6.1. Le flash-story de Nordine pour dire l’intérieur de sa cellule

Nordine se laisse photographier volontiers. Il se met à parler spontanément de sa vie en prison lorsque nous lui demandons d’où il vient.

A premier vue, on peut entendre une défaillance du pare-excitation chez Nordine : les gens qui se pendent, tous tueurs, boxeurs dans ma famille, « toute ma vie la prison est partout », dit-il.

On peut penser que le contact avec la photo et surtout le flash de l’appareil mobilise le « trop vite et trop rapide » d’éléments qu’il évoque et qui sont non- intégrés dans sa vie. Il y a quelque chose de sensoriel avec le flash qui fait flash back. On peut également imaginer que le séjour en prison relève de passage à l’acte qui est également de cet ordre.

Le flash, nous pouvons, par association, le rapprocher du coté « tape à l’œil », star brillant, star lorsqu’il évoque la suite. Il s’assimile à Michael Jackson et à James Brown pour l’aspect couleur mais aussi pour l’aspect hors la loi. James Brown a fait de la prison et Michael Jackson a été l’objet d’accusation largement médiatisée et qui, à un moment précis, a également risqué la prison.

Il « flash » aussi dans l’approche de la femme. « Je demande une cigarette ». « Je la regarde et ça me branche ».

Le « trop rapide », il semble l’associer à ses mariages et à ses enfants. Il est dans l’impossibilité de les intégrer psychiquement alors qu’il est en prison et absent à lui-même.

On peut évoquer un fantasme d’auto-engendrement dans ses propos : « je suis tout partout » et « je ne dois rien à l’état », « moi, j’ai grandi tout seul ». Quant à ses origines, tout son discours semble le relier à la prison plus que de l’inscrire dans une lignée familiale. Lignée d’ailleurs qu’il semble nier : « j’ai plusieurs noms ».

La photo fonctionne comme un objet qui ouvre à la dimension sensorielle, et ici particulièrement la dimension visuelle. Si la primauté du visuel parmi les différents sens amène Freud à parler de pensée en image, ici il semblerait que Nordine illustre l’ancrage de l’image dans un vécu corporel ou dans l’image sensorielle.

La photo peut avoir comme effet la réactivation de traces mnésiques par la stimulation de la dimension sensorielle, particulièrement avec l'effet du flash. Réactivation qui donne un effet du retour des traces perceptives qui sont proches d'une forme hallucinatoire des expériences. Le récit que Nordine nous fait est également un «flash story». Il nous jette aux yeux et aux oreilles un tableau de sa vie sur ce mode et qui reproduit chez nous des images de ce type.

Ce qui ressort de façon flagrante de ses propos, c’est la contiguïté. Une chose entraîne une autre par le simple fait que les éléments dont il parle sont proches les uns des autres. Il n’y a pas vraiment d’association d’idées qui puisse construire le fil narratif de son histoire. Pourtant, selon une « ana-logique associative » telle que C. Vacheret (2000, p.37) la développe, celle du préconscient en appui sur la contiguïté, des liens se tissent entre affecte, image, souvenir et sensation corporelle. Nous en sommes restées là, in situ, prudents dans notre approche. Cette situation permet néanmoins de constater l’aspect mobilisateur potentiel de l’image mais également son aspect de mise à distance . En effet, la photographie entre Nordine et nous a eu un rôle d'objet pare-excitant, notamment parce qu'elle est intervenue comme élément intermédiaire dans l’entrée en contact. Abordé directement, sans la médiation du prétexte photographique, notre intérêt pour lui risquerait d'être trop excitant. Nous aurait-il parlé de la sorte sans passer par ce support ?

L’univers carcéral, avec la scène de la « fouille de cellule », est presque comme un ventre archaïque dans laquelle on le « cherche », lui. On le « prend » et on le « tient » : ce qui lui donne ainsi un statut et un lieu d’inscription. Du moins le contexte photographique lui donne un prétexte pour parler de sa cellule (maison d’arrêt) - ce qui, pendant des années, est son intérieur. Il semble ici exister pour Nordine un collapsus topique (au sens de C. Janin, 1996).Collusion entre son espace psychique et corporel et l’espace habité qui est la « maison d’arrêt » qui l’incarcère. Dans le phantasme de Nordine, plus qu’un système de contention répétée, l’incarcération à ce titre semble lui fournir ainsi une fonction identitaire.