4.2. La face cachée des pratiques comme révélateur d’un aspect « déchetterie »

Après une description du lieu d’accueil, au travers de quelques expériences quotidiennes, je parlerai de la manière dont j'ai été touchée par le contact avec les usagers de ce lieu.

Les usagers laissent (déposent), d'une façon ou d'une autre, une trace d'eux-mêmes dans ce lieu. Cela va de la matière (au sens d'une chose matérielle) au mot, en passant par la vapeur (d'alcool), la fumée (de cigarette) et l'odeur (corporelle). Des images y sont également déposées. Images en forme de souvenirs : celles de leur passage dans ce lieu. L’éducateur pensait que la photo visible permettait de restaurer une image narcissique des personnes accueillies. A côté des œuvres artistiques : celles que certains ont dessinées et exposées sur les murs du local, on trouve aussi des photographies : portraits des SEU qui fréquentent ce lieu, photos prises par l'éducateur et suspendues en hauteur au vu de tous. L’ensemble a pour effet de maintenir leur image présente.

Il arrive que certains matins une ou plusieurs personnes soient assises devant la porte avant l'arrivée des accueillants.

En hiver, ceux qui attendent sont transis de froid. Certains sont comme un hérisson barbu ou légèrement piquant. Ils entrent, la goutte au nez. Les salutations habituelles sont échangées entre eux et les accueillants : se serrer la main ou, pour certains, faire la bise. Même une fois entrés dans l’espace chauffé, leurs corps exhalent encore la fraîcheur de la nuit. Ils s'installent autour des tables où ils scrutent pour une énième fois les tableaux, les photos, le décor, ou regardent par la fenêtre. Les accueillants ouvrent les volets, appuient sur le bouton de la cafetière, rangent leurs affaires personnelles, relèvent les messages laissés sur le répondeur. Le café sent bon. Passé de main en main, il brûle à travers la tasse en plastique.

Les plus jeunes sont souvent habillés de « marques» dont l'emblème est bien visible. Peu de choses les différencient au premier coup d’œil de lycéens ou jeunes travailleurs.

Parmi les premiers arrivants, certains s'en vont pour vaquer à leurs occupations quotidiennes après avoir pris le café et échangé des salutations avec ceux qui restent. D'autres s'installent pour la majeure partie de la matinée.

Absence de sas intermédiaire. Au fur et à mesure que la matinée avance le local se remplit. Le va-et-vient est incessant. Un des lieux très prisés sont les W.C. Il s'agit d'un recoin minuscule en mansarde, avec toilettes et petit lavabo, se situant derrière le poste à café. La porte des W.C. s'ouvre sur la salle d'accueil. Bien souvent il est difficile d'ignorer le passage dans cet endroit, tellement les odeurs nauséabondes se répandent dans la pièce. Il faut dire que la question des W.C. pose parfois un problème pour les gens qui habitent la rue. Il existe bien des toilettes publiques mais qui ne sont pas toujours à proximité. C'est à croire que le Lieu A tombe à pic de ce point de vue pour beaucoupde personnes de la rue. D’un côté, le lieu a une double fonction hygiénique en permettant de nettoyer la rue des « crados » et de rendre propres ces mêmes crados qui peuvent déposer quelque part leurs productions corporelles intimes, mais de l’autre, il « salit » les environs par les relents répandus.

L’absence de sas intermédiaire entre les W.C. et la salle d’accueil où les gens parlent et boivent leur café est très gênante. Souvent des remarques concernant des odeurs sont lancées de façons grossières ou enrobées d’un ton humoristique. Un espace avec un tel degré de proximité entre les individus prive chacun d’un minimum d’intimité et contribue à la promiscuité. La question de la proximité et de l’odeur se retrouve également au niveau de la cigarette.

La plupart des gens qui fréquentent ce lieu sont de gros fumeurs. Les jours où il fait froid – où il n’est pas possible d’ouvrir pour aérer - une épaisse fumée bleutée envahit le local. Même les SEU qui arrivent de l'extérieur le remarquent. Cette atmosphère s'installe insidieusement pour ceux qui se trouvent là depuis le début de la matinée, car le flux des entrées est irrégulier. Je ne fume pas et sur ce point je me suis trouvée isolée et pratiquement exclue de mon lieu de travail.Je me suis rendue compte qu'un film gras se déposait sur mes lentilles de contacts voilant ainsi ma vue. L'air devenait irrespirable tellement il était saturé de substances toxiques et irritantes pour mes voies aériennes. Lors de la mise en place du dispositif, nous ne nous étions pas concertés sur cette question. Insidieusement, le lieu est devenu « fumeur », avec une augmentation de l’épaisseur du nuage de fumée à mesure que la fréquentation augmentait. Mes propres limites exprimées à ce sujet ont fait l'objet d'une négociation et d’une décision. Roger, lui-même fumeur invétéré, estimait que la question de la loi sur les lieux non-fumeurs dans le cadre du travail ne pouvait évidemment pas être respectée dans un tel contexte. Cependant, il y avait quelques non-fumeurs, et il a fallu trouver des aménagements pour que la cohabitation reste possible. Une décision a donc été prise par l'ensemble de la collectivité lors d'une réunion consacrée à ce sujet, suite à laquelle le temps d’accueil s’est trouvé partagé équitablement en horaires « fumeurs » et « non-fumeurs ». Les fumeurs sortaient une heure sur deux, ce qui, durant ce temps, laissait très peu de gens à l’intérieur. Malgré tout, il était nécessaire de revenir sans cesse sur cette question. Le fait que j’appartienne à la catégorie des rares non-fumeurs faisait de moi une personne qui introduisait une différence, donc une frustration et une nécessaire négociation – du moins était-ce le cas tant que je veillais à mes propres limites et restais garante de ma propre intégrité et mon bien être. Il s’agit également là d’une des bases de la constitution du cadre interne du clinicien. Parfois le cadre interne de l’un sert d’ébauche de cadre externe. En d’autres termes, il est possible ici de rapprocher cette idée de celle de la fonction de contenant par rapport au contenu ou de la différenciation entre le fond/ la forme.

Limites de l’un = cadre pour l’autre. La situation précitée faisait intervenir les quatre fonctions du cadre proposées par R. Kaës (1993b) et reprises par B. Duez (2000, in Chapelier et al.) dans ce qu’il appelle les psychopathologies de l’obscénalité. Ces fonctions du cadre sont la fonction de limitation, la fonction de contenance, la fonction transitionnelle, et la fonction symbolique. J’aurai l’occasion d’approfondir ces divers aspects du cadre plus loin. Selon B. Duez, avec des sujets anti-sociaux, la fonction symbolique, par sa capacité d’assurer la consistance du cadre, permet de faire le lien avec chacune des trois autres fonctions. Cependant, la consistance du cadre, nous le verrons, est soumise à une érosion, à un limage et une tentative d’étirement ou de déformation incessante.

La délimitation de la fonction cadre : Sur le plan réel, il existait une loi interdisant de fumer sur le lieu de travail. De plus le local n’était pas aéré correctement, ce qui augmentait le désagrément causé par le tabac. Si nous avions exclu ceux qui transgressaient le règlement, cela aurait abouti à exclure une très grande partie des usagers, et risqué de les exposer au rejet. Un compromis établissant une moitié du temps fumeur dedans et une moitié du temps fumeur dehors a donc permis d’instaurer une certaine souplesse. L’application du cadre avec une fonction de délimitation trop rigide aurait risqué d’actualiser chez les personnes accueillies le côté désir de mort dans le renvoi hors de l’accueil familier en les exposant à une forme d'exclusion du « différent ».

La fonction contenante du cadre. Dans cette situation, la question était de savoir si on pouvait appliquer un cadre à des personnes habituées à une certaine façon de fonctionner. Etaient-elles capables de changement face à un cadre familier et contenant ? Se cantonner à ce qui est déjà instauré, se répète à l’infini pour l’intérêt du plus grand nombre sous prétexte que ces sujets antisociaux ne peuvent rien modifier, c’est confirmer qu’ils sont immuables, sans ressource, figés. Le cadre, avec sa dimension intérieure, risque alors de devenir contention enfermante, où tout changement renvoie à la dimension mortifère plutôt qu’au cas de figure où l'autre avec sa différence apporte, certes, une frustration, mais peut aussi, en tant qu'intrus, revêtir une fonction structurante. Les sujets, dans ce cas précis, se sont montrés eux-mêmes inventifs dans leur recherche de solutions.

La fonction transitionnelle du cadre. Lorsque j’ai dit que la fumée me gênait et que j’aurai, d’un façon ou d’une autre, besoin d’y remédier, la plupart des personnes qui fréquentaient ce lieu étaient animées par l’envie de faire en sorte que je puisse rester parmi eux. Leurs besoins faisaient que leur envie de faire plaisir était prise dans un lien d’ambiguïté.

La manière de procéder à la fonction de régulation par rapport à l'usage du lieu n’avait sûrement pas la même résonance que celle qui aurait été la sienne si, d'emblée, le lieu avait été étiqueté « fumeur » ou « non-fumeur. ». Pour ces personnalités, il s’agissait d’un pas en avant, une ouverture, dans leur rapport à la loi sociale A ce titre, ce lieu a pu être envisagé comme un terrain où cultiver la tolérance et faire l’expérimentation à la frustration.