2.1. Revendication du « bout de quéquette volé » et quête d’une filiation ambiguë

Beaucoup de sujets de la population étudiée ont construit leur identité première en appui sur un environnement comportant des défaillances d’étayage et de structuration. Cependant, par des processus identificatoires, et grâce à des substituts du groupe familial et des processus spécifiques aux groupes, il est possible d’ouvrir des modifications relationnelles. C’est le cas de Dan, trente et un ans, qui vient au Lieu A depuis l'ouverture.

Dan n’a pas vraiment le statut de « S.D.F. » car il habite un appartement à quelques pas du Lieu A. Il vit avec l'aide du R.M.I. et effectue à l'occasion des périodes de travail sur des chantiers, ou, de manière ponctuelle, des remplacements « au noir ». Dan vient au Lieu A lorsqu'il est sans emploi. A propos du travail il dit « Je n'aime pas travailler bêtement ». Il refusera d’ailleurs certains travaux : « je ne veux pas me lever pour faire ce que je n'aime pas ».

Il nous parle de son passé :

« J’ai arrêté de boire il y a deux mois; avant j'étais bourré toute la journée. J'ai vécu dix ans dans la rue. Je dormais dans des barques sous des bâches dans le port. Je me fichais complètement de moi ainsi que de ce qu'on pouvait me dire. Un jour j'ai décidé d'arrêter cette vie là. J’ai commencé en faisant d’abord un stage de formation. Je continuais quand même à boire tout en allant tous les jours au stage. Par la suite, du jour au lendemain, j'ai arrêté de boire. Maintenant j'ai décidé de maigrir. Je fais du sport, tennis et vélo et je fais attention à mon alimentation. Personne ne pouvait rien me dire, il fallait que je décide par moi-même. C'est pareil pour le travail. C'est une question de volonté. A présent, je veux faire un stage pour trouver un travail,... mais un travail que j'aime ».

En effet, son corps se transforme et nous le voyons fondre de 100 à 70 kilos pendant l’année où il fréquente le Lieu A.

Dan connaît toutes les « ficelles », les droits des services sociaux et administratifs, et s’en sert, nous dit-il, sans scrupule. Cependant lorsqu'il discerne un état d’esprit « profiteur » au Lieu A, il est le premier à faire remarquer les incohérences de ceux qui profitent de tous les registres du système. « Je sais de quoi je parle », souligne-t-il en riant, et il nous parle amplement sur la vie des marginaux.

Au Lieu A, il commence à dessiner, stimulé par l'intérêt que portent certaines personnes à cette activité. Avec l’aide de l’éducateur, il s’entraîne à photographier d’autres personnes du Lieu A, mais ne persévère pas dans cette activité. Dans un premier temps, il fait preuve d’une attirance particulière pour le dessin de femmes nues.

Dans un deuxième temps il fera remarquer à tout le groupe son travail sur son autoportrait. Cet autoportrait, il le réalise à partir de son reflet dans un miroir, et aussi en regardant une photographie de lui. Il le décroche généralement du mur sur lequel il l’a affiché pendant la matinée quand il est dans le lieu d’accueil. Il l’emmène chez lui à midi, afin de le retravailler le soir et de le ramener au Lieu A, le lendemain matin, transformé. En arrivant dans le Lieu A chaque matin, il le sort cérémonieusement d’un sac en plastique et le raccroche, toujours à la même place, sur le mur. A chaque fois, il reçoit des remarques des uns et des autres parmi le groupe. Il plaisante avec eux de son « look » sur le dessin, et discute des retouches et des améliorations. Il faut dire que ses talents de dessinateur sont assez limités, ce que les autres ne se gênent pas de lui faire remarquer. Néanmoins, cette activité et ces échanges semblent lui apporter un réel plaisir. Le va-et-vient de cette représentation de lui-même et les retouches successives durent en général une longue période. Puis un jour, il l’accroche au mur du Lieu A en déclarant que l’autoportrait est terminé… avant de le décrocher de nouveau, insatisfait, au bout de plusieurs jours d’inspection, pour le retravailler chez lui. Enfin, après plusieurs autres allers-retours et quelques retouches, il le laisse définitivement exposé dans la salle.

Nous ne le rencontrons pas en ville le soir lors de notre tournée. Cependant il connaît tout le monde de la « zone », qu’il ne fréquente pas en dehors du Lieu A. Il formule quelques demandes de soins infirmiers mineurs. Il semble apprécier la possibilité de se peser et de bénéficier d’un espace santé pour parler et plaisanter. Il proteste bruyamment lors de la proposition de limiter la consommation de cigarettes à l’intérieur du local (deux heures sur quatre). Et lorsque l’ensemble du groupe vote pour son application, Dan résiste en jouant sur les limites, cherchant à s’en dégager à chaque fois qu’il le peut.

Par rapport à l'utilité du Lieu A il dira : “on ne donne rien de matériel ici, on le sait. Ce qui importe c'est de venir pour le moral. Ici, on est encouragé et par la suite cela nous motive pour faire des démarches et pour aller vers des choses matérielles, chercher du travail”.

Dan a une longue expérience des services sociaux. Sa mère a eu du mal à assurer le quotidien de la famille. Il se dit « enfant de la D.D.A.S.S », et cela depuis l’âge de huit ans, même si à l’époque il rentrait chez lui tous les week-ends.

Dan est l’avant dernier d’une famille de dix enfants. Trois filles et sept garçons. Les deux fils aînés sont morts accidentellement à l’âge de sept et onze ans. L’un noyé, l’autre écrasé sous un camion. Selon lui, le troisième frère est « complètement fou, taré ». Il est à l’H.P. depuis quinze ans, très religieux, et gentil, ne supportant pas langage et blagues grossiers. Il ne tolère guère l’agressivité à l’extérieur, ne sortant de ce refuge que quelques heures par an pour retrouver sa famille à Noël et au Nouvel An.

La mère est française, le père algérien. Les enfants reçoivent un prénom français en première position et un prénom arabe en deuxième. Cependant, aucun des enfants ne se sert de son prénom arabe, hormis pour les démarches administratives. La langue arabe leur est inconnue. Tous sont baptisés dès leur naissance à l’hôpital.

Le père est mort à l’âge de quarante ans (complications de sa maladie alcoolique) lorsque Dan avait deux ans. « Je ne me souviens pas de lui, mais je sais que c’était un sale « bougnoul » alcoolique et fou, complètement taré. Il ne travaillait pas. Il passait son temps à faire des enfants à ma mère et au bistrot à boire. Il tapait ma mère et mes frères, mais pas mes sœurs ».

La mère amène les enfants en Algérie pour qu’ils fassent connaissance avec la famille du père décédé. Au village, ils sont honorés et accueillis selon la tradition. Les oncles s’inquiètent de la conservation et de la transmission de l’héritage culturel musulman, ainsi que des pratiques religieuses au sein de cette famille « expatriée ». Représentants de la lignée, et garants de l’éducation des enfants de la veuve de leur frère, ils désirent circoncire les jeunes visiteurs. Leur frère n’ayant pas pu pérenniser cette pratique d’appartenance, les oncles se dépêchent de la faire valoir ici sur leur terre. C’est ainsi que Dan et ses 2 frères aînés sont circoncis par leurs oncles. Dan a alors cinq ans. Le frère benjamin, trop jeune, en est épargné. Dan exprime son ressentiment face à cet acte pratiqué à vif par des personnes qui leur sont « étrangères ». Acte dépourvu de signification hormis la douleur infligée. « Ma mère s’est fait manipulée et s’est laissée convaincre par eux. Nous étions déjà baptisés chrétiens. Je ne parle plus aux arabes avant qu’ils ne me rendent le bout de quéquête qu’ils m’ont volé ».

La mère fait des ménages et s’occupe des enfants comme elle le peut. N’ayant pas la possibilité de subvenir aux besoins matériels de toute la famille, les garçons sont mis à la D.D.A.S.S. Les filles restent avec leur mère. Dan rationalise cette époque : « nous les garçons, on pouvait se débrouiller mieux en collectivité que les filles. En tant qu’enfants de la D.D.A.S.S., nous avons pu faire un tas d’activités gratuitement (ski, colonies, sorties) que nous n’aurions jamais pu faire autrement. Nous retrouvions, de toute façon, notre famille tous les week-ends ». Dan a travaillé dans la restauration en saisonnier, vivant chez sa mère en dehors de ces périodes. Lui et le frère cadet restent avec elle jusqu’à sa mort à l’âge de 53 ans (cancer généralisé). Dan a alors 20 ans. C’est à ce moment là qu’il n'assure plus son loyer. Sans logement, il se tourne vers la rue et s’y réfugie.

Il dit n’avoir jamais envisagé la disparition de sa mère, pensant rester encore longtemps à ses côtés.

Le souvenir et l’inquiétude concernant un passage « hallucinatoire » seront évoqués par Dan. « J’étais déconnecté de mon corps. Je voyais se déplacer les membres de mon corps indépendamment de la maîtrise de mes propres mouvements ».

Au niveau de l’imaginaire familial, il apparaît une forte propension résiduelle à l’utilisation des institutions. Celle-ci peut être concomitante avec un vécu relativement positif dans le cas des garçons, soutenu par une représentation maternelle favorable de ce soutien.

Nous voyons s’organiser un clivage autour de la différence sexuée. Les filles ont été épargnées par la violence intrafamiliale (celle du père envers les fils aînés, celle des oncles envers les neveux circoncis). L’internement en institution, ainsi que la violence latente de la séparation d’avec le milieu familial ne font pas partie non plus de leur expérience. Dan, bien qu’en partie protégé par sa jeunesse, a été témoin de violences et de ruptures successives. Sans doute a-t-il senti l’émoi de sa mère face à ces situations.

Une coexistence de contraintes et de collages

Dan présente un problème dans sa distance à l’autre : soit, il est collé, soit il est ailleurs.Il se reconnaît impatient. « Je ne supporte pas d’attendre. Je n’arrive pas à être entre deux; c’est tout de suite ou pas du tout ».

Dan parle volontiers de lui. Il a le contact facile. Sourires et blagues font partie de son approche. Cependant, il dira : « J’ai toujours cette crainte d’être rejeté par les gens ».Une fois la première distance réduite, il s’installe confortablement dans la relation. Il pose des questions d’ordre personnel assez franchement, ne s’offusquant nullement de se sentir interdit d’entrée dans l’intimité des gens. Il a l’art de s’interposer au milieu d’un échange, que celui-ci se réfère au domaine privé, professionnel ou institutionnel. Il s’introduit de façon insidieuse de manière à ce que la communication entre les deux interlocuteurs soit parasitée par ses blagues, remarques ou commentaires (la plupart du temps, bien à propos). Les personnes de l’équipe soignante se rendent compte du « parasitage » quand on le lui fait remarquer, Dan accueille ce constat en riant de bon cœur, l’air plutôt satisfait de lui-même.

En général Dan n’arrive pas à l’ouverture du Lieu A à 8 heures, mais en milieu de matinée. Il peut « faire la grasse », d’après ses propres termes, étant donné qu’il ne travaille pas. Contrairement aux sujets alcooliques, Dan n’a plus à se lever de bonne heure afin de trouver de l’alcool, comme certains sont obligés de le faire pour éviter le manque en maintenant leur taux d’alcoolémie à un niveau suffisamment élevé. Lorsqu’il arrive, plusieurs personnes, dont certains « habitués», s’y trouvent déjà. Tout un scénario de séduction à mon égard, avec la complicité et les encouragements du groupe, s’est installé. Lorsque je me trouve dans l’espace infirmerie, Dan joue à se faire beau, à se lisser les cheveux devant le miroir, pour venir me trouver. Cela fait beaucoup rire le groupe.

Il demande à être un « ami » et pas seulement une personne qui fréquente le lieu d’accueil. Il veut savoir des choses sur la vie privée de l’équipe. Il aimerait que je lui apprenne l’anglais. Il veut faire du jogging et du vélo avec moi après mes heures du travail.

En effet, durant la période d’accueil du matin, j’ai pris du temps pour réviser avec Dan quelques bases de grammaire simple et lui apprendre quelques phrases clefs en anglais. Il semblait éprouver beaucoup de plaisir à apprendre et à répéter ces phrases avec moi.

Dan arrive à faire exception dans un autre domaine. Au Lieu A nous servons le café dans des tasses en plastique. Dan, qui habite tout près, est le seul à avoir sa tasse personnelle dans ce lieu. Bien que cela nous soit souvent demandé, nous évitons de garder les affaires personnelles des gens ou de servir d’entrepôt car il y a des lieux dans la ville pour cela, et nous ne sommes pas équipés à cet effet. Dan fait tout un cérémonial, se distinguant bien des autres en allant prendre sa tasse chaque matin sur une étagère dans notre placard à café. Il a marqué son nom sur une étiquette collée sur sa tasse afin que personne ne s’en serve en son absence. Les autres, en partant, jettent leur tasse en plastique à la poubelle, mais Dan va laver la sienne avant de la ranger avec soin.