1.3. Un besoin d’espace intermédiaire pour imprégner le lieu

Les termes de dépôt, d’inscription, de trace, jusque là ont été utilisés de façon interchangeables. Laissée en friche, cette imprécision terminologique « travaille »dans la lecture faite de cette clinique et elle rejoint l’indistinction caractéristique de ces sujets entre l’espace interne et externe, tout comme la confusion entre espace du dedans et du dehors en ce qui concerne leur habitation. Ce qui est déposé par ces sujets laisse trace chez les accueillants ou chez le dépositaire. Nous l’avons vu dans la partie précédente, il faut un lieu pour que s’inscrive la trace. A l’image du lieu d’habitation que ces sujets n’investissent pas, leur lieu d’inscription interne n’est pas investi non plus. Dans l’accueil des ces sujets, l’étayage sur divers éléments tels que la dimension transitionnelle du climat, le groupe et des objets médiateurs fournissent un lieu qui est intermédiaire entre réalité interne et réalité externe. Le travail spécifique du phénomène intermédiaire est nécessaire par sa fonction de pare-excitation car celle-ci tolère cette confusion des registres, mais elle tente d’établir des liens entre ces différents niveaux pour pallier aux effets de l’indifférenciation.

En ce qui concerne la constitution d’un lieu, qu’il s’agisse du lieu interne ou externe, il faut un minimum de cadre ou de contour. Pour l'investir comme lieu, le sujet doit se sentir lui-même inscrit et constituer une toile de fond qui est suffisamment inorganisée, non-arretée dans sa structuration. Ceci ne veut pas dire que l’espace soit complètement neutre mais le fait que l’espace ne soit pas rempli des objets d’autrui permet que quelque chose de ces sujets puisse s’y déposer et imprégner le lieu de leur identité par le biais de ce qu’ils y déposent. C’est à cette condition que l’on peut parler de l’inscription du sujet dans un lieu externe. C’est également par ce médium, intermédiaire, que le lieu interne se constitue. Le sentiment de continuité d’existence du SEU, sa subjectivité ou la réalité interne du sujet peut s’édifier si le traitement que reçoit son dépôt transforme le dépôt en trace. C’est le nécessaire travail venu de l’extérieur, c'est-à-dire la présence, le traitement et la pensée d’autrui qui fait que ce qui est dépôt (du point de vue externe) fait trace interne chez autrui. La transformation du dépôt en trace permet éventuellement de parler de l’inscription du sujet. Cette « transformation » faite par la pensée d’autrui rappelle la pensée de la mère au sens de W.R. Bion, qui transforme les éléments bêta en éléments alpha, donc pensables pour l’enfant.

La difficulté pour ces sujets d’être inscrits dans un lieu comme dans leur propre psyché montre que l’appui sur des contenants ne peut pas se faire. La prise en charge sociale vise souvent à les mettre en lien, à les insérer ou à les re-insérer. Paradoxalement, avant de pourvoir être en lien, il faut pouvoir être distinct c'est-à-dire posséder un contour qui différencie et qui effectue la distinction entre dedans et dehors, entre le Moi et l’autre, évitant ainsi que s’écoule la substance vitale des ces sujets.

Certains sujets mettent de la distance à défaut de pouvoir fonder des limites et de mettre des barrières contre des expériences d’effraction. Leur difficulté à se repérer (entre dedans /dehors et entre bons/mauvais objets) souligne une fragilité avec recours à un « pare-désinvestissement » (P. Aulagnier, 1991) comme fonction qui évite la perte et l’hémorragie narcissique en conservant la continuité interne contre le risque du sujet à se vider de sa substance psychique, montrant ainsi l’intimité du lien avec troubles narcissiques identitaires.

J’évoquerai ultérieurement davantage la question des traumatismes précoces. D’ores et déjà il faut préciser qu’il peut s’agir de trauma par empiètement, par intrusion mais le trauma peut également être de l’ordre passif ou se fait sur fond d’absence vécue comme perte ou séparation.

Le fait que beaucoup de ces sujets manquent de contenants psychiques et souffrent d’une problématique d’indifférenciation ne fait pas de tous des psychotiques à proprement parler, bien que des mécanismes projectifs soient utilisés. En effet, j’ai repéré parmi beaucoup de ces sujets un recours à l’identification projective et au clivage, mais il me semble que l’espace public joue un rôle spécifique comme rempart contre des troubles psychiques plus graves. Il me semble que ces sujets s’ingénient à retourner la situation. Ils rendent disponibles (comme spectateurs et acteurs malgré eux), d’autres personnes dans l’espace public. Notons que cette façon paradoxale d’utiliser autrui constitue également un des traits de la psychopathie.