1.2. Un transport peu commun : le récit

Le récit suivant renvoie au «Schéma Transformationnel Lors du Transport» . Le signe *** orientera le lecteur vers les rubriques appropriées du schéma. Il est également nécessaire d'informer le lecteur que je suis native des Etats-Unis et que je conserve un fort accent américain.

Ce soir d'hiver là, je fais partie de l'équipe de la VSM. Il est déjà tard lorsque la VSM arrive à la gare de Perrache. Plusieurs personnes ont été orientées par la VST, en composant le numéro 115, vers la salle d'attente de la gare. Elles nous attendent là pour être conduites vers les centres d'hébergement. La description physique qu'elles ont donnée d'elles - mêmes au standardiste nous a permis de les «reconnaître» et d'établir le contact avec elles. Nous nous apprêtons à quitter la gare pour les conduire vers leurs foyers. Sur la passerelle située entre la gare et le camion, plusieurs personnes supplémentaires nous accostent. A cette heure tardive, certains ont déjà passablement bu. Ils s'adressent directement à nous, sans être passés par le 115, pour nous demander hébergement et transport.

Le nombre de places dans le véhicule de la VSM étant limité à 6 passagers, l'équipe envisage de conduire d'abord le premier groupe plus une ou deux personnes du second groupe vers leurs foyers respectifs. Nous pensons faire attendre les autres pour un deuxième voyage. Certaines personnes restantes commencent à s'énerver les unes contre les autres («j'étais là avant lui» et «j'ai demandé d'abord»). Nous leur faisons part de nos intentions concernant l'organisation de notre travail. Mécontents à la perspective d’attendre, ils nous suivent jusqu'au camion et commencent à se bousculer pour monter à bord. Dans le vacarme général, j'essaie de transmettre ces renseignements par téléphone à la VST. Le chauffeur, Louis et mon collègue Bilou tentent de leur côté de calmer les esprits. Je vous rappelle donc que nous avions décidé de faire deux voyages. Cependant les voici tous montés dans le véhicule, serrés les uns contre les autres. Même l'espace à l'arrière, dépourvu de siège, est plein. Etant donnée l'heure tardive et la quantité de travail qu'il nous reste à faire, nous acquiesçons, sans plus nous concerter. Oui ! Là nous sommes largement débordés par la situation. Nous sommes clairement «hors normes» : en surcharge de passagers, avec de plus, des personnes d'humeurs incompatibles. Nous nous rassurons à l’idée que le voyage est court et qu’ils seront ainsi plus rapidement «casés» pour la nuit, ce qui nous fera un aller-retour de moins.

Bilou fait monter un des passagers sur le siège avant, à coté de moi. Lui-même monte à l'arrière et nous voici partis. Pourvu que nous n'ayons pas d'accident est le souhait qui me traverse au moment du départ.

A peine partis, les insultes commencent à pleuvoir. Un des passagers est accompagné de son chien, un berger allemand. Nous l'avons fait monter à l'espace arrière avec son maître et maintenant un passager assis devant eux se plaint du souffle chaud et de l'haleine de l’animal dans son cou.

Depuis le centre du camion, une personne réclame que l'on ouvre une fenêtre. « Il fait chaud et ça pue là dedans lance-t-il ». Le passager à côté de lui se vit comme un grand persécuté. Pensant cette remarque dirigée contre lui, il claironne haut et fort l'attention qu'il porte à son hygiène corporelle. D'autres s'empressent de le contredire en dévoilant qu'il a la gale.

Un des habitués du dispositif se penche, s'appuyant fortement sur les autres, pour se servir dans une boite d'alimentation placée à l'arrière. Il se fait repousser vivement. Impassible, il mange une orange en répandant les peaux autour de lui.

Un autre homme tient sur ses genoux une grande valise et plusieurs sacs plastiques avec lesquels il se déplace. Ceux-ci glissent sur les pieds de son voisin, qui se plaint de leur volume. Les situations potentielles de conflit vont bon train.

« Roule plus vite avant qu'une bagarre n'éclate »,dis-je doucement à l’oreille du chauffeur (comme s'il n'y avait pas déjà pensé !). Nous sommes sur le pont du Rhône. Il ne reste plus beaucoup de distance à parcourir, mais le trajet semble interminable.

*** Tout ce que je viens de vous décrire, correspond à la colonne «Temps 1» du schéma, que j'ai qualifiée de «Menaces/Tension».

Ces différents temps sont parcourus par des niveaux différents qui sont pulsionnels, topiques et fantasmatiques.

***J’oriente le lecteur vers ce qui s’est est produit dans le «Temps 2» , que j'appelle «Opérateur de Changement». Cette colonne 2 concerne les accueillants ou le dispositif. Rappelons-nous que nous sommes sur le pont …

Je me tourne vers l'arrière pour répondre à un passager en situation de réfugié politique qui s'adresse à moi en anglais. Je dois parler assez fort pour qu’il m’entende malgré le bruit. Un instant d'étonnement et d'accalmie traverse l'orage dans cette micro atmosphère. Percevant cette cassure, je m’en saisis pour continuer sur ma lancée en anglais. « Oh ! » Je lance à tous, « do you speak English?» Une personne me demande dans un bon anglais : « Are you English ? » « No », je réponds, « I am American ». Un des passagers réplique par le refrain d'une chanson populaire américaine. Une autre personne sors un « hello baby, I love you ». Du fond du véhicule une expression grossière en anglais fuse, suivie d'une autre, puis d'une autre. Sans lien précis entre eux, les mots rebondissent plus qu'ils ne s'enchaînent. D'ici surgit le nom d'une ville ou d'un état (Los Angeles, Miami, Texas, California), de là, des mots ou des phrases, une chanson, le nom d'un chanteur ou d'un groupe (Purple Haze, Bob Marley, The Doors). Chacun semble préoccupé de trouver à l'intérieur de lui-même un minimum d'expression, une bribe de musique. Nous avançons vers le foyer dans cet étrange bain sonore.