir l’écart spatio-temporel n’est possible que dans certaines conditions.

Je soulignerai le fait que le mode d’échange des sujets en question est principalement sensori-moteur et perceptif. Pour cette raison le regard d’autrui et la présence effective de qualités particulières constituent un fondement nécessaire. Pour être trouvées par ces sujets, il faut que les « qualités » puissent être ressenties par eux : ce qui implique la dimension sensorielle. Rappelons aussi que dans cette clinique l’agir occupe une place importante.

Pour investir le lieu d’accueil et le cadre, l’activité perceptivo-motrice apparaît donc comme ce qui permet de maintenir le lien potentiel subjectif face à ce qui est objectivement absent. Il est possible d’investir un objet ou un lieu parce qu’auparavant un lien perceptivo-moteur a été établi et que le sentiment sensoriel d’être soutenu existe. Nous savons que pour être perçu comme un bon objet, l’intervention de l’objet – objet ayant une image suffisamment semblable – est nécessaire afin de passer de la potentialité à l’effectivité. C’est pourquoi une familiarité, une « presque pareil » concernant les objets et les personnes du lieu est important, tout en maintenant la différence. Si le jeu de la bobine illustre le maintien du lien avec l’objet absent – la mère – c’est bien parce que le jeu de “faire semblant” permet de retrouver, d’abord par la ficelle, ensuite par le lien interne, un minimum de ressemblance avec l’objet. C’est dire que l’enfant a déjà fait l’expérience de la réponse de l’objet pour pouvoir risquer de la sorte de s’en distancier. Plus que les objets eux-mêmes, nous pouvons dire avec Winnicott que c’est la qualité des relations entre les objets qui a une valeur, définit le phénomène transitionnel, et fonde le type de lieu où un espace potentiel peut advenir.

Un retour vers la Dame

Dans le mythe selon l’interprétation contemporaine de B. d’Astorg (1963), à la fin de l’histoire et de la capture de la licorne, la Dame a regagné sa place, tandis que la licorne se trouve seule dans son enclos. La licorne reste donc licorne. Dans leur cadre professionnel, les accueillants, eux aussi, effectuent à partir d’un positionnement qui oscille entre le dedans et le dehors, un travail de va-et-vient entre le lieu de vie des S.E.U., les institutions et le Lieu A.

Nous retrouvons, avec l’hospitalisation d’Elko, le paradoxe suivant : dans la rue il est libre, mais dans cet état « brut, naturel » il est en danger de mort. Enfermé en psychiatrie, il est livré à un traitement qui le sépare de la rue. La rue joue, cependant, un rôle central qu’il ne faut pas écarter. Se trouver dans la rue constitue la possibilité d’un aménagement psychique, aussi fragile soit-il. Ne serait-il pas, à ce titre, contre-indiqué d’insister sur une démarche thérapeutique ? En effet, il convient de conserver un nécessaire recours aux mécanismes de défense, et en particulier, à l’identification projective. En situation de vécu persécuteur, ce mécanisme de défense est utile car il intervient comme protection contre le « mal » au-dedans du sujet qu’il permet de projeter sur l’extérieur. Ici, l'identification projective assure à Elko de trouver source, objet et but dans la solution introuvable, solution qui se solde par son retour à la rue. Son expression de l’angoisse ; « j’ai peur du regard des gens », implique la dépendance, au regard d’autrui, pour sa propre existence.

La fascination qu’exerce le mythe de la Dame à la Licorne s’explique également par le pouvoir attracteur et contenant du regard. La belle tient le miroir qui captive le reflet de la bête. Lorsqu’il y a défaillance, le miroir doit également être tenu.Ainsi, plutôt que d’enfermer l’image renvoyée dans un reflet de l’identique réducteur, la Dame n’aurait-elle pas pour rôle d’inclure une plus grande part d’environnement dans le reflet ? Plutôt que de le traduire comme par télépathie continue, ne faudrait-il pas laisser ouverte l’interprétation des besoins ? La capacité de rêverie permet que s’actualise parfois le potentiel latent ou manifeste dont l’autre, en tant que sujet en crise ou qu’environnement, est capable. Rencontrer la licorne, ainsi que ces divers objets sans se faire « encorner » nécessite de se servir de la Dame comme intermédiaire, comme alliée, avec ce qu’elle a d’ambiguë et de désarmant. Reste aussi la possibilité de se transformer suffisamment en fonction de la Dame, afin que certains de ses attributs puissent être trouvés, ou retrouvés par la licorne.