4.4. Synthèse et analyse des « mailles » pour Maria, Robert et Berthe

Pour Robert, nous avons constaté l'importance du regard d'autrui sur son enveloppe. Il nous demande en quelque sorte de lui restituer son enveloppe par le regard. « Regardez-moi » demande-il à l'équipe lorsqu'il essaye des habits au Lieu B. « Ça me va bien ? Qu'est ce que vous en pensez ? ».

Robert demande à dormir dans la salle télévision à l'écart de la foule, mais à proximité d'une présence «contenante» (le veilleur de nuit). Il est possible qu'il nous manipule avec ses demandes de transport. Il est aussi possible que Robert ait peur du noir ou qu'il perde ses repères la nuit, qu'il soit incapable d'être seul et ne supporte pas d'être avec beaucoup de personnes.

Quant à Maria et Berthe, elles ne sont pas en mesure de respecter le cadre pendant de longues périodes. Il semble même nécessaire pour elles de faire des ruptures dans le cadre et dans le suivi. Nous pouvons évoquer les paroles de Berthe adressées à l'équipe de la VSM un soir :

« Partez ! Vous m'aimez trop ! »

Nous pouvons penser que ce besoin de provoquer la rupture correspond à une tentative de réguler sa relation de dépendance.

Freud, dans Au delà du principe de plaisir (1920) utilise la métaphore du hérisson, utile pour éloigner l’autre. Berthe tente peut être de traiter la question de l’absence et de la perte de la possession originaire. Dans la problématique mélancolique où Freud parle de « l'ombre de l'objet qui tombe sur le Moi », c'est une problématique transgénérationnelle avec l’ombre de l’autre qui continue à hanter le sujet. Quand le sujet n'est pas contenu, il fait tout pour se rassembler. Mais en tentant de rassembler le dispersement de son expérience, le risque est de contacter de nouveau des vécus de séparation traumatique, d’empiètement affectif ou de deuil impossible. Le rapprochement affectif peut donc comporter également des « menaces » et un aspect persécuteur pour ces personnes, car ensuite, elles souffrent de réminiscences – ce qui fait contacter de nouveau la mère absente qui a fait souffrir. Ainsi, lorsque Brigitte dit à l’accompagnant : « Partez, vous m'aimez trop », elle tente de traiter l'absence par le rejet de la présence.

Malgré une mise à distance paradoxale, un appui ponctuel sur des visages familiers est sans doute urgent à certains moments de leur existence. Tel l'enfant qui se reconnaît dans le regard de sa mère, les membres de l'équipe et les accueillants des foyers ne leur sont pas anonymes.

Dans les premières relations entre l'enfant et son entourage, le visage occupe une place fondamentale. Les trois organisateurs de R. Spitz (1965, éd.1976, p. 39) témoignent de la place du visage humain, particulièrement celui de la mère, dans l'établissement des relations précoces.

Pour D.W.Winnicott, le visage maternel est le précurseur du miroir. Au début, lorsque l'environnement est indifférencié de lui, le bébé voit sa propre image dans le visage de sa mère. Cet auteur précise la fonction du miroir premier « Généralement, ce qu'il voit, c'est lui-même. En d'autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu'elle voit » (1971, 1975, p. 155).

L'enfant se regarde dans le visage de la mère, et une circularité d'échanges et d'interactions s'instaure, lui donnant l'illusion d'avoir pour visage le visage de cette personne qui le regarde. Le sentiment de soi s'édifie progressivement dans le rapport à l'autre grâce à l'expérience de base d'avoir existé dans le regard d'autrui.

Pour Robert, nous pouvons établir une analogie entre sa boulimie (se remplir à l'intérieur) et sa façon compulsive de «consommer des vêtements» (se couvrir à l’extérieur) pour être vu et regardé. A ce comblement d'un vide intérieur correspond la recherche d'une enveloppe (sous forme d'habits) qui le protégerait de l'extérieur.

Nous pensons que le devenir de situations «limites» dépend de notre capacité à tisser ce que D. Houzel (1992 in G.Bleandonu et al., pp. 71-78) appelle une «enveloppe institutionnelle», notion issue du concept d'enveloppe psychique (Anzieu, 1985,1974). D. Anzieu considère le « Moi-peau » comme un intermédiaire entre une métaphore et un concept. De façon imagée, le Moi envelopperait le psychisme comme la peau enveloppe le corps. Ainsi, pour D. Houzel avec D. Anzieu, le concept d'enveloppe psychique prend le sens d'une limite ou d'une frontière, mais aussi d'un contenant. Il faut entendre par limite ou frontière une structure séparant l'intérieur de l'extérieur et régissant les rapports entre ces espaces ainsi délimités et le monde environnant. La frontière fait office de filtre et éventuellement de transformation lors des processus d'échanges.

Dans la conceptualisation de W.R.Bion de la relation de contenant/contenu, le contenant participe activement à réunir et à rassembler des éléments, facilitant aussi l'établissement de liens entre eux. Il est différent d'un simple récipient dans le sens où il est «attracteur». Le concept d'attracteur désigne la partie stable d'un espace qui subit par ailleurs un champ de forces. La fonction de cette partie stable de l'espace «attracteur» est de drainer les forces vers un état stable, mais toutefois dynamique.

Le concept d'enveloppe psychique en appui sur ces concepts nous permet de penser la possibilité de contenir le fonctionnement psychique d'autrui. Envisageons ce concept comme applicable aussi bien aux situations individuelles qu'aux situations, comme celles décrites, de groupes ou d'institutions. L'enveloppe institutionnelle pourrait être perçue selon Houzel comme possédant des qualités parmi lesquelles figurent :

Pour Maria le train est un moyen de se perdre dans la nuit, avant de se retrouver à son point de départ dans la gare à Lyon. Elle se perd également de façon régulière en ville et se retrouve à chaque fois à la gare. A la gare les «gens me tournent autour», se plaint-elle, ce qui ne l’empêche cependant pas d’y retourner. Pour elle, la gare est un lieu inhumain, mais en même temps, elle n'y est pas seule.

Il ressort des échanges avec Maria, une extrême fragilité et une dépendance qui la met en danger. Face au peu de moyens dont elle dispose pour se protéger, nous comprenons aisément la nécessité de la sortir de la rue. Quelle institution, quel dispositif pourrait lui fournir des « conditions contenantes » ? L'expression de sa crainte d'abandon adressée à Nelly peut être entendue comme recherche d'une enveloppe institutionnelle possédant les qualités citées ci-dessus. Cependant, qu'en est-il de la capacité de Maria à s'approprier un contenant ? Nous apprendrons qu'elle s'est enfuie d'une institution psychiatrique. Nous voyons que Maria a besoin d'aide et des autres, mais la proximité des autres lui est insupportable. Vivre en foyer la renvoie à elle-même – à sa violence, son odeur, son incapacité à cohabitater. Etre seule lui est tout aussi insupportable.

Revenons à l'exemple de Berthe dont nous pourrions penser que la possession de papiers d'identité et d’une culotte en dentelle seraient le dernier des soucis ! Et pourtant, d'apparence «bourrue», elle manifeste cependant une détermination évidente pour sauvegarder ces objets. Que signifient-ils donc pour elle ? Pour récupérer ses papiers d'identité, elle reste «plantée» devant le foyer, refusant de partir. Tout dans son attitude physique semble indiquer : « je ne renoncerai pas à mes droits ». Des travailleurs sociaux expérimentés ont fait une fine observation sur des personnes en rupture de lien. L'état de leurs sous-vêtements ou l'absence de sous-vêtements correspondrait à leur degré de désinsertion. Pouvons-nous entrevoir cet objet «culotte» comme une enveloppe protectrice ? Berthe nous montre (en coin) cette deuxième peau qui fait office d'enveloppe et de contenant. Démarche qui semble dynamique, où l'équipe, avec sa fonction d'espace stable, est également utilisée comme contenant attracteur. Par cette activité elle met la main « dans le panier » pour prendre, s'approprier (voler ?) cette culotte-contenant qui lui manque. Où, mieux qu'au marché de la place publique, pourrait-elle mettre en acte cette scène symbole de son vécu ?

Face à son exclusion du foyer, Robert nous traite (autant qu'il se traite lui-même) de « déchets », de « poubelles », de « sacs à merde ». Ce refus de l’accepter a eu pour effet de désintégrer son enveloppe. Au-delà des insultes se dégage l'idée d'un contenant. L'exclusion attaque l'intégrité de Robert, le rendant détritus. Par l'emploi des termes « sac », « poubelle » au travers de l'accompagnement, il peut nous percevoir comme contenant de ses propres projections sales.

Les trois exemples précités indiquent comment les habits ou certains objets sont utilisés pour conserver une enveloppe propre à soi ou parfois marquer une limite entre soi et l’autre. Parfois les couches de vêtements superposés font office de carapace symbolique. Nous pouvons également penser que la bulle d’odeur qui les entoure possède cette fonction protectrice.

Transformer les «prestations» 

Robert nous demande de façon «abusive» de lui fournir le transport entre la gare et le foyer. Il nous dit « allez, amenez-moi avec vous ». L'étymologie du mot «transport» (Dictionnaire Encyclopédique, Le Petit Larousse Illustré, 1996, 1995), contient la préfixe «trans» en latin, qui synthétise deux sens. Le sens «dia» signifie «à travers» et le sens «méta» signifie «au-delà». Nous pouvons penser certains lieux et dispositifs (la gare, les foyers, la VSM) comme des milieux familiers ou comme des «bulles» protectrices. Nous suivons l'idée selon laquelle Robert craint la ville tout seul la nuit. Il a besoin de repères et d'un milieu protecteur. Au-delà du camion et de sa fonction «brute», le transport lui permet de passer de la gare au travers de la ville jusqu'au foyer. Ainsi, il est porté, au sens que Winnicott (1971), 1975, p.155 et 1975, pp. 35-44) développe avec le terme du «holding», de bulle en bulle. Le transport VSM lui permet «d'être avec» servant ainsi de tampon ou de membrane barrière contre des agressions réelles ou imaginées. Dans le holding la notion de «portage» concernant le contact à bras le corps est impliqué. Au cours du processus de maturation, le petit homme passe d'un état de dépendance absolu à l'indépendance relative. Un environnement qui facilite sa croissance et son développement assure le maintien. Pour Robert ce dispositif semble répondre à une défaillance à ce niveau de son développement. Le besoin d'être «porté» qu'il exprime fournirait un « holding » comme un appui contre lequel il peut s'adosser.

Nous pouvons espérer qu'au-delà du fait de «charrier» des personnes d'un point à un autre, l'accompagnement transforme le transport. Cela dépend aussi de ce qui «habite» les accompagnants, de leurs ressources internes. Cela dépend également de la manière et des moyens par lesquels ils sont aidés et «nourris» dans leur tâche par un environnement et un réseau suffisamment bons.

Il semblerait que dans l'accompagnement il soit utile de se servir des conditions de base, aussi rudimentaires soient-elles, comme des «accroches» pour créer ou pour maintenir un minimum de lien. Dans ce registre, parmi cette catégorie de personnes, le transport est un moyen de matérialiser le lien. Nous avons démontré toute la difficulté pour ces personnes à être seules. Il existe paradoxalement une défaillance chez elles pour créer et pour maintenir des liens. Ainsi il semble primordial dans l'accompagnement de favoriser leur capacité d'échange, ce qui dynamise la partie saine de leur personnalité.

Quelle que soit l'origine de ces manifestations, elles sont source de souffrance sociale ou psychique. Bien que beaucoup de personnes semblent être « candidates » pour la psychiatrie, nombre d'entre elles ne peuvent pas s'intégrer dans ce cadre. L'apparition de ces personnes dans la rue se situe souvent dans le contexte d'un «séjour de rupture» d'avec la psychiatrie. Elles rentrent cependant dans le cadre de celles qui cherchent un hébergement d'urgence. Il nous reste à trouver des modalités de prise en charge qui s'étayent sur le lieu où elles se trouvent. Ainsi nous sommes confrontés à la nécessité de tenir compte de leur pathologie, de leur dysfonctionnement et de leur statut «hors cadre».

La notion de l'enveloppe institutionnelle est utile dans le travail en réseau. Une extension aussi bien inter-institutionnelle que intra-institutionnelle de ce concept peut être envisagée. Là où une institution, ou une instance dans une institution, doit mettre des limites, d'autres instances peuvent prendre le relais, avec leur spécificité et de façon différente. Une communication entre les diverses institutions permet d'aménager, dans les limites qui leur sont propres, un accompagnement où figurent l'étanchéité, la perméabilité, la consistance, l'élasticité, c'est à dire, les qualités de l'enveloppe institutionnelle.