5.3. L’inorganisé de l’institution pousse au brouillage des frontières

Lorsque je vais à l’hôpital spécialisé avec Jane et Elko, je repense à la situation qui m’a amenée à entreprendre, seule, cette entreprise de déplacement de taille ! L’institution, dans les moyens mis en œuvre, reproduit la configuration de ce qu’elle tente de soigner.

Lorsque Elko est venu me voir me demandant de l’amener, cela faisait déjà longtemps, avec l’équipe du Lieu A, que son état nous préoccupait. Nous étions donc heureux de son hospitalisation et inquiets qu’il ne poursuive pas la prescription médicale. Aidée par l’éducateur qui mettait tout en place pour « profiter » de l’adhésion d’Elko, je décide de réagir rapidement avant qu’il ne change d’avis, et ceci l’après-midi même, alors que je n’ai pas de voiture à ma disposition. Cela m’était sorti de l’esprit, donc de mon cadre de pensée également. Si les SEU ne rentrent pas toujours dans le cadre habituel du « soin » et sont souvent en décalage par rapport au cadre spatio-temporel et au cadre de l’accueil, à l’image des SEU, les « professionnels » de cette clinique sont souvent, eux aussi, en décalage par rapport à leur espace.

L’organisation du déplacement au Lieu A

Je rappelle que j’étais salariée de l’hôpital et détachée du CMPA pour fonctionner en extra muros. Quant à Roger, l’éducateur, son poste dépendait du CHRS. Les déplacements de l’équipe du Lieu A étaient prévus par le comité de pilotage de la façon suivante : je devais me rendre à l’autre bout de la petite ville au CMPA pour y chercher la voiture de service dans le sous-sol. Jusque là, en théorie, pas de problème

Quant à moi, pour chercher la voiture du CMPA lorsque je prenais mon travail l’après-midi, cela nécessitait de traverser la ville aux heures de pointe, pour ensuite revenir travailler au centre ville près de mon domicile. Ceci était possible, bien que prenant du temps, mais cela nécessitait que je prenne mon auto personnelle pour aller chercher la voiture du CMPA car la nuit, à 22 heures 30 quand je partais, il n’y avait plus de bus pour rentrer chez moi. Pour éviter ces inconvénients, la plupart du temps, nous circulions à pied en ville. Pour d’autres déplacements, bien souvent, nous montions sur la moto Triumph de Roger, l’éducateur. Parfois nous utilisions ma voiture personnelle pour nos déplacements, mais je n’ai jamais surmonté ma crainte et ma répulsion à l’idée que si je transportais les SEU dans ma voiture, je risquais que les odeurs, la salissure et même des poux s’immiscent à l’intérieur de mon espace personnel.

En plus de ces inconvénients, il y avait une autre raison qui me faisait hésiter avant d’aller chercher la voiture au CMPA à 18 heures. Je devais laisser ma voiture personnelle sur le parking derrière l’immeuble commercial où se situait le CMPA vers la sortie de la ville. Il fallait ensuite rentrer dans le bâtiment, prendre l’ascenseur et descendre au sous-sol pour prendre la voiture de service. Après, en rentrant de la tournée de nuit, même opération en sens inverse. Je descendais dans le sous sol en voiture à l’aide de la porte automatique. A cette heure- ci l’immeuble était désert. Une fois garée, je descendais de la voiture et courais vers l’ascenseur. Mes pas résonnaient sur le béton dans ce sous-sol sombre et j’avais l’étrange sensation que j’allais tomber sur quelqu’un de façon inattendue. Je sortais de l’ascenseur, retrouvais ma voiture sur le parking et démarrais vite.

Sans doute ce que je ressentais là, face aux caractéristiques de ce lieu, était en connexion avec ce que vivaient ces sujets que je venais de quitter. Peut être même s’agissait-il d’un lien avec leurs lieux ? Par le biais d’images sensorielles (tactiles, auditives ), par l’aspect impersonnel des lieux, le contact avec le noir, le froid, le vide, l’isolement, quelque chose se transférait de leur expérience vers ma capacité à fabriquer moi-même des images sensorielles. Ma réaction de peur et de fuite était similaire à ce que je vivais par la suite dans le Lieu B.

L’organisation du déplacement au Lieu B

Dans le Lieu B, je terminais entre 01 heure et 01 heure 30. Je rentrais chez moi à pied en sortant du travail en pleine nuit. Bien que la distance soit courte pour rentrer, j’avais peur d’être suivie, d’être repérée. En rentrant chez moi, il me fallait quelques heures avant de pouvoir aller me coucher et m’endormir.

J’explique ces deux situations par le fait qu’en quittant les lieux où ces gens vivaient, j’étais imprégnée de bruits, d’images. Mon travail était de contenir un temps donné et de tolérer des situations difficilement tenables. Sans doute s’agissait-t-il d’un trop plein d’images et de sensations corporelles que je portais dans mon corps. C’est comme si ce que les SEU ne pouvaient pas ressentir eux mêmes, c’est moi qui le ressentais. De même, ces conditions de dureté extrêmes et inimaginables – conditions auxquelles certains sujets se résignaient, c’est moi qui les remarquais.