5.3.2. Un double narcissique : de l'homme au chien…. et reflet en retour

Les paroles de Jacques montrent une proximité ou même un « collage » homme/animal. Cette fusion peut-être envisagée comme une réponse à une quête d'étayage narcissique. Au dehors et dans les centres, il y a forcément peu de distance entre le maître et le chien. Le chien est soit tout avec (tout contre) l'homme, soit seul ou abandonné. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Force nous est de reconnaître que la vie dans la rue, non seulement induit, mais entretient ce type de relation fusionnelle. C'est peut-être intéressant de rapprocher cela du fait que Jaques était maître-chien : là aussi il y a collage des deux mots ! Plusieurs configurations possibles se profilent :

Configuration A : la bête c’est le maître

Rares sont les situations où l’errant peut se trouver en présence de son chien sans faire «couple» avec lui.

« Le chien est constamment avec moi. A l’intérieur il a son tapis mais le plus souvent il est sur mon lit. Les accueillants du centre le savent, c’est pas grave. Bon on est connu dans le bungalow, on est faciles à vivre ».

Parmi les personnes en situation de rupture socio-affective, nous constatons une difficulté à se confronter à la solitude. Parfois ce n'est pas tant le chien qui souffre d'une relative distance de l'homme mais plutôt le maître qui ne tolère pas la solitude. Pourtant, il serait important de sauvegarder un espace pour être seul – et préserver ainsi un lieu de pensée – tout en étant présent à l'animal. C'est bien là une de leurs difficultés sans doute, et le chien est là pour éviter de s'y confronter. Pourrait-on imaginer que c'est une forme de doudou ou bien comme un objet transformationnel au sens de C. Bollas ?

Notons parfois que pour d'autres, le compagnon de route humain (tel que Virgile) est également investi dans ce même registre de relation inséparable. En effet, ne s’agit-t-il pas, avec la bête, d’un autre double de soi qui éviterait de se confronter à la différence, à l'altérité ?

Configuration B : une bête à maîtriser

A défaut de pouvoir maîtriser ce qui leur arrive dans la situation de rupture et de perte de repères, l’animal apporte à l’homme le sentiment de n’avoir pas complément perdu tout pouvoir sur son environnement et sur la situation.

« J’ai toujours eu des chiens, ça aurait pu être un chat, n’importe quoi. Je suis obligé d’avoir une bête moi ».

Le chien constitue un moyen d'avoir un objet à soi, car il n'a pas la possibilité de dire : je ne t'appartiens pas, j'existe par moi-même, j'ai des désirs différents des tiens puisqu'il est justement dans cette relation d'appartenir à son maître. Est-ce que ce n'est pas là que se situe le «nœud» ?

Jacques vit une idylle avec son chien. En revanche, il arrive que pour certains maîtres, l'investissement positif intense de l'animal se gâte. Comme nous l'avons précisé au début de ce travail, un fonctionnement «en tout ou rien» prévaut parmi cette population. Ainsi cette relation intense, positive, peut se transformer en haine contre un objet qui déçoit ou est ressenti comme infidèle. Il arrive parfois qu’un traitement brutal, punitif, soit exercé sur l’animal par un maître qui lui est pourtant très attaché. Ce traitement abusif s’explique généralement par l'idée que l'animal devrait comprendre, tel un humain, ce que le maître exige de lui. Le maître projette sur le chien la capacité de comprendre le temps, l'espace et de raisonner comme s'il s'agissait d'une personne. Comment pourrait-on aider quelqu’un qui gère difficilement son propre temps et son propre espace, à comprendre que, pour un animal, les repères sont différents ? On retrouve aussi la colère qui surgit dès que l'animal va se comporter autrement que ce que le maître attend ! Dès qu'il commence à y avoir de la différence, il y a de l'agressivité.

Même si l’animal l’empêche souvent d’obtenir un hébergement, Jacques continue à accorder la primauté à son chien tant que celui-ci est fidèle et ne le déçoit pas. De son expérience dans une autre ville, où les conditions d'accueil du centre ne lui ont pas paru suffisantes pour son chien, Jacques raconte :

« Alors moi j’ai dit, je prends la place du chien là-bas dans la niche, et le chien rentre à l’intérieur. «Ah ben non», on m'a dit, « c’est pas comme ça». Alors j’ai dit « monsieur vous savez quoi, vous gardez votre lit, votre chauffage et moi je m’en vais ».

A travers les besoins de l'animal, nous pouvons, bien sûr, repérer un mouvement identificatoire de la part de Jacques concernant ses propres besoins. Cela comporte sans doute une fonction pour sa vie psychique. Prendre soin de l'animal sauvegarde une part de l'homme. Ce détour par le corps d’un autre, « autre-chien », participe à la capacité de l'homme à penser son intégrité. Les soins que Jacques effectue sur le corps de l’animal l'aident à rester au contact et à l'écoute de son propre corps. Un effet de «fortifiant» pour un narcissisme terni n'est pas inutile dans le monde des sans-abri.

Dans tout ce que j’ai décrit, l'image d'un double narcissique se dégage, double qui ressentirait ce que Jacques ressent et se comporterait de manière identique à lui.