1.3. Entre affrontement et effondrement : une fonction psychique de la rue

Faute de pouvoir les mentaliser, le conflit et la rencontre avec autrui se retrouvent déplacés dans la rue. Un type de déplacement caractéristique fait office de substitut de la pensée.

La rue et les «objets de la rue» jouent un rôle à la fois de pare-excitant et d'anti-effondrement. Le schéma situe des objets, mais également certaines pratiques, dans la catégorie des «objets de la rue». L'alcool, les chiens, la tenue vestimentaire figurent dans le registre de ces objets. Cependant, les S.E.U. se servent également des pratiques pour trouver un état d'équilibre. Par exemple, la manche est une activité pratiquée pour de l'argent, ou encore, des circuits précis sont effectués et des sites investis pour obtenir de la drogue ou dealer.

Nous pensons que les sujets ayant une défaillance du système pare-excitation au-dedans recherchent cette fonction à l'extérieur par une stratégie inconsciente. Le système pare-excitation (Freud, 1920,1951, pp. 5-57) fonctionne comme une «barrière» qui protège physiquement et psychiquement le sujet des excitations et des agressions de l'environnement extérieur. L'espace urbain (la rue et ce qu'elle amène) s'offre à ces sujets comme possibilité de remplir cette fonction de pare-excitation. L'affrontement et l’effondrement sont deux modalités extrêmes et opposées permettant de gérer la tension et l'excitation.

Nos illustrations montrent la façon dont l'affrontement est mis en scène par crainte d’effondrement psychique. Quelques explications sur la crainte d'effondrement dont il s'agit ici sont nécessaires.Winnicott (1975, p. 35-44) soutient que cette crainte relève du stade de développement où l'enfant est dépendant de son entourage. Ce qui est craint, c'est la faillite de l'environnement à fournir une continuité de conditions nécessaires à sa survie. C'est le Moi qui est menacé. «La crainte de l'effondrement peut être une crainte d'un événement passé dont l'expérience n'a pas encore été éprouvée». En conséquence, le sujet continue à rechercher compulsivement cet état dans sa vie actuelle. Nos observations du comportement de ces personnes nous interpellent et nous nous demandons à quelles nécessités psychiques correspondent leurs agissements. Pour se défendre contre cet état de vide et de non-existence, il pourrait s'agir, pour eux, de trouver des lieux, des attitudes, des positions et des comportements qui font réagir l'autre. La rue, nous l'avons constaté, offre des possibilités multiples d'affrontement avec l'autre, dans le but d'obtenir, pour eux, une « décharge » par l'intervention d'un tiers (police, éducateur). Cependant, cette « décharge » les amènerait, non pas à un niveau de tension stable et acceptable, mais plutôt à un sentiment de vide insupportable. Pour lutter contre cette phobie de l’effondrement (au sens de A. Birraux, 1994,1995), la seule solution consisterait à rechercher une excitation passant par l'affrontement aux autres : affrontement rencontré dans la rue.

Il se met donc en place la répétition d'un système (pattern, trajectoire) qui oscillerait entre l'affrontement et l’effondrement. Les substances (amphétamines, alcool, cocaïne, etc.) exercent à la fois, la fonction d'excitation - affrontement et la diminution de cette excitation. Notons que l'abaissement du conflit influence également l’intensité dans le rapport à l'autre et l'interaction en général. S'affronter à l'autre, c'est témoigner de sa propre existence, mais qu'en est-il des relations interindividuelles ?

Il arrive que l’ordre public soit menacé par les conduites des sujets. C’est alors, comme dans le cas de Nordine, au domaine de la justice de mettre les limites et de définir un cadre.

Un besoin de temps et d’espaces « personnalisés »

Il a été fait mention des conditions de vie dans la rue. Pour les uns, la violence, le froid, le manque d'argent sont à l'avant plan. Parmi ceux qui expriment le désir de quitter la rue, certains incriminent son évolution :

« C'est une nouvelle zone. Ça craint maintenant davantage. Autrefois il y avait beaucoup plus de solidarité ».

D’autres, comme un «ex dessous les ponts», sont motivés par le vieillissement ou la détérioration de leur état de santé. Mais, même si la décision est prise, cela ne se réalise pas du jour au lendemain. Après des années sous les ponts, Georges témoigne :

« Pour s'en sortir de là il fallait un laps de temps. Il fallait «le déclic» dans la tête. A 50 ans on cherche la sécurité ».

Pour d'autres encore, à un moment propice de leur histoire, une rencontre signifiante a lieu avec une personne ou un représentant d'une institution. Pour Abed, ça a tout changé.

« Grâce à l'aide de l'équipe de la Veille Sociale, je ne suis pas resté dans la rue - sinon je serais crevé. Seul, je ne pouvais pas m'en tirer ».

Etre seul constitue une difficulté pour ces personnes et comme nous l'avons constaté dans les témoignages d'autres S.E.U., le besoin d'être ensemble semble être une constante.

Un besoin « d’être ensemble » : le squat des jeunes

Les plus jeunes mettent l'accent sur «l'être ensemble». Assis sur les marches de l'hôtel de ville, Steph, jeune toxicomane qui vit en squat raconte :

« La rue, c'est aussi la manche. Il faut être plusieurs pour se mettre ensemble. Entre copains, c'est sympa. On partage tout ».

L'expérience nous montre cependant que la vie en squat et le partage au sens large ne sont pas exempts de violence. Les relations entre «frères de la rue» naissent très rapidement et dans l'immédiateté. Souvent ces amitiés sont décevantes et aussi vite défaites qu'elles se créent. On se demande parfois sur quoi ces amitiés se basent ? La VST reçoit de nombreuses demandes d'hébergement d'urgence de la part des «virés du squat». Ce sont des personnes qui, suite à des relations conflictuelles à l'intérieur d'un squat, sont mises à la porte par leurs camarades en pleine nuit. Il semble que de façon générale, le conflit soit intolérable et ingérable, aboutissant à l'exclusion ou au rejet.

D'autres groupes sont «virés du squat» par les forces de l'ordre. Syl, une jeune femme de 22 ans témoigne :

« En deux ans, je me suis fait virer 6 fois. La dernière c’était terrible. J’ai eu des insomnies pendant un mois. J’ai été réveillée en pleine nuit, avec un flingue sur la tête, c’était une opération commando. Ils (la police) ont éclaté les vitres, et en l’espace de 5 minutes, toutes nos affaires étaient éparpillées sur le trottoir. Maintenant ça va mieux ».

Cette jeune femme vit depuis un an dans un squat libertaire «légalisé » où les occupants jouissent d'une plus grande stabilité et d'une forme de vie communautaire organisée. L’accès à la légalisation du squat passe par des étapes et par leur acceptation par le voisinage. «Légaliser» un squat nécessite une négociation et des démarches que tous ne sont pas en mesure d'entreprendre. Le mode de vie des occupants des squats moins organisés et disciplinés est souvent à l’origine d'une fermeture. Selon les témoignages de certains jeunes squatters, l’expulsion est monnaie courante, quelle que soit la saison.

Un éducateur de rue formule ainsi ses réflexions (1998-1999) sur un squat de jeunes où il est souvent reçu :

« Le squat est un terrain de jeu. On y raconte sa vie, on y remodèle ses souvenirs, on y refait le monde, on y fait des projets. On fait la fête …Ces endroits me renvoient l'image d'enfants qui fabriquent dans leur chambre, une cabane avec des draps de leur lit ».

Le squat peut représenter, surtout à l'adolescence, une forme de revendication de liberté et d'un statut hors norme qui, pourtant, n'est pas très éloigné du jeu d'enfant. L'adolescence, période de transition, comporte une quête d'autonomie. Par la vie en squat, le jeune peut entrevoir une coupure d'avec sa famille et une forme de rite initiatique.

Le demandeur d'asile vit, lui aussi, avec ses pairs, mais de façon transitoire.

Un besoin d’espace transitoire : le squat des demandeurs d'asile

Les squats des demandeurs d'asile se situent souvent en centre ville pour plusieurs raisons :

Alors qu’ils nous invitent à visiter leur squat, des réfugiés nous font part de plusieurs tentatives entreprises par le propriétaire pour faire murer l’immeuble. Malgré l’interdit, les squatters se sont appropriés ces lieux, en y apposant leur propre porte cadenassée. Les squats fermés à double tour ne sont pas une généralité. Nous avons vu par ailleurs des squats facilement accessibles sans même la présence des occupants.

De la même manière si certains squats sont visibles de la rue, comme celui-ci, d’autres sont volontairement cachés, dissimulés.

Le squat est une solution pour des réfugiés sans papiers et sans citoyenneté. Ceux-ci n’accèdent pas au droit au travail, ni au logement, ni aux allocations des centres spécialisés. Leur situation est paradoxale car ils sont hors la loi et en même temps ils sont privés de tout droit. Il en résulte une obligation pour eux de s’approprier un habitat pour survivre. Le squat est généralement plus ou moins organisé. Le «piratage» de l’eau et de l’électricité permet à ses occupants d'avoir un minimum d’hygiène. Bien qu’ils puissent accéder à l’aide médicale d’urgence et à l’aide sociale à l’enfance, leurs conditions de vie dans le squat sont largement insuffisantes. Le sentiment d’aliénation par le déracinement accroît leur détresse économique et psychique.

Les réfugiés provenant des pays de l’est que nous avons contactés entretiennent des relations solidaires les uns avec les autres indépendamment de leurs anciennes idéologies politiques. Il est d’usage de savoir accueillir ses amis dans son squat - un matelas supplémentaire est prévu à cet effet.

Aussi les relations entretenues avec leur voisinage sont-elle souvent correctes. Un commerçant voisin du squat nous fait part de son avis:

« Ils ont droit à un minimum d’hygiène et de dignité. Je les fournis en eau lorsqu’ils me le demandent. Il faut bien qu’ils aillent quelque part. De toute façon l’immeuble était vide et le propriétaire, qui est le mien d’ailleurs, n’a rien fait depuis 10 ans et n’envisage rien à l’avenir. Alors ils ont raison, s'ils en ont besoin ».

En attendant l’autorisation de résider en France, «squatter» se présente comme une solution incontournable. Il est à noter que cette population, en majorité jeune, est en augmentation. Selon les termes d'un éducateur de rue évoquant le squat du demandeur d'asile: « Le squat est une salle d'attente entre deux vies ». Le demandeur d'asile est condamné à attendre. Le squat, forme transitoire d'hébergement, se transforme en hébergement durable dans un espace/temps indéfini.