2.4. Discussion sur le lieu de la déposition en images

L’espace urbain devient en quelque sorte un espace à figurer pour ces sujets, à condition toutefois que l’espace comporte la présence de l’autre. Si pour ces sujets, ils peuvent figurer par et grâce à ce qui fait trace et qui fait dépôt, cette compréhension des choses va souvent à l’encontre de ce qui est prévu, au niveau social, pour ces personnes. En effet, les programmes et prises en charge sociales créés pour eux sont souvent mis en marge et en bordure de la société, de façon à les regrouper, à les écarter, les mettant ainsi en dehors du champ visuel.

Pourquoi le terme de « déposition en image « plutôt que « dépôt » ?

La déposition est l’aspect actif et dynamique de leur fonctionnement qui se sert du dépôt (qui est une matière inerte, parfois abjecte) mais en lien avec autrui. À propos du dépôt, R. Roussillon explique qu’il s’agit de ce qui reste de non symbolisé et qui fera l'objet d'une reprise. Je pense que le dépôt est l’objet d’une reprise précisément par ce système de déposition « en images » qui se sert des images déposées dans la sphère psychique d’autrui de façon active.

Et pourquoi «en image» ?

La trace existe seulement dans la mesure où elle est perçue, sentie, ressentie par l'autre. C'est l'image que l'autre se fait de la trace qui lui donne un sens. La «preuve» du transfert, et du contre-transfert, n'est ce pas la trace laissée chez l’autre ?

Le dépôt pour J. Bleger est la partie non différenciée des liens symbiotiques primitifs.Je le considère dans la perspective deR. Kaës dans Le groupe et le sujet du groupe où le dépôt peut aussi être envisagé comme faisant lien car il est un objet commun entre le déposant et le dépositaire. Il précise que la position topique du dépôt est celle du Préconscient (R. Kaës, 1993b, p.199). Rappelons que le préconscient est le lieu d’échanges d’images, comme le démontre la méthode Photolangage.

Certains auteurs distinguent la trace de l’empreinte et en particulier, leur mode de transmission. P. Benghozi32, en appui sur une relecture des travaux d’Abraham N. et de Torok M. (1978a), qui concernent la crypte, la place du revenant ou du fantôme, interroge certains faits cliniques rencontrés dans la répétition du scénario généalogique et qui posent le rapport dialectiqueentre réalité interne et réalité externe, entre trauma et après-coup. Benghozi, en référence aux travaux de W. Bion sur la dynamique contenant/contenu psychique, propose unedifférence entre la transmission de la trace et la transmission de l’empreinte. La trace concernerait, jusqu’aux limites de l’effacement, le contenu psychique. Quant à l’empreinte, elle est considérée comme une transmission de contenant psychique. Il envisage, comme J. Bleger, le transfert sur le cadre des dispositifs comme lieu de dépôt de ce qui n’a pu être symbolisé de l’archaïque. Ce qui constitue le dépôt n’a pas fait l’objet de discrimination et il en est de même dans ma clinique où les limites entre le dedans et le dehors se brouillent.

A partir de ma clinique, je ne distingue pas si nettement ce qui relève du registre de la trace, de l’empreinte et ce qui relève du dépôt, car ces différents niveaux peuvent se confondre ou passer de l’un à l’autre. Le dépôt se fait dans ce qui fait cadre et peut même être entendu comme recherche d’un cadre.

Cette non-différenciation en ce qui concerne la trace et le dépôt, comme nous le verrons, est typique de cette clinique et notamment dans sa dimension obscène et ambiguë.

Si, comme nous l’avons déjà évoqué, traces et dépôts ont une fonction de lien, de dépôt d’une partie de la personnalité, ne faut-il pas distinguer les différents types de traces en tant qu’éléments pré symboligènes ? Par exemple, l'urine ou la défécation auraient une signification différente de celle du tag ou encore de celle des odeurs corporelles. L'une aurait à voir avec l'exercice somatique du coté de l'auto-conservation, dans l'élimination et dans la régulation du corps. L'autre, avec le tag est une forme de « signifiant brut », même si d’une manière générale l'écriture constitue une expression plusélaborée. Les marques, les traces et les objets fixés à même la surface du corps (tatouage) ou au bord des orifices (anneaux, piercing), comme les messages sur les vêtements exhibent le travail de la pulsion. Ce que ces traces ou formes d’expression ont en commun, c'est que le lieu où cela s'exprime, où la trace est déposé, où l'inscription du sujet se fait, n'est pas « adapté » à l'exercice. Le fait que l'urine et la défécation soient des fonctions normales et que cela laisse des traces mnésiques (chez le sujet dont les voies sensorielles olfactives s’en empreignent) n'a rien de particulier, au même titre que l'écriture qui laisse des traces graphiques. C'est peut être davantage cette inadéquation du lieu approprié aux choses qui constitue l’essentiel dans leur manière de toucher et ainsi de « marquer » l’autre par ce système de déposition en images. En effet, il semblerait pour ces sujets que la limite, c’est le lieu du contact.

La représentation d’une extraterritorialité de la psyché en lien avec la vie quotidienne et ses « objets » est théorisée par E. Pichon-Rivière (1960) avec la triade déposant – dépôt – dépositaire dans la maladie mentale où le patient n’est que le dépositaire, la famille étant le déposant. Cet auteur considère que ce qui avait été refoulé dans la psyché familiale, dans la ville réapparaissait dans l’hôpital psychiatrique. Il me semble que, avec les SEU, nous avons des « restes » de cette réalité inconsciente personnifiée qui, refoulée, réapparaît sur la scène sociale au quotidien. Ainsi, pour ce qui concerne l’aspect non-moi du dépôt, (triade qui sera reprise, à propos du transfert symbiotique et du noyau agglutiné, (1967) par J. Bleger), ne peut-on pas considérer ces « restes » précisément comme point de nouage ? Cette part étrangère, ne faisait-elle pas, autrefois, partie du moi ? Ce dont le moi doit se défaire par diffraction, projection et d’autres mécanismes, ne représente-t-il pas des traces (mnésiques, sensorielles, perceptives) clivées de l’expérience qui font retour sous diverses formes concrètes et perceptives ? J'aurais tendance à penser, du fait de la manière dont ces « restes » touchent autrui, que le dépôt et la trace sont des modalités de connexion avec leur identité propre et constitueraient quelque chose de familier qu’autrui fournit (renvoie) pour que ces sujets se retrouvent. Ce qui semble signifiant, c’est la manière dont ces traces se relient avec la sensorialité de l'autre (en tant que dépositaire) et la manière dont cet autre est en mesure d’en attribuer un sens. C’est ainsi que le sujet laisse une empreinte chez l’autre. « Il n’y a pas de psychisme en dehors du lien à l’autre » selon E. Pichon-Rivière (1977 in A. Eiguer, 2002) qui développe la théorie du lien. Il envisage le lien comme espace de passage entre l’intrapsychique et l’intersubjectif (ou la structure sociale environnante). Le « groupe interne » (in 2004, trad. fr.) devient une sorte de scène dramatique de rencontre entre le fantasme inconscient du sujet et les représentations fantasmatiques générées par la réalité du groupe. Sans doute ici, dans cette clinique, la rencontre avec ces sujets mobilise également des angoisses primaires plus ou moins refoulées chez le clinicien. Je considère ainsi que ce qui a été refoulé de la sphère psychique des personnes impliquées dans le lien d’accompagnement, fait retour par le biais de ces restes qui affolent leur psyché. C’est ainsi que le lieu de contact obscène avec les SEU mène les accueillants à construire la rencontre fondée sur la mise de limites. Dans le lien d’accompagnement auprès de ces sujets, n’est ce pas au fond la confrontation avec l’obscène qui oblige à mettre des limites, sorte de « garrot » qui fonde le lieu et le lien ?

Notes
32.

Exposé lors du symposium La trace et l’empreinte : transmission généalogique et temps mythique en thérapie familiale psychanalytique, du Colloque International intitulé Mémoire du temps : traces et symbolisation, organisé par le C.R.P.P.C. de l’université Lyon 2, le 11 et 12 mars, 2004.