2. Commentaires et articulations théorico -clinique

2.1. A propos du « déplacement » de la demande et du lieu de figurabilité

La manière dontces personnes mettent en avantleurs divers besoins et les font apparaître dans la rue et dans l’espace public peut revêtir un sens latent proche des processus du rêve. Bien qu’il s’agisse sur la scène publique de manifestations réelles, j’envisage l’expression de ces besoins comme manifestation du désir inconscient et comme une construction inconsciente de liaison. Dans le processus du rêve, la figurabilité (Laplanche et Pontalis, 1967, p.119) est facilitée lorsque, par le déplacement, s’effectue un passage d’une idée abstraite à un équivalent susceptible d’être visualisé. L’intérêt psychique se traduirait ici alors en intensité sensorielle. On peut dire que dans cette clinique, l’élaboration secondaire, travail que le rêve effectue normalement avec le déplacement, ne se fait pas ; peu ou pas de détachement de l’intensité d’une représentation, par sa liaison, à une autre chaîne associative. Avec les SEU, «cela part en live » et les images sont données en direct. L’intensité sensorielle, qui serait contenue dans la scène du rêve, est ici partagée (sous contrainte) par les passants. Dans cette clinique, ce qui échappe à la censure et au travail de transformation dans le rêve trouve, avec l’espace public, et la présence d’autrui, un lieu où figurer. Différemment de ce qui se passe dans le rêve, il s’agit ici pour les SEU d’utiliser l’espace public et le psychisme d’autrui par le biais du besoin vital afin de faire figurer les pensées et les désirs inconscients qui leur sont inaccessibles – ceci se fait par des images visuelles et sensorielles qu’ils donnent à autrui. Le fonctionnement de ces personnes selon les normes sociales est souvent décrit comme étant « déplacé ». C’est précisément ce qui fait qu’elles sont remarquées. Nous sommes atteints parce que ces personnes sont présentes de façon corporelle et sensorielle, et parce que cette présence là nous touche également par nos propres voies sensori-perceptives.

Le mécanisme psychique de déplacement, le libre déplacement de l’énergie psychique est une des caractéristiques majeures du processus primaire tel qu’il régit le fonctionnement du système inconscient. S.Freud a particulièrement mis en évidence cette formation dans le rêve. Dans L’interprétation du rêve (1900) (troisième partie de chap. IV : « Les procédés de figuration du rêve »), il désigne par le terme de « transfert » une forme générale du passage de l’énergie psychique d’une représentation à une autre. Il désigne plutôt par « déplacement », un phénomène plus marquant dans certains rêves que dans d’autres, qui peut aboutir à un décentrement de l’éclairage du rêve ; la « transmutation des valeurs psychiques ». La figurabilité, au sens de Laplanche et Pontalis (1967, p.159) est proche du terme de représentation. La langue anglaise conserve d’ailleurs ce sens avec considerations of representability pour figurabilité. La figurabilité, n’est pas un système d’expression ordinaire. Elle comporte la notion d’exigence par rapport aux pensées qui peuvent être représentées ou figurées. En effet, elles peuvent figurer à condition d’avoir subie une sélection et une transformation les rendant à même d’être représentéesen images. Cette clinique nous montre une forme de déplacement qui se sert de la sphère psychique d’autrui pour la figurabilité. C’est parfois de façon contrainte que les pensées à leur égard peuvent prendre forme « en images » dans le psychisme d’autrui. Par exemple, il arrive aux accueillants, en évoquant telle ou telle situation concernant ces sujets de s’exprimer en terme de « j’hallucine ». Le recours des accueillants à la dérision ou à l’humour noir constitue une forme de régression face à la crudité de ce à quoi ils sont exposés. Certes, il ne s’agit pas pour eux de dormir debout, ni de rêver au sens classique. Cependant, ce phénomène me semble proche de la figurabilité28 qui rend les pensées du rêve « figurables ». J’envisagerai que par cette dimension régressive chez les accueillants, certains éléments inconscients de leur économie psychique reprennent ainsi vie et figurent en images, surtout visuelles, chez les accueillants.

Notes
28.

Voir également les modes d’expression que Freud décrit dans L’interprétation du rêve (1900) (troisième partie du chap. VI : « Les procédés de figuration du rêve »).