1.2. La question de l’excès et du manque

La question de l’excès et du manque a sûrement joué un rôle important avec des répercussions dans l’actuel. Plusieurs auteurs évoquent les effets de la tension et de la gestion de l’intensité de cette tension dans l’appareil psychique. Cette intensité est une des explications à la base de l’expérience traumatique. J’ai dégagé comme symptômes principaux de la problématique des SEU l’indifférenciation et l’indiscrimination. Dans leur fonctionnement, ils sont en difficulté face à la gestion de la quantité, par exemple dans leur rapport à l’argent, au temps ou à la distance relationnelle.

Il serait erroné d’affirmer qu’un traumatisme primaire ou précoce existe dans l’histoire de tous les SEU. En revanche, ce qui apparaît comme une constante chez ces personnes, c’est leur fragilité narcissique. Sans parler de trauma précoce dans tous les cas cités, on peut envisager l’explication de « l’actuel » des SEU par l’effet précarisant des difficultés rencontrées dans le contexte social ou relationnel. Ces effets, d’empiétements psychiques accumulés, deviendraient alors traumatiques au sens où l’entend S. Ferenczi (1932), repris par M. Khan (1963) avec le concept de traumas cumulatifs. De même, on constate que tous les sujets se caractérisant par une fragilité narcissique ou ayant subi des traumas ne sont pas pour autant en situation d’errance. Et pourtant, il me semble que pour l’ensemble de ces personnes, la constitution des enveloppes psychiques a été entravée et présente une faille narcissique qui reste béante. A un degré plus ou moins important, ces personnes apparaissent comme incapables de conserver quoi que ce soit.

L’errance constitue peut être une des modalités, formes, expression ou de gestion de cette faille.

Le non accès à une aire intermédiaire

Un des exemples de la gestion de cette faille narcissique qui montre la question de l’excès et du manque est fourni par Jacques avec son chien(II, ch.2 :5.).Avant son entrée en errance, il semble que Jacques ait eu une histoire apparemment construite. Cependant, au travers du médium du chien, il nous montre sa difficulté à créer une aire intermédiaire. Sa difficulté suggère une impossibilité lors de la période de l’adolescence à réélaborer la castration, ce qui l’aurait maintenu dans la position dépressive (M. Klein). On peut penser que son environnement lui a servi alors de « tuteur », lui évitant un excès de frustration. Mais l’expérience de perte a réactivé ses failles en créant une charge traumatique que son organisation psychique n’a pas été en mesure de juguler. Avec l’effacement simultané des enveloppes psychiques, relationnelles et sociales, ce qui lui servait de « tuteur » s’est effondré. Pour lui, ce fut la chute

F. Pasche (1988) explique que les expériences traumatiques précoces effractent le pare-excitation maternel et ne pouvant pas être enregistrées, elles ne feront pas sens et ne pourront pas être intégrées à l’expérience. Il s’ensuit donc « une surcharge brutale d’excitation, laquelle a du être fixée, bloquée dans l’inconscient – véritable corps- étranger ( …). Il y a donc, enclavée, une mise en tension d’énergie investissant l’image de la scène vécue ».

Freud traite également la question de l’excès et du manque dans Inhibition, symptômes et angoisse, où il décrit le travail de la pulsion qui participe à la fonction de pare-excitation. Le sujet en situation d’angoisse ou en situation « d’indécidabilité » (B. Duez, 2002b) est dans l’impossibilité de destiner la pulsion. L’environnement renvoie des impressions fortes, mais c’est la question de l’intensité qui risque d’être traumatique. La rupture du pare-excitation résulte du débordement de la capacité du sujet à traiter ces expériences. Autrement dit, c’est la configuration qui donne une dimension traumatique.

Pour d’autres auteurs, la seule explication de la question de l’excès d’excitation ne suffit pas. Pour qu’il y ait trauma, précise M. de M’Uzan (1994, p.158), le seul excès quantitatif ne suffit pas; « (…) il faut que préexiste à l’accident soit une distorsion de pouvoir différencier le dedans et le dehors, soit au contraire une totale intolérance à la moindre indistinction, pourtant fonctionnelle, entre le Moi et le non-Moi (…) ».

Mais la question reste ouverte quant à la spécificité de la vulnérabilité de ces sujets au trauma, comme ce qui concerne l’origine de leur incapacité de distinction entre le dedans et le dehors.

Je développerai davantage le versant de leur fonctionnement qui indique qu’une vie psychique cherche à figurer. Cela passe souvent par autrui et par la dimension archaïque.

Le « collapsus topique » selon C. Janin(1996) est l'expérience traumatique où le sujet est dans l'incapacité de discriminer ce qui vient de lui ou ce qui vient de l'autre, ce qui revient au moi ou au non-moi, ce qui est réel et ce qui est représenté. Les cas du couple punk, Demo et Riri (II, ch. 1 :3) et de Nordine en maison d’arrêt (II, ch. 2 :6) montrent une souffrance ou un empiètement psychique pour le sujet là où ses différents espaces sont confondus.

Les traces des expériences vécues sont pourtant conservées sous formes de traces mnésiques perceptives et ne sont pas représentées ou symbolisées comme telles. Cela donne un vécu d'ambiguïté (J. Bleger, 1967), état qui fait appel à l’archaïque et à l'indécidable. L’ambiguïté est une logique et se définit comme « un type particulier d'identité ou d'organisation du moi qui se caractérise par la coexistence de multiples noyaux non intégrés pouvant par conséquent coexister et alterner sans impliquer confusion ou contradiction pour le sujet; chaque noyau de ce moi granulaire est lui même défini par un manque de discrimination entre moi et non moi (…) ».

Les exemples cités précédemment montrent qu’une logique de l’ambiguïté est à l’œuvre dans l’organisation psychique de type déchetterie que je décris : organisation qui semble également sous tendue par la défaillance de la fonction du jugement d’attribution (Freud, 1925). Le jugement d’attributionconcerne la capacité de distinguer ce qui appartient au moi et ce qui est du non-moi : « l’opération de la fonction du jugement n'est rendue possible que par la création du symbole de la négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance (…) ».On peut ainsi penser la défaillance de la question du jugement de ces sujets en rapport avec une quête de continuité interne placée dans l’espace de l’autre (et comme « l’affaire » de l’autre). Par exemple, l’image (en surface) c'est ce qu'ils éveillent chez autrui, mais la question du jugement de leur image appartient à l’autre. A défaut de pouvoir s'approprier leur propre image, il revient à l’autre de l’investir ou de la rejeter. L’organisation psychique de type déchetterie constituerait ainsi non pas des symboles mais autant de signes ou d’indices à saisir.

Comme nous le verrons, ce qui déposé, qui marque et qui laisse trace comporte un sens relationnel pour les SEU. Mais ceci s’opère par la sphère psychique ou dans le domaine sensori-perceptif d’un dépositaire.