4.4.2. Sur l’évolution du Lieu A

En l’absence d’analyse de la pratique institutionnelle, le dispositif, qui devrait fournir de l’homomorphie, devient lieu de répétition de la conduite des SEU. Il échoue dans sa fonction d’aire intermédiaire de liaison. Faute de transformation de ce qui y est déposé, il devient le lieu d’une répétition à l’identique aliénante (et produisant des rapports d’isomorphie).

Après un premier temps de fonctionnement fusionnel idéal, ce dispositif connaît des moments de régulation et d’installation d’habitudes auprès de la population accueillie. Des éléments d’un fonctionnement utopique ont été repérés et répertoriés lors de mon travail de DEA. Bien que le dispositif offre à ceux qu’il accueille des objets médiateurs et occupe par moment une fonction d’intermédiaire et de transitionnalité dans le psychisme des SEU, il fonctionne selon une modalité de logique de l’idole typique de l’utopie systématisée (R. Kaës, 1978a).

Cependant au sein de l’équipe, l’absence de recours à des rituels de fonctionnement met à mal sa capacité de liaison des processus psychiques. Les accueillants et les institutions qui les emploient sont privés de l’élaboration des formations intermédiaires, dans le sens de R. Kaës.

L’absence de mentalisation de la part de l’équipe entrave la continuité du dispositif dans une perspective d’intermédiaire, même si les objets médiateurs qu’elle propose remplissent souvent ce rôle.

La fonction organisatrice des réunions pourrait permettre un travail d’ d’allorepresentation. R. Kaës (in Chaplier, 2000, p. 178) rappelle l’expression de L. Israël (1967) selon laquelle tous ces produits de la régression perlaboratoire définissent, à la fois et paradoxalement, la disponibilité, l’écoute et le pré-contretransfert. Un travail autour de leurs propres représentations aurait pu s’avérer intéressant. Au lieu de cela, l’équipe se fait « dévorer » en quelque sort et devient semblable aux SEU dans son fonctionnement figé et défensif, sans se donner les moyens de se restaurer comme espace transitionnel. Cela risque d'arriver même si certains objets de médiation du lieu occupent en effet une fonction de transition ou de média.

Rentrer dans le bois... et en sortir debout.

Terminons cette réflexion sur un niveau métaphorique avec le conte du Petit Chaperon Rouge en articulation sur l'imago maternelle archaïque. Petit chaperon est envoyé par sa mère dans le bois avec son panier à la main pour rendre visite à sa grand-mère. L’image d’être envoyé dans la gueule du loup peut être entendue et s’envisager à des niveaux divers sur ce terrain de rencontre.

Ainsi, les SEU sont envoyés dans la gueule du loup dans le sens où ils courent le risque d’être incorporés ou gardés dans le ventre par une personne ou de devenir « la propriété » d’une équipe.

De leur côté, les soignants souffrent, eux aussi, d’une absence de protection et de cadre. Leurs filiations ne sont pas claires, et ils ne sont pas soutenus par leurs pairs institutionnels. L’insuffisance de protection, d’appartenance et de filiation peut leur laisser l’impression de se faire « bouffer » par ceux qu’ils sont censés accompagner. Ils peuvent également avoir l’impression d’être « abusés » ou abandonnés par leurs employeurs. Il y a ici un fantasme de retournement. Le fantasme que nous avons dégagé, fantasme qui assimile les SEU au déchet, risque de se retourner sur les soignants. Au détour d’une pratique mal distanciée, les soignants peuvent avoir l’impression d’être mangés par la population qu’ils accueillent. Dans ce cas, ils se trouveraient, eux aussi, transformés en matière …et de même « fécalisés » à leur tour.

Cette situation conduit à s’interroger sur le fait de créer un lieu en réponse à une pathologie spécifique. En effet, ne risque-t-on pas en tant qu’intervenant de se laisser « polluer » par elle, et reproduire, voire aggraver la pathologie contre laquelle on se mobilise ? Mais c’est là, me semble-t-il que le biais ou le nœud se situe : dans quelle mesure se mobilise-t-on contre une pathologie plutôt que de rencontrer un sujet (intrusif) ?

La politique met en place un dispositif permettant à ces personnes de mettre en avant leurs besoins et ainsi de symboliser une partie de leur expérience. Mais si l’idéologie ambiante est de reproduire à l’identique, ces « marginaux » et « démunis » resteront au niveau du déchet. Cela les confirmera dans l’idée qu’ils ont déjà d’eux-mêmes. Une pratique qui permet seulement de fonctionner dans l’identique est à coup sûr aliénante. Paradoxalement, pour qu’il soit utilisable par eux, il faut que les SEU puissent annuler ou «fécaliser » le lieu qu’ils investissent. Cette forme d’annulation du lieu est un support (tel un écran de projection, mais en négatif) sur lequel peut figurer leur expérience de rupture. En même temps il faut que le lieu, comme les personnes qui y sont associées, soit capable de résister en maintenant leur spécificité et leur différence. Pour qu’il demeure lieu du vivant et non pas lieu abominable, les pratiques doivent introduire une régulation avec des temps de rupture et des rythmes différents – ce qui participe à donner un cadre et à transformer le lieu, permettant de conserver l’élément humanisant et la dignité du lieu et de l’autre.