2.3.1. L’illusion participe à aménager le “gap”

Le terme de « gap », terme anglo-saxon, définit plus précisément qu’en français la notion d’écart, de séparation et de marge dans le réglage d’un fonctionnement. Il comporte aussi la notion d’un délai ou d’un décalage dans le temps. L’expérience que Dan fait dans le Lieu A contrecarre, sans pour autant pallier ses vécus et ce que P. Aulagnier (in R. Kaes, 1998) appelle « avatars de l’intersubjectivité ». L’aspect ludique et les échanges avec le groupe est une forme de contenant, mais la fonction de diffraction, compte tenu de son « collage » de la relation, contribue également à l’altérité et à la différenciation, ce qui pourrait participer à la subjectivisation de Dan.

Le comportement relationnel de Dan dans le lieu d'accueil se recoupe avec sa façon d'utiliser les institutions et porte des traces de sa « stratégie de collage »quilui permet de rester au contact de l'objet tout en évitant la frustration.

Le sujet fait vivre à son entourage ce que, historiquement, il a subi passivement. L’enjeu relationnel à viser semble relever de « l’utilisation de l’objet », dégagée par Winnicott où le sujet peut s’identifier à une position occupée par une personne qui tolère suffisamment la passivité. Le tiers accepte d’être présent en étant utilisé mais sans se perdre. Cela ouvre une voie pour le sujet ; celle de posséder une subjectivité et d’exister séparé et différent. Ceci aide également Dan à approfondir la différenciation Moi /autre.

La visée est donc de l’aider à retrouver la capacité de s’illusionner : passer d’un état où il ne sait pas jouer à un état où il peut jouer. Si, comme ce travail tente de le souligner, un auto-érotisme réciproque étaye la restauration narcissique entre Dan et ses divers objets, ce qui « tranche » entre une relation immédiate et une relation de médiation, c’est la possibilité de maintenir intacte une illusion.

Dans la relation immédiate avec les accueillants, ceux-ci sont des repères identificatoires amicaux 21 et parentaux. De plus, l’illusion de la permanence de l’objet est maintenue par leur discours sous-jacent : « Nous serons toujours là. Quelle que soit ton orientation, tu seras considéré positivement ici ». Ainsi, l’illusion est maintenue que ce type d’accueil et de considération, vécus à l’intérieur de ce lieu, peuvent exister à l’extérieur.

Pour Winnicott, la mère est et n’est pas la mère. Nous nous permettons de transposer cette idée à la relation de médiation. Le médiateur (le lieu, l’accompagnant, l’environnement) est et n’est pas la mère ou son substitut. L’attitude sous-jacente véhiculée par le médiateur est la suivante : « je serai disponible psychiquement à chaque fois que tu en auras besoin. Tu peux jouer avec moi (ou pas), je me prêterai à tes représentations, sans me perdre réellement ». Ainsi cette attitude permet d’utiliser le médiateur comme un « jouet psychique », remplaçable, utilisable et capable d’être posé et retrouvé. L’illusion est maintenue, comme par un léger décalage dans la relation, de la part du médiateur. La capacité de rêverie de la mère et la capacité de solitude en présence de l’autre, étapes auxquelles se réfère Winnicott dans l’établissement pour l’enfant de l’extériorité de l’objet, figurent également dans l’accueil et l’accompagnement. R. Roussillon indique qu’en tant qu’objet dans la relation que nous représentons pour certains sujets, ce tâtonnement exercé par le sujet doit être toléré sans que nous en soyons détruit et sans représailles de notre part. Ce type de compromis est à la base d’un type de cadre dans lequel le sujet pourrait dire : « si toi, tu peux te laisser manipuler, sans te faire « prendre », je saurai te retrouver là et ailleurs ».

Nous faisons remarquer qu’investir cet espace et ce cadre nécessite aussi, d’une certaine façon, de maintenir l’illusion de l’existence d’un phallus. Le sujet investit le lieu afin de réparer son image dévalorisée. Intégrer la désillusion et la castration viendrait à évacuer la nécessité de rêverie et d’utopie. Avant d’en arriver là,c’est ce paradoxe qui doit être conservé; paradoxe qui soutient le jeu et l’expérimentation et qui pourrait ouvrir la voie à une possible évolution.

En référence à son histoire de blessure corporelle et narcissique : rendre à Dan ce qu’il recherche, c’est reconnaître en lui ce « bout de “quéquette” volé ». La reconnaissance par autrui de sa subjectivité, de son pouvoir personnel le restaure narcissiquement. Accorder à Dan ce phallus là, diminue, peut être, sa nécessité de manipulation et de mainmise virtuelle sur « l’accompagnement-sein ».

En guise de conclusion, il est possible de faire l’hypothèse qu’au travers de la création artistique, Dan a pu restaurer une image de soi positive et la montrer sur les murs du Lieu A. On peut se demander si les divers éléments de l’accompagnement (le lieu, les « objets », l’équipe, les activités) en appui sur son image dans la réalisation de son autoportrait, ne lui permettent pas de rechercher, tout en les retouchant, les limites et les contours d'une identité en transformation. Remarque d’un commerçant, voisin du Lieu A :

« Ca fait des années que je le vois par ici (dans la rue). C’est incroyable ce que je le vois changer et se transformer de jour en jour depuis un an ».

Désormais, Dan dit :

« je suis comme un enfant très jeune. J’apprends depuis peu à marcher. Avant j’étais avec ma mère. Après, j’étais alcoolique. Je ne me connais pas adulte. C’est très long à se remettre de dix ans dans la rue. Il faut apprendre qui on est ».

Notes
21.

Il aimerait que l’on se voie en dehors de notre travail. Il demande que ce soit une relation amicale et non pas professionnelle.