1.2. L'espace pour faire lien

Le regroupement des S.E.U. se fait autour des besoins vitaux qui leur sont communs : le partage de «leur galère», la recherche de nourriture, d'alcool, de dope ou autres produits. En matière d'habitation, une interdépendance mutuelle, instaure des liens très instables.

Une typologie des espaces fréquentés nous montre que certains lieux sont investis pour la présence de tierces personnes.

L'assistante sociale des urgences, ainsi que les aides soignantes ont une longue expérience avec de nombreux S.E.U.

«Cette fois-ci il ne faut pas vous sauver dès que l'on tourne le dos» lance une aide soignante, en souriant à Raymond. Ce dernier est amené une fois de plus aux urgences en état d’ébriété par les pompiers. Son état de santé nécessiterait des soins. En effet, il a des plaies infectées dues à des démangeaisons (poux, puces) et un grattage incessant. Sa souffrance physique est telle qu'il accepte les soins qui lui sont proposés, mais au bout de quelques temps, il disparaît de l'hôpital. Ce scénario s'est déjà répété de nombreuses fois.

Apparaître - Disparaître. Ce sont des actions en lien avec la visibilité. S’agit-il d’une manière de se soustraire au regard ou de gérer le regard d'autrui ?

Malcolm, qui travaille comme vigile à la gare, connaît presque tous les S.E.U. par leur prénom. Selon les moments, il est aimé ou détesté d’eux. Il lui arrive de parler de l'état de santé de certaines personnes habituées du lieu à l'équipe de la VSM lors de leur tournée du soir ou la VST.

Comme la plupart des espaces fréquentés, ces lieux sont des sites de rencontre, de passage et de rupture. Il s'agit de lieux tels que les urgences et l'entrée de l’hôpital, le poste de police, les lieux de manche, le hall et la salle d'attente de la gare. Ce sont des endroits où l’on est sûr de trouver une catégorie spécifique de personnes qui y occupent une fonction. Bien que pleins et occupés, ces lieux ne sont cependant « habités » ni par les errants, ni par les « responsables » qui y travaillent. On y trouve toujours quelqu’un, une personne « de garde », qui est là, de jour comme de nuit. Une possibilité de « tiercèité » et de protection est exercée, même si celle-ci intervient sous forme d’injonction, d’interdit ou de soins non demandés.

Le contact avec autrui : « vachement important »

L'utilisation de l'espace public comme moyen d'influencer le regard de l'autre est illustrée par la pratique de «la manche». Le recours à cette activité interroge au-delà du but de l’opération, qui est au premier abord celui de se procurer de l’argent. Nous pouvons penser que cette pratique remplit une autre fonction pour le mendiant. Ces sujets ne cherchent-ils pas à rester en contact avec un fragment de l’humain ? Plutôt qu’une existence menée hors du champ de la parole, une relation de dépendance vaut mieux que l’absence de lien. Très observateur, Red Bonnet, « mancheur » et trop jeune pour le R.MI. nous dit:

« Ce n’est pas important que l’on me donne. Je préfère qu’on ne donne rien, et qu’on passe 5 ou 10 minutes à parler avec moi. Souvent les gens vous passent devant le nez, sans regarder. J’ai remarqué que nous aussi, il faut qu’on donne quelque chose, qu’on arrive à créer une relation. Je leur dis bonjour, leur souris et souvent ils finissent par faire demi-tour pour parler ou pour donner une pièce. Nous, on vit au contact de la société toute la journée, et ça, c’est vachement important ! ».

Ainsi, aménagent-ils leur réalité psychique et leur quotidien en s’appuyant sur des éléments de la vie extérieure et sociale. Pas vraiment en mesure de créer des liens stables, cette accroche permet de s’adosser quand même à un lien, aussi précaire soit-il. Faire la manche donne alors une existence dans l’espace public. Si l'espace public est le support du lien c'est parce qu'il remplit une fonction psychique.