5.2. Le récit : en guise d’autoportrait Jacques brosse un tableau de son chien

Comprendre la nature des échanges et les types de relations entre l'homme et l'animal ouvre une voie vers des perspectives de travail psycho-éducatif mais également vers des hypothèses concernant la place que l’animal pourrait occuper dans la dynamique psychique de Jacques. Cela d’autant plus que la fréquence du phénomène de l’errant accompagné d’un chien suggère que l’animal joue un rôle particulier dans le psychisme de cette population.

Au cours de son développement normal, l’enfant rencontre l’animal. Ce dernier intervient à un moment donné dans sa vie par divers biais. Il peut parfois s’agir de simples comptines, de chansons ou de contes qui, même sans contact direct, font connaître l’animal à travers l’histoire racontée, les images ou les photos. Avec l’animal, l’enfant fait l’expérience de l’absence d’ambivalence et de complications, et donc d’un type de relations très différentes de celui entre humains. Cohabiter avec les animaux est beaucoup plus facile (B. Cyrulnik, 1998) du fait de cette absence d’ambivalence. Dans la sphère de l'humain, au contraire, l'ambivalence rend l'entente et l'existence difficiles et frustrantes. Il faut parler, négocier, considérer l'avis de l'autre. Dans nos relations affectives, amour et haine s’entremêlent. Avec les animaux, c'est plus simple : si la moindre menace apparaît, on se sépare ; si on s'aime, c'est la fête ensemble tout le temps. Il semblerait que la recherche de ce type de relation «pure» et simple soit à l'œuvre entre le SEU et son chien. Existerait-il chez ces personnes un reste d’état infantile avec la nostalgie d'un monde sans contrainte et sans conflit ? Etat qui serait proche du «régime narcissique absolu» décrit par Béla Grunberger (1975). Ainsi l'animal deviendrait un substitut simplifié de l'homme ou de la relation humaine, une manière parfois de sauver sa peau psychique et relationnelle…Cela permet aussi de ne pas se confronter au désir de l'autre, donc à l'altérité. Quelle forme d'altérité le SEU rencontre-t-il avec un chien ?

Jacques, 40 ans, que nous avons cité plus haut, illustre ces propos. Il est accompagné d'un chien de garde de très grande taille. Jacques, lunettes, brun avec une calvitie débutante, est de taille moyenne mais très lourd. La VSM le rencontre depuis le début de l'hiver. Certaines nuits il demande des nuitées dans les centres d'hébergement d'urgence qui acceptent des chiens avec leurs maîtres. Parfois Jacques, son chien et Virgile (l'ami inséparable de Jacques) couchent sous les ponts d'échangeurs d’autoroute. Lorsque les places disponibles en centres d'hébergement le permettent, la VSM les accompagne. Il arrive que ce trio vienne de jour au Local de la Veille Sociale situé à Perrache, pour demander de l'aide dans leurs démarches, ou simplement parler.

Pour réaliser les photos Jacques a souhaité que nous revenions une autre fois afin de préparer son chien pour les photos et aussi pour les réaliser dans un meilleur cadre, à l’intérieur d’un des foyers. Lors de ces occasions, Jacques brosse un tableau de la vie avec son chien dans l’univers des sans-abri. Tableau qui s’avère être son propre autoportrait.

Jacques se confie. Il dit qu'il se sent parfois très mal. Il fait des cauchemars et dort très mal.

« Des images et plein de choses reviennent, mais ça.. beaucoup de gens ne le comprennent pas. En plus j'ai des problèmes de santé. Alors c’est pas facile pour moi, parce que j’ai du mal à respirer ».

Jacques explique qu'il a toujours eu des chiens parce qu'il est maître-chien. C'est un de ses différents métiers, car sa première profession était bûcheron. Il a également passé une période comme légionnaire et aurait « fait le Liban ». Il décrit ce que l'animal représente pour lui actuellement :

« Les bêtes pour moi c’est... ce que me rend la bête, un humain ne me le rendra jamais. Moi j’ai été marié et ma femme m’a jamais donné autant que mes chiens m’ont donné, quoi. La preuve c’est qu’elle s’est barrée avec les mômes et tout, quoi. Si j’ai pété les plombs, si je suis dans la rue à l’heure actuelle c’est à cause de ça. Là je commence à remonter la pente, parce que je rencontre des gens comme vous, comme Virgile, ça m’aide, mais je suis encore là. J’avais tout, tout pour être bien…grand terrain et tout… ».