4.3. Absence d'un lieu de dépôt : souffrance pour une équipe

Compte tenu de nos expériences de proximité avec un public «difficile», je ressens rapidement le besoin d'une supervision. En tant qu'infirmière détachée de la psychiatrie je suis rattachée administrativement au CMPA. Roger est employé par le CHRS. Il n’éprouve pas le besoin d’un regard extérieur sur notre pratique :

«Ce qui se passe ici, ça nous concerne. J'écouterai quiconque a les pieds et les mains dans la merde avec nous, mais qu'est ce que un mec de l'extérieur va nous apprendre ?»

Plusieurs divergences émergent au sein de l'équipe. Nos positionnements dans les relations avec le public sont très différents. Roger pratique des horaires sans limite, il entretient des relations très proches, et les gens sont fascinés par lui. Le 'Lieu A est parfois assimilé à «la boutique de Roger». Roger ronchonne et traîne les pieds devant chaque réunion institutionnelle. Il refuse parfois d'y assister, clamant que ce temps pris sur celui de notre service au Lieu A, est du temps volé «aux gars de la rue». Il investit avec enthousiasme et créativité tout ce qui peut améliorer l'état des «marginaux». Pour lui, rien ne doit entraver la quantité de présence et la proximité d'avec le public aidé. J’ai une vision différente de la sienne, et me sens visée par ses remarques et ses insinuations sur les «personnes avec un état d'esprit de fonctionnaire». Je pense qu'une supervision s'impose autour de ces problèmes. Roger n'en veut pas. En revanche, de son coté, il rapporte les griefs qu'il a envers Francis(le psychologue) et moi au directeur du CHRS. Ce dernier a une attitude très ambiguë à l’égard de l’investissement de Roger. Parfois il s’oppose à lui, mais en même temps il est admiratif et fier d’avoir un éducateur si passionné par son travail et qui ne mâche pas ses mots.

La psychiatrie étant notre employeur à Francis et moi, je demande une supervision au psychiatre du Centre Hospitalier Spécialisé, responsable du dispositif. Celui-ci propose de nous rencontrer lui-même à chaque fois que nous le désirons, en dehors du lieu, dans son bureau au CMPA. A plusieurs reprises, il essaie de mettre en place un suivi régulier, sommant Roger, de s'y plier. Rien n'a jamais abouti.

Quant au directeur du CHRS, qui emploie Roger et est également responsable de l’aspect logistique du Lieu A, s’il met en place dans son CHRS une supervision faite par un psychanalyste pour ses éducateurs, il ne propose pour l’équipe du Lieu A qu’une supervision ponctuelle au CHRS – alors qu’il a été témoin à de nombreuses occasions des tiraillements entre les membres de l’équipe.

A l'image des «sans abris», l'équipe fait l'expérience de l'absence d'un lieu approprié au dépôt.Ce refus d’introduire un tiersa des effets qui « empestent » également nos relations en équipe et le fonctionnement du dispositif. Le choix de Roger de fonctionner dans un activisme incessant se révèle une tendance difficile à contrer. A l’image de la déambulation des SEU, un activitisme-déambulation incessant s'effectue sur le terrain de la pratique. Le mouvement et la décharge sont favorisés au détriment de la pensée et de l'élaboration. Ce registre du débordement se retrouve également au niveau du fonctionnement institutionnel.

Je me trouve délaissée dans ma pratique par la psychiatrie. Alors que je suis employée par eux, ils me lâchent dans la nature comme si je n’étais pas détachée de leur service ! L'enveloppe protectrice d'un cadre est défaillante. Les quelques échanges que j’ai avec le CMPA se déroulent toujours à mon initiative. Les rapports avec le médecin psychiatre responsable du lien du dispositif avec la psychiatrie se limitent à des visites ou à l’accompagnement ponctuel d’une personne fréquentant le Lieu A.

Il aurait été intéressant que le psychologue (Francis) et moi-même puissions faire plus souvent «équipe» ensemble le soir dans la tournée de rue afin d’y introduire une plus grande tiercéité. Suite au mi-temps du psychologue cela a rarement été le cas. Et lorsque Francis et moi parlions ensemble dans l'infirmerie, Roger arrivait rapidement pour nous faire une remarque à ce sujet, nous disant par exemple que nous n’avions pas à faire bande à part. Parfois il tournait la situation en dérision en envoyant des personnes jouer les espions sur «ce couple». Ce couple imaginaire (moi-infirmière et Francis-psychologue) est fortement contré par Roger. Ici, on peut faire référence de nouveau à cette situation transférentielle de Jean et Jeannette.

Des échanges avec des partenaires sont souhaités par le comité de pilotage. Une réactivation du collectif est souhaitée, ainsi que l'organisation de réunions d'information pour mieux faire connaître le Lieu A. Des travaux et des échanges entre les responsables sur les pratiques professionnelles sont proposés.

Dans le cadre de laconvention de recherche, SERUPIS (cf. I,1 :1), qui réunit une fois par mois à Lyon, l'ensemble des professionnels concernés par la gestion du lieu d'écoute et des enseignants - chercheurs de l'université Lyon 2. Trois axes d'orientation de recherche sont dégagés. Parallèlement à ces axes de travail, une attention particulière est accordée aux questions liées à l'évaluation du dispositif afin de l'améliorer. Du coup, on comprend que la mise en place de cette convention correspond à un réel besoin de ma part de renouer avec mes pairs qui considèrent l’importance du psychisme face à l’absence de collaboration de Roger. Ce travail, dans lequel étaient réunis des acteurs sur le terrain et des chercheurs, a fait naître un intérêt pour innover en terme de méthodes de recherches. Ainsi, Roger a pris des initiatives et participé très activement au projet en réalisant des statistiques et rédigeant des observations. Il semble y avoir trouvé une place suffisamment valorisante pour s’y inscrire, et si sa position vis-à-vis de la population a peu évolué, ces rencontres autour de la recherche ont permis d’assouplir ses relations avec l’équipe. Sa crainte initiale était que l’on regarde cette population comme des bêtes curieuses. Il se sentait en devoir de les protéger. Son avis sur l’utilité d’un travail universitaire autour de ces questions et sur les gens qui se basent sur une pratique a également évolué.