4. Commentaire analysant. Le dispositif : « lieu » à créer ou déchetterie ? 

L'exposé suivant concerne ma pratique professionnelle dans le Lieu A, un lieu d’écoute décrit dans la partie méthodologique.

Entre vingt et quarante personnes chaque matin nous rendaient visite au Lieu A sans que nous sachions précisément à quoi était dû ce taux de fréquentation important. Mon travail de DEA m'a permis d'appréhender la manière dont certains SEU se sont appropriés ce local. Au niveau du fonctionnement institutionnel, il est possible, dans un premier temps, de dégager une dimension utopique. Les conclusions de ce travail ont permis de montrer comment la fonction transitionnelle d’un tel espace contribue à la réappropriation d'une subjectivité et d'une identité par les SEU. Cependant, d'autres problèmes internes inhérents à ce type de dispositif n’ont pas tardé à se faire ressentir. Au niveau des promoteurs institutionnels, la double démarche, qui conjuguait à la fois le social et la santé mentale, a soumis l’équipe à des pressions importantes, vécues au quotidien.

Après avoir quitté ce lieu depuis quelques années, je me rends compte que j'avais alors omis de mettre en relief certains aspects du « lieu », en particulier les dimensions obscures et glauques liées à une telle pratique. Le recul me permet, par le présent travail, de refaire un état des lieux. J’exposerai donc de façon vivante, voire un peu brute, ce à quoi j’ai été confrontée face à la manière dont les SEU investissaient cet endroit.

Je tenterai de dégager

Idéologie ambiante et ses contrastes pour un dispositif «expérimental»

Il existe des pratiques qui tentent de créer du lieu malgré l’effet « déchetterie » de l’organisation psychique des SEU mise en avant dans l’hypothèse n° 1.

L'image de la ville où se situe le Lieu A est ternie par la présence des «marginaux». Coquette ville de standing et préfecture en Rhône-Alpes, elle est aussi cité touristique. Une rencontre de réflexion est organisée entre le service social de la Mairie, la DASS et l'Unité de soins spécialisés du Centre Hospitalier Régional. Selon les propositions du rapport Lazarus (1995), et en prenant en considération des observations comme celles de Xavier Emmanuelli, le projet de créer un lieu d'écoute finit par être posé. Le directeur du CHRS relève alors le défi et propose de prendre très rapidement en charge la gestion de ce lieu, même si d’autres dispositifs, plus grands et avec une implication dite «de terrain» plus importante qu'un CHRS, souhaitaient se la voir attribuer.

L’originalité de ce dispositif tient au fait que « rien » n’est proposé aux SEU, sinon un lieu ouvert qu’ils peuvent investir à leur guise, moyennant le respect de certaines règles de base mises en place avec leur participation.

Conçu comme expérimental pour une durée d’un an, ce dispositif fait l’objet d’une évaluation continue.

Je rappelle ici que sa mise en place a été faite par «le couple» Roger, éducateur, et moi, infirmière, avant l’arrivée de Francis, psychologue embauché à mi-temps, 9 mois plus tard.

Des éducateurs de rue existent bien dans le cadre d’autres associations socioéducatives. Celles-ci sont cependant davantage centrées sur la prise en charge des jeunes et de personnes moins désocialisées et «marginales».

Il existe un accueil de jour avec possibilité de se doucher, faire sa lessive, se restaurer. Les éducateurs de l'accueil de jour instruisent également les dossiers RMI. Ce lieu est beaucoup critiqué par les usagers en raison de l’attitude de certains éducateurs, mais aussi de la cohabitationdifficile entre les SEU. Des histoires nous sont rapportées concernant des bagarres, des violences et des insultes. Lors d'une dispute, un éducateur s'est d’ailleurs fait casser le nez. Roger, mon coéquipier éducateur, a déjà rencontré dans le cadre de ses précédents emplois, certains éducateurs et membres de l'équipe. Il les perçoit comme des «fonctionnaires de service».

On peut donc déjà repérer une certaine idéologie du travail socio-éducatif qui sous- tend le fonctionnement inconscient du Lieu A. Cette mentalité s’est inscrite d’emblée dans le désir de se différencier des autres dispositifs existants. Le risque, en s’isolant des autres structures ou en se mettant en rivalité avec elles, est de maintenir un fonctionnement au service de l’idéologie. Les pratiques qui en découlent, si elles restent dans cette logique, risquent d'être régies par un imago maternelle archaïque et de conduire à certaines dérives et excès (dépassement des horaires, en soirée notamment, absence de tiers et manque d'ouverture vers l'extérieur).