4.2.1. L’attention au corps passe par la contiguïté

Certaines personnes viennent expressément au local pour se faire soigner. Il est vrai que peu de choses différencient parfois les demandes entre soins somatiques et soin psychique. L'accès au «coin infirmière» passe par la grande salle et ceux qui y accèdent passent devant les yeux de tous. Parfois des personnes qui sont là simplement pour boire un café pensent, en voyant passer quelqu’un, à se faire soigner elles aussi. Dans ce cas, l’idée du soin naît-elle de l’envie de l’autre, ou tout simplement d’un lien de contiguïté. Avec le lien de contiguïté, une chose en entraîne une autre juste parce qu’elles se touchent. Ils étalent ainsi, pour les montrer, leurs hématomes, leurs coquards, leurs coupures. D'autres étalent leurs croûtes, leur gâle, leurs infections, leurs plaies.

Le lieu : une place pour le corps ou pour la répulsion ?

Ce lieu, par certains aspects, est révélateur de la défaillance des barrières entre interne/ externe, soi/autre, entre sensation corporelle et psychisme. Ces personnes mettent en scène par leurs besoins corporels une carence de membrane séparatrice entre ce qui relève du domaine de l’intime et du public. Ce qui se manifeste ici est la défaillance de la fonction de ce qu’Anzieu développe avec la notion du Moi Peau. Celle-ci est une projection des sensations corporelles dans le psychisme mais occupe également une fonction de filtre pour différencier les niveaux de stimulation et leurs origines. Ces quelques lignes tirées d’un magazine littéraire, intitulé L'enfer résument un état qui est parlant dans cette clinique :

‘«...reste à décrypter la puanteur des enfers...Pourquoi aux enfers les lacs sont d'urine...
A l'urine se rajoute les odeurs d'excréments, indices d'une formidable régression punitive; où l'on trouve la métaphore nazie de l'anus du monde.
Le damné retombe dans l'état de nourrisson, baignant dans la merde et l'urine comme tout bébé et tout cadavre.
...Bref le damné barbote dans l'impureté natale...» (L’enfer n°356, 1997).’

En reprenant ma question du départ, j’ai évoqué la possibilité que pour ces sujets, l’appropriation des choses et du lieu passe par une « abjectalisation ». Ou bien ce type de traitement du lieu signifie-t-il une tentative de leur part pour annuler le lieu ? Quel sens donner à ces spectacles qui éprouvent nos sens et heurtent notre perception ?

En effet, en annulant le lieu, le S.E.U. ne renouerait-il pas avec l’état de non-lieu et d’intemporel. En ramenant ainsi le lieu au néant, il se retrouverait lui-même inexistant et indifférencié. Et pourtant, la clinique nous montre que tant que l’on est vivant, cet état de néant n’est jamais total, ce qui explique peut être le paradoxe dans lequel vivent ces personnes. Faute d'éprouver une continuité d'existence, compulsivement, elles continuent à rechercher un lieu et un sentiment d'exister.

Lieu et animalité. Une proposition, assez bestiale, certes, serait de rapprocher cette séquence de la pratique des animaux qui marquent leur territoire par l’odeur de leur urine, sauf que là, ce serait en même temps une manière de pouvoir y exister eux aussi. Il s’agit d’une forme de dépôt paradoxal ou d’appropriation paradoxale. Cette appropriation n’exclut pas l’autre, mais eux-mêmes. Parce qu’ils y ont déposé leur « merde », le lieu ne peut plus être humanisé, mais devient bestial ou chosifié, donc inhabitable.

Une autre proposition serait que la perception qu’ils ont d’eux-mêmes doit passer par autrui. L’autre leur reflète ou leur fait éprouver leur propre corporéité.

Ainsi, comme dans le règne animal, ils doivent pouvoir se sentir. L’animal se reconnaît lorsqu’il se roule voluptueusement dans quelque chose de pourri et s’imprègne de l’odeur. Cette proposition est inquiétante car cela signifierait que c’est précisément l’aspect abject et inimaginable (à nos yeux) qui rendrait les choses appropriables ! Peut être que, à l’instar d’eux-mêmes, c’est à ce prix que les objets et les lieux acquièrent une consistance, une continuité, et même leur statut d’objet.

Du spectacle au psychique. Ce lieu d'écoute a comme priorité l'écoute et la relation, mais comment ne pas être envahi par le besoin ?Ce que je veux dire, c'est que la relation et l’écoute passent par le besoin, au sens de l'expression «faire ses besoins» avec le sens vital de l'autoconservation. Ici il s'agit de prendre en compte et d'écouter la nécessité du bon lieu pour les différents besoins. Il s’agirait de les penser.Où est la place du psychique alors que l'on risque à tout moment d'être fasciné par le spectacle, happé affectivement dans un mouvement de compassion, acculé par le dégoût, à la fois effrayé et séduit par leurs discours ? Les soignants jouent, eux aussi, avec leurs limites.

Un paradoxe peut être relevé, car il existe bien d'autres endroits d'accueil où les divers espaces sont séparés. Dans ces lieux, il y a des espaces pour « faire ses besoins » sans que tout le monde le sache. Il y a des lieux pour protéger les non-fumeurs et des lieux pour se rencontrer sans obligatoirement côtoyer les camarades « de la zone » de si près. Il y a également des lieux où les accueillants peuvent se parler entre eux sans être entendus et interrompus à tout moment par les personnes accueillies. Bien que ces lieux ait été pensés et réalisés, ils ne sont pas investis de la même façon que le Lieu A. Beaucoup semblent être fréquentés pour la fonction qu’ils remplissent en terme de réponse aux besoins dans le sens de l’autoconservation. Le Lieu A, qui ne propose rien, est d’avantage fréquenté pour rien de précis, a priori.

En ce qui concerne l’odeur, l’aspect abject et l’animalité de ce qui vient d’être décrit, on peut penser que la dimension pulsionnelle est utilisée de façon archaïque. La répulsion, qui est un aspect de la pulsion, est en rapport avec la mobilisation d’autrui et constitue une réponse du coté du vivant. Du coté de la théorie de la libido, la mère fait éprouver sa corporéité à l’enfant par des échanges fondés sur la sensorialité. On peut évoquer une analogie avec cette dimension de la co-excitation libidinale primaire ici, où les accueillants, par leur présence et leur exposition aux SEU, permettent à ces derniers d’acquérir une perception d’eux–mêmes. L’accueillant peut, à l’espace-temps différent de celui du SEU, introduire une forme de sas en maintenant une reconnaissance de cette altérité, contribuant ainsi à détoxiquer l’expérience d’un trop plein de proximité.

Le camping : mi-dedans/ « nid » dehors. Jean et Jeannette viennent chaque matin au local depuis deux mois. C'est un couple d'une quarantaine d'années qui s'est constitué depuis peu. Ils arrivent d'une autre ville. Jeannette est mariée avec un autre homme avec qui elle a eu 3 enfants qui continuent à vivre avec leur père. Jeannette s'est enfuie du foyer conjugal suite à la violence de son mari. Nous apprenons que Jean et Jeannette vivent dans une tente sur un terrain de camping. Plusieurs autres personnes que nous connaissons, dont Ralph, sont également installées là-bas.

Un matin, Jeannette arrive en compagnie de Ralph. Elle a les deux yeux au beurre noir et son visage est tuméfié. Elle explique qu'elle s'est fait taper par Jean.

A la fin de notre tournée du soir, Roger et moi passons leur rendre visite. Le camping se situe à la sortie de la ville, en hauteur, dans un coin isolé. Ralph et Jeannette nous accueillent debout dans la cour. Nous montons d'abord à la tente où se trouve Jean. D'après Ralph et Jeannette, il dort car il prend «cuite sur cuite» depuis quelques jours. En effet, nous l'appelons sans recevoir de réponse. En ouvrant la toile de la tente, de gros ronflements s'échappent.

Ralph et Jeannette nous décrivent la situation suivante : Jean n'a jamais été violent auparavant, mais il est très jaloux. Il semblerait qu'il soupçonne Jeannette de s'intéresser à Ralph, sensiblement plus jeune, et qui se trouve très souvent en compagnie du couple. Il est, selon Jean, trop attentionné avec Jeannette. Lors d'une soirée bien arrosée, Ralph se lève pour aider Jeannette à porter une charge lourde jusqu’à à sa tente. Jean les accuse alors ouvertement d'avoir une relation. Il entre dans une période d'alcoolisation forte pendant laquelle il bat Jeannette. C'est Ralph qui lui porte secours et continue à «veiller» sur elle.

La lune, voilée de nuages, est haute dans le ciel. Le vent remue la cime des arbres. Il fait encore frais en ce début de printemps. A plusieurs reprises, j'essaie de mettre un terme à cet échange. Roger continue de parler avec Jeannette et Ralph. Il est tard. Je pense à mes enfants adolescents chez moi. Il est près de 23halors que nous devions terminer notre tournée à 22h ! En outre, ces quelques mots échangés n’ont pas vraiment de sens dans la mesure où l’un dort, et où la nuit est déjà bien avancée pour les autres. J'aurais aimé voir mes enfants – qui sont seuls à la maison tous les soirs puisque je repars travailler de 18H à 22H – avant qu’ils se couchent. Dans un registre parallèle, nous apprendrons plus tard que le directeur du CHRS est dans l'illégalité en ce qui concerne les horaires du travail de l'équipe – trop tardifs et sans prime – non conformes à la réglementation.

Intérieurement, je fulmine encore quelque temps, puisque les trois autres ne prêtent aucune attention à mes tentatives pour arrêter. Puis, estimant que la situation a assez duré et en constatant que Roger est toujours lancé à plein régime, j'arrive à placer un mot pour indiquer à Roger mon intention de rentrer immédiatement. Comme nous sommes venus avec ma voiture, il n’a pas d’autre choix que de me suivre s’il ne veut pas rentrer chez lui à pied. C’est intéressant de noter comment cette situation de conflit de couple latent entre Roger et moi fait quand même bien penser à une situation transférentielle dans laquelle nous vivons ce que Ralph et Jeannette sont en train de nous raconter de leur histoire. A savoir, un couple qui se tape dessus parce que l’un pense plus à quelqu’un d’autre en présence de son compagnon. Jean tape sur Jeannette parce qu’il la soupçonne d’en faire trop avec un autre gars. Dans cette situation de conflit, nous pouvons voir comment ils nous font prendre des rôles de manière inversée. Je suis comme Jean et en même temps comme Jeannette. Comme Jean parce que Roger s’occupe beaucoup trop de quelqu’un d’autre que moi et de « l’affaire » que nous avons en commun, qui est le travail ! Je suis aussi comme Jeannette, parce que je pense à quelqu’un d’autre. Il faut voir qu’ils nous font jouer ça pour pouvoir s’identifier à notre façon de régler ce conflit, pour s’approprier quelque chose. J’introduis un tiers dans ma tête en pensant à mes enfants. On voit comme c’est difficile d’accepter cette présence d’un tiers qui gâcherait un moment de plaisir pour Roger.

Avant de partir, nous poussons encore notre dévouement jusqu’à aller nous assurer que Jean dort sous la tente. Une fois dans la voiture Roger me reproche mon attitude et mon impolitesse (voilà comment lui, il me « tape » dessus). « Ils se sont bien rendus compte de ton désintérêt ». Je lui explique que lorsque j'arrive au bout de ma capacité de présence et d'écoute, je décroche. Forcément ça se ressent. En me justifiant dans le cadre de la scène transférentielle, nous allons quand même sur le lieu du rêve, de la rêverie. C'est la nuit et nous jouons un rêve éveillé à plusieurs. C’est cependant le leur. Mais c’est notre travail, et nous sommes là pour cela.