1.1. Confusion corps-psyché : « une plaie » dans la vision du groupe social

Une des premières choses qui nous rend conscient de la présence des SEU vient de leur rapport au corps. En général on remarquera, dans un lieu qui n’est pas adapté, le plus souvent l’espace public, quelque chose qui concerne leur corps, mais également leur statut social.

Cette problématique concernant le manque d’interface corps/psyché et ses répercussions sur leur inscription dans la société est transversale à mes hypothèses. J’annonce la visibilité de cette problématique du point de vue du spectateur.

Selon Freud (1923, Le Moi et le ça), le moi, est avant tout un moi corporel. Mais par rapport à cette affirmation, « l’avant tout », laisse un flou dans la chronologie quant à la situation de la dimension biologique par rapport à la dimension psychique.

Le corps, selon M. Sami-Ali, est considéré comme ce qui détermine la constitution de la représentation de l’espace : « Il suffit d’aborder autrement le problème de l’espace en considérant que le corps, loin d’être un objet appartenant à l’espace, est ce qui détermine l’espace et les dimensions corporelles dedans- dehors, haut-bas, devant-derrière, ici-là-bas, sont d’abord des repères spatiaux : ce sont eux, en définitive, qui permettent à l’espace d’exister en tant que projection de la réalité corporelle. Projection dans laquelle le corps propre, rendu à sa fonction épistémologique, joue un rôle de schéma de représentation » (M. Sami-Ali, 1990, p.44).

L’espace du point de vue des SEU, semble être confus, indifférencié. On peut donc se demander comment, dans leur développement bio-psycho-social, ces sujets se sont approprié puis représenté leur corps ? A partir de là, comment se représentent-ils leur espace environnant et leur espace social ?

En partant du corps propre comme schéma de représentation ne faut-il pas d’abord s’approprier ce corps avant de pouvoir s’en servir comme déterminant dans la perception de l’espace et dans les nuances relationnelles qui fondent le rapport social ? Le rapport des SEU aux différents espaces (espace de l’habitat, de la cité, de la relation), n’est-il pas plutôt déterminé par la manière dont leur corps et leur psychisme ont été investis, représentés, traités ? Ces sujets se donnent souvent à voir comme déchets et comme abjects. On peut donc se demander si, précocement, ils ont été investis comme tels.

Je me centrerai maintenant sur les indices qui témoignent d’une problématique concernant l’appropriation de leur espace corporel et psychique en lien avec autrui. Quelques exemples servent de marqueurs pour montrer que la perception sociale de ces personnes confirme ce manque de contenance corps-psyché. D. Anzieu, avec le concept du Moi-peau (1974, 1985) insiste sur la fonction de la surface (contenante, barrière, filtre) comme forme de mentalisation des fonctions psychiques de délimitation en analogie avec la surface du corps. Lorsque cette dimension est défaillante, la confusion (le manque de délimitation) se transfère du corps-psyché au social.

Dans ma clinique la fonction de séparation entre corps - psyché et différents espaces se révèle comme défaillante par ce qui concerne l’appropriation de ces sujets de leur corps propre et de ses fonctions en lien avec autrui. Le défaut de cette dimension évoque la notion d'obscénalité proposée par B. Duez (2002).B. Duez définit, en effet, l'obscénalité comme une scène à partir de groupes internes, de fantasmes originaires, de complexes familiaux et d'imagos : (…) « l'obscénalité est ce vécu intime du sujet qui vit le groupe où il naît comme son espace psychique, comme la scène destinée à transférer immédiatement ses différents conflits et enjeux psychiques»(p.93). L'obscénalité se constitue donc sur un fond de groupalité psychique et, en tant que reste formel de l'expérience pictogrammatique originaire, elle se situe entre le sujet et d'(a)utre(s).

Il faut préciser que le terme de groupalité ne renvoie pas, là, à un groupement d’individus, mais du regroupement par un sujet d’un certain nombre d’indices, constamment présents dans sa vie psychique, associés par simultanéité et contiguïté. Entre ces pôles de constance (sans doute s’agit-t-il des agglutinats au sens de J. Bleger) se tissent d’autres liens de contiguïté.

La clinique que je décris comporte des indices qui montrent ce lien entre la dimension corporelle de ces sujets et l’espace social. Il serait permis de penser ce lien en terme de figuration. La figuration implique le groupement psychique par la production de liens de contiguïté et de simultanéité (B. Duez, 2002 in Chapelier p.92). Elle opère en présence de l’autre. Elle est la structure qui lie les groupes internes au pictogramme. C’est donc à l’extérieur que la production des liens de contiguïté et de simultanéité fait effet et que la scène (avec et grâce à son aspect obscène) se construit.

Même si le passant détourne le regard de la vision de ces personnes, la dimension sensorielle y est très prégnante, dimension qui laisse des traces (réminiscences) chez le passant. Je rapproche ce type de lien (de contiguïté) de ce que Freud nomme « présentation » ou « figuration », die Dastellung où, comme dans le jeu de la bobine, da = « là » et stellen = « poser ».