3.1.2. Le « look » : une surface peu ordinaire

Demo a vingt-trois ans. Il est de petite taille. Ses yeux légèrement bridés, son sourire large et son visage rond lui donnent un air juvénile. Ses cheveux sont tondus, mise à part une crête colorée en vert. De nombreuses boucles placées au nez, au sourcil, à la lèvre inférieure, aux oreilles, sur la langue, le « décorent ». Il a également de nombreuses cicatrices aux poignets.

(n° 1) Il squatte avec ses camarades « punks » dans une propriété dans la « montée de Nemours » qui se situe dans la vieille ville, quelques mètres seulement au dessus du Lieu A. Leur groupe est formé d’un nombre variable de personnes. Un jour, un groupe de huit passe devant le Lieu A. Suite à une nuit chaude d’altercations (n° 2) et d’échanges de coups avec les forces de l’ordre, ils regagnent leur squat. Ils sont invités par l’éducateur à rentrer dans le lieu d’accueil pour y prendre un café. Ils racontent leur version de l’histoire de la veille. Je soigne les blessures. Pour Yvon, il s’agit de coups de pieds et de matraque, reçus dans le dos et dans le ventre. Coups qu’il aurait reçus, ayant les pieds et mains liés, traîné dans une allée où il aurait d’abord été amené en voiture de « flic banalisé ». Histoire, disent-t-ils, de vengeance policière. On saura par la suite que Demo, quelque temps auparavant, avait injurié, sous la menace d’un couteau, un policier qui s’était montré violent avec un des punks lors d’un contrôle d’identité. Riri, « sa meuf22 »rajoute : « il ne supporte pas les keufs23 ». Demo affiche son vœu de mort par sa tenue vestimentaire : pantalon de camouflage de l’armée et blouson portant l’inscription « nique la police », mais aussi par le ton glacial avec lequel il affirme « Oui, s’il touche à mon pote, je le plante, sans problème ».

Yvon vomit de la bile. Des douleurs épigastriques l’empêchent de respirer profondément. Les pompiers arrivent dans le lieu d’accueil pour l’évacuer vers les urgences.

Dès le lendemain, un noyau du groupe de punks, étoffé par des nouveaux, revient à nouveau au Lieu A (n°3). Dès lors, ils y viendront tous les jours et leur comportement est, dans l’ensemble, convivial. Ils arrivent en général par petits groupes, avec leurs chiens, et ils partent ensemble. Souvent ils restent deux heures, voire plus. Ils se montrent affectueux et soucieux de nous faire plaisir en respectant les règles de base du lieu d’accueil (n° 4). Le ménage du local, assuré par les usagers, est souvent spontanément fait par les punks et Demo marquera sur le tableau du Lieu A, au vu de tous : « respecter le Lieu A, c’est se respecter soi-même ».

Leur venue dans ce lieu est l’occasion d’un soin somatique (n°5) que Riri me demande. Elle a dix-huit ans. Elle a quitté la classe de terminale depuis moins d’un an. Peu de temps après, elle quitte le foyer de sa mère, veuve, conseillère financière dans une banque de la même ville. Elle élève seule Riri depuis qu’elle a un an. Mère et fille continuent à se voir. Riri a toujours sa chambre chez sa mère et le couple punk couche là de temps à autre. La mère a cependant posé quelques limites pour sauvegarder son intimité face aux allées et venues imprévisibles du jeune couple punk. Elle a, elle-même, un ami qui n’apprécie pas leur langage provocateur et leur mode de relation bruyant. Riri connaît l’impulsivité de Demo :

« Il en a bavé dans sa vie. On l’a violé à douze ans dans un foyer. Il a déjà fait de la prison. Lorsqu’il a sorti un couteau, c’est moi qui ai pris l’arme. Il a trop la rage (...) heureusement qu’il m’écoute ».

Six mois avant de sortir du foyer maternel pour intégrer la rue, Riri est informée sur l’origine du décès de son père : il ne s’agit pas, comme elle l’avait cru, d’une maladie, mais d’un suicide par balle. Certaines de ses ex - camarades du lycée vivaient déjà dans « la zone ». Riri s’y installe progressivement. « De toute façon je voulais travailler, quitter l’école, partir de chez moi. Il me fallait à tout prix un changement ».

Aujourd’hui, en quittant l’espace infirmerie où nous parlons, elle me remercie pour la « discussion » :

« Je préfère discuter avec toi, comme ça, comme avec une copine plutôt qu’avec un psychologue. J’en ai déjà vu un deux fois, mais je n’arrivais pas à dire quoique ce soit ».

Le groupe a été viré du squat (n°6) - (la « montée de Nemours ») à la suite d’une inspection sanitaire provoquée par des plaintes du voisinage dues au désordre et au bruit causés principalement par Demo. Actuellement, l’ensemble du groupe loge dans la maison à plusieurs pièces (n°7). (« Le clos Jaccard ») Le couple, s’est installé dans l’ancien garage : une pièce en béton, sans ouvertures. L’éducateur et moi-même sommes invités pour dîner avec le groupe, « chez eux » (n°8). Invitation que nous acceptons.

Quelques temps après, Demo est convoqué au tribunal pour ses délits antérieurs (n°9). Il se demande s’il va comparaître ou partir ailleurs. Pour finir il restera encore un temps dans la ville et ne se présentera pas au tribunal.

Un autre jour, Riri revient avec un nouveau problème de santé (n°10) : une maladie sexuellement transmissible. Elle est en colère. « Demo m’a filé ça. Je ne le savais pas. Faudra un traitement pour s’en débarrasser. C’est très tenace ce truc là ». Je l’oriente vers un spécialiste, un rendez-vous est pris par Riri pour le couple. Ils n’iront pas à ce rendez-vous car ils quittent temporairement la ville avec le groupe24. Ce déplacement est motivé par une dégradation des relations avec le voisinage. Juste à coté de leur squat un garagiste est braqué. Les forces de l’ordre s’en mêlent (n°11). Les punks y sont associés. Ces faits rallongent la liste de plaintes qui est déjà longue.

Plutôt que d’aller au tribunal pour répondre à la convocation, Demo préfère partir quelques temps en Suisse (n°12) avec le groupe. Cependant, avant de partir il finit par faire téléphoner Riri au tribunal pour connaître la décision du juge. Verdict : trois ans de prison ferme (n°13). Il parle de disparaître de la place publique. Partir pour être tranquille vis à vis de la loi. Mais où (n°14)? En Amérique du sud ? En Afrique ? Dans une île ?

Demo demande à Riri « Est ce que tu m’aimeras toujours si je rentre en prison ? ». Il trouve la solution. « Tu n’as qu’à te mettre avec quelqu’un si je pars au trou et nous nous remettrons ensemble lorsque je ressortirai ». Demo envisage également l’hôpital psychiatrique comme « solution » ou abri pour échapper aux conséquences des charges qui pèsent sur lui. Il me demande si je peux le faire hospitaliser, disant qu’il a déjà fait de la psychiatrie. Je l’oriente vers le C.M.P.A., mais, pressé de partir avec le groupe, il ne veut pas attendre le rendez-vous proposé.

Pendant un déplacement précédant en train, un agent de la S.N.C.F. lui avait demandé son titre de transport (n°15). Demo s’était énervé, avait sorti un couteau et blessé l’agent au cou. Aujourd’hui, Demo minimise cet incident : « ils n’ont pas grand chose contre moi…il n’a eu que quinze jours d’arrêt de travail ».

Sachant qu’il est recherché, il disparaît de la rue pendant quelques temps. Il change de squat (n°16), accompagné par le groupe de six ou sept punks. Ce squat (La « maison Fournier »), déjà occupée par des camarades squatters est un petit paradis (n°17). Cheminée, baies vitrées, trois étages avec la chambre de bonne, elle est située face au lac. Un immense jardin clôturé l’entoure.

Une nuit, Demo se bat dans le jardin avec un jeune Suisse qui squatte également la même maison (n°18). Le ton monte et des voisins avertissent la police. La maison est encerclée. Demo cherche mollement à s’enfuir, mais il est pris. La police, sous les injures et protestations de Riri et de ses camarades, l’emmène au poste faire contrôler son identité. Suite à l’interrogatoire il est envoyé en maison d’arrêt (n°19). Par la suite, certains de ses camarades diront qu’il avait les moyens de s’enfuir, mais qu’il s’est laissé prendre.

Dès le lendemain, Riri retourne vers le foyer maternel (n°19). Sans Demo, elle ne trouve plus de raison à continuer à vivre dans le squat (il faut dire que les jeunes filles seules en squat sont en danger). Elle continue à fréquenter le Lieu A et rencontre ses ex- camarades de squat uniquement dans ce cadre. Plusieurs fois elle me parle dans le cadre de l’infirmerie. Elle s’inquiète vis à vis du comportement imprévisible de Demo. Elle exprime aussi le souhait de trouver un soutien psychologique (n°20).Elle choisira elle-même une thérapeute dans le secteur privé, en dehors du circuit social. Elle se dira par la suite très satisfaite. Afin d’occuper son temps, pour participer à payer ses séances et pour mettre de l’argent de coté en attendant Demo, elle rentre en stage/formation en cuisine dans un C.H.R.S (n°21). Son « look punk » évolue. Le nombre d’anneaux diminue au nez, aux lèvres et aux oreilles. Ses cheveux, imprégnés de peinture rouge se transforment en coupe très courte. La tenue vestimentaire se féminise.

Notes
22.

Femme en argot

23.

Policier ou « flic » en argot.

24.

Riri reprend rendez-vous à son retour et s’inscrira dans un soin.