4.4. Eléments d’élaboration dans l’après-coup

La compréhension du fonctionnement des institutions et des groupes est facilitée par l’utilisation du concept d’organisateur psychique inconscient (R. Kaës, 1987b,c). Dans le dispositif en question, c’est principalement l’imago maternelle P. Fustier (1987) rappelle, qui oriente les pratiques. La prise en charge des «démunis», leur dépendance et leur détresse fait massivement appel au dévouement maternel. L’idée de déficience sociale ou mentale ou d’incapacité du sujet à se prendre en main sollicite de la part d’autrui le désir d’intervenir pour l’aider. L’adulte, lorsqu’il donne l’espoir à la personne aidée de retrouver «une unité narcissique primaire » (P.Gutton) est convoqué à cette place d’idéal. De même, cette personne aidée qui fait appel au dévouement maternel mobilise chez l’adulte la toute-puissance narcissique. Pour B. Grunberger (1975, p. 36 in Fustier 1993, p.18).Ce qui est évoqué, c’est la nostalgie de l’unité fusionnelle des origines du bébé et de sa mère. Ainsi le désir de retrouver l’expérience primitive de ce paradis perdu fait réapparaître, au titre d’une illusion, ce qui donne naissance aux utopies.

Il me semble que l’utopie révèle l’existence d’une imago maternelle archaïque.

L’utopie propose de gérer l’espace selon un mode particulier. Elle permet de figurer un espace potentiel où elle occupe une fonction d’illusion. Cette illusion peut être «utilisée » comme espace de jeu, à condition que l’utopie ne colmate pas l’espace mental en se figeant en démarche fétichiste.

Pour R. Kaes l’utopie systématisée se présente comme un changement, mais bloque tout changement ultérieur. Elle met en place une métadéfense «destinée à se défendre contre le changement désiré par le changement redouté »(1978a, p.20). Dans l’utopie systématisée, « toute irruption d’une altérité est ressentie comme menaçante et requiert une incessante mise au point d’un système de contrôle, de régulation » (ibidem). Le soin pris pour ne rien laisser à l’improviste semble véhiculer certaines caractéristiques du Moi paranoïaque, et nous les retrouvons comme défense contre la passivité. Les résistances contre un regard tiers (ex : une supervision) possèdent une double fonction d’étanchéité et de surveillance. La dimension principale sur laquelle s'appuie l'utopie, c'est l'espace.

La question de l’espace et du « voir » : un risque de fonctionnement en écho

Je replace dans ce contexte la nature de l'espace dans ce lieu (le Lieu A). En effet, ici il m’est difficile de « voir» avec mes lentilles encrassées et je suis asphyxiée par les substances que je respire. Mon expérience en tant qu’intervenante professionnelle sur place se recoupe avec le vécu des errants. De mon coté, je lutte pour ne pas disparaître dans la fumée ou m’essouffler au risque d’adopter une conduite à l'identique. Je crains de perdre mon identité et dois lutter pour conserver un espace différent.

De leur coté, les SEU sont aux prises avec l’exclusion. Il est question de leur propre disparition ou de l’expérience de la non-existence. Bon nombre d’entre eux, trop réactifs, excités, ou excédés ont cessé d’effectuer des démarches pour s’en sortir. Incapables de tolérer la frustration, ils s’abandonnent au gré des institutions ou d’une société qu’ils rendent responsable et qu’ils rejettent. D’autres se fatiguent et, trop usés, ne se plaignent même plus. Ils n’ont plus d’espoir et ne cherchent plus à se construire un lendemain.

En référence au versant surveillance du système de contrôle dans le fonctionnement d’une utopie systématisée, je citerai l’anecdote suivante : Au bout de la première année suivant la mise en place du dispositif, les institutions concernées demandent un rapport d’activité. Une évaluation quantitative est fournie ainsi qu’une synthèse qualitative dans laquelle figure des descriptions de cas anonymes ou imagés concernant la population accueillie, certaines de leurs problématiques et notre travail. Roger pousse la démagogie jusqu’à menacer de tout montrer aux « gars ». Il pense que tout ce que nous écrivons doit d’abord être montré aux usagers du Lieu A. : « Si nous écrivons sur eux c’est pour eux et non pas pour notre plaisir ». Ainsi ils doivent être au centre de tout, avoir accès à tout, tout voir. Il n’y a pas de principe différenciateur entre eux et nous.

Ce qui ressort renvoie à la question de la confusion des espaces. Si d’un coté, le rôle régulateur du groupe des accueillis et l’apport du « anciens » est important dans le rituel d’accueil, il y a peu de place pour une confidentialité au sein de l’équipe professionnelle. Rien de ce qui concerne les SEU ne doit demeurer confidentiel entre nous. Dans le phantasme il s’agit de la nécessité de protéger ces gens du risque d’être encore abusés par ceux qui sont censés leur venir en aide. Pris au niveau contre-transférentiel dans le lien d’accompagnement, cette crainte fait dévier ou détourne la loyauté du professionnel envers son institution pour le placer du coté des SEU. Le risque lié à cette absence de délimitation entre les espaces risque d’évoluer vers un fonctionnement clivé, c'est-à-dire clivage entre une pratique professionnelle institutionnelle repérée et une pratique professionnelle « marginale » par rapport à l’institution qui mets en place le dispositif.