6.4. Empathie et image de l’autre : construction de la trace dans la rencontre accueillants / accueillis

Les SEU donnent quelque chose d’eux-mêmes en donnant leur image photographique. Dans le cas où la photographie leur est rendue, peut-être ont-ils moins l’impression qu’on leur enlève quelque chose. Cela instaure une transaction dans laquelle ils peuvent donner et recevoir quelque chose en retour. De même, dans la rencontre avec le clinicien, le ressenti transfero-contretransferentiel constitue la relation clinique. C’est dans ce contexte que la trace de cette rencontre se crée.

L’exposé théorique sur l’empathie ci-après est quelque peu coupé de la clinique, chose particulièrement regrettable pour un tel thème ! J’espère néanmoins avoir laissé, par mon volet clinique, des images se rapportant aux situations concrètes. Si ces « images en dépôt » fonctionnement comme mes hypothèses le postulent, elles devraient permettre au lecteur d’établir des liens pertinents entre ces différentes parties.

L’image des sujets laisse une trace en nous. Nous avons un regard sur eux. Nous les écoutons. En tant que soignants, nous acceptons d’être en contact avec eux et prenons donc le risque d’être modifiés.

Qu’en est-il alors de la dynamique transféro contre transférentielle dans ce contexte ?

Dans la littérature psychanalytique ce sont les réactions de l’analyste envers l’action du patient qui contribuent à la notion de contre transfert. A. Alexandris (1994 in S. Lebovici, 1995, p. 52) écrit que, lorsque le contre transfert fonctionne bien, il existe une double relation avec le patient : l’une est réceptive, contenante, permettant les communications venues du patient ; l’autre est active, productrice. Il rappelle que H. Segal compare le contre transfert au sein, avec sa fonction contenante et au mamelon avec sa fonction nourrissante. Ce sont des fonctions materno-paternelles. «Le contre-transfert fonctionne ainsi », écrit-elle, « il donne naissance à un phénomène appelé empathie ou intuition psychanalytique ou sentiment d’accord intime » (ibid.).

Bien qu’en dehors du cadre analytique ou « thérapeutique » la notion de contre transfert joue également ici. Nous sommes touchés par ce que nous éprouvons de leur image visuelle, acoustique et sensorielle. L’accueillant auprès des sujets peut et doit se servir de sa liberté intérieure, être créatif, et surtout vivant. Cela veut dire également communiquer quelque chose de ce que le sujet qu’il accompagne lui fait vivre. Le contre transfert, au sens élargi, implique une constante interaction entre deux personnes. Dans la situation analytique, c’est le patient qui agit sur l’analyste, sous forme de communication ou d’attaque à la communication.

Empathie et dimension interpersonnelle

Si l’empathie existe dans le contre-transfert, j’apporterai des distinctions entre les deux. Traduit du terme allemand « Einfühlung », le mot empathie oppose le « voir ou comprendre dedans » au « sentir au-dedans ». Ce terme semble proche de ce que Freud a appelé les identifications primaires antérieures à toute perception.

L. A. Kirshner (2004) retrace les grandes lignes de la Psychologie du soi et de l’école de H. Kohut pour lequel le qualificatif « empathique » est devenu un mot-clé et se rattache à une réponse affective à la souffrance des patients. H. Kohut dans L’analyse du Soi, (1971), La restauration du Soi, (1977) souligne surtout la sensibilité des patients à la non-réponse ou au défaut d’empathie de la part de l’analyste. Il considère la réponse essentielle pour que ce qu’il appelle « un transfert narcissique » puisse se développer. Selon ce type de transfert, les patients cherchent une reconnaissance qui passe très souvent par le miroir, une confirmation de soi dans la réponse de l’analyste qui reflète la perspective du patient. Les patients de Kohut étaient différents des sujets de mon étude car ils pouvaient rentrer dans un cadre thérapeutique. Cet auteur a largement contribué à la compréhension de la souffrance narcissique. En particulier, il nous a montré l’intérêt de leur donner le sentiment d’être compris en reflétant leur perspective. Cette façon de se montrer non-intrusif a également des implications auprès de sujets plus évolués comme auprès de sujets de ma clinique. Dans les deux cas, du fait de leurs vécus de rupture, d’incompréhension et d’inacceptation d’eux-mêmes, ces sujets peuvent plus facilement « se regarder » intérieurement et se sentir exister en appui sur un regard d’acceptation extérieur.

Dans ma clinique, il est important de ne pas promettre aux sujets plus que ce que l’on peut leur accorder et de ne pas leur donner d’illusions, d’autant plus qu’ils nous sollicitent souvent fortement dans ce sens. J’envisage l’empathie d’un point de vue un peu différent de celui de Kohut. Une communication quasi immédiate et totale entre les « soi » qu’il préconise risque de mobiliser des affects de certains sujets dont l’organisation psychique défaillante n’est en mesure nide contenir ni de traiter. L. Kirshner, souligne que l’empathie contribue à la base de toute relation humaine qui se veut vivante et engagée entre deux sujets. Elle semble d’avantage reperable par son absence - le manque - que par sa présence. Bien que l’empathie soit une attitude essentielle dans l’apprivoisement et dans l’approche des sujets de mon étude, je ne pense pas qu’elle soit suffisante. Elle nécessite la complémentarité dynamique d’autres composantes que je développerai plus loin.

L’empathie est considérée ainsi par H. Kohut (1959) comme une « introspection à la place d’autrui ». D’autres conceptions, telles que celles de D.Beres et J.Arlow (2004, p. 776), voient l’empathie comme résumant l’unité première mère/enfant, et mettent souvent en avant le fantasme d’une fusion du sujet et de l’objet dans la situation thérapeutique. Celles développées par Loewald (1970), Burlingham (1976), H. Deutsch (1926) se situent dans une perspective similaire.

Certaines littératures psychanalytiques soulignent l’importance « d’être avec le patient ». Je me situerai davantage par rapport à l’empathie avec l’idée que la mère empathique réagit à l’état de son enfant, mais conserve son existence de mère séparée du vécu de son enfant pour être au plus près de ses besoins à lui. M. Brierly (1943, in D. Beres et J. Arlow, 2004) a établi une différence essentielle entre penser avec le patient et penser au patient. En effet, penser avec le patient n’est pas toujours empathique, mais comporte souvent contre transfert, projection ou une certaine identification au patient.

A propos d’empathie, on relève une diversité de sens selon les auteurs. J’en soulignerai un aspect particulier, à savoir l’idée d’une sensibilité au monde d’autrui en restant conscient d’une existence séparée. Il s’agit plutôt d’une position faite d’attitudes de la part du thérapeute ou d’une disposition interne, ce qui rend sa définition difficile. R. Doron et F. Parrot (1991) distinguent empathie comme : « intuition de ce qui se passe en l’autre, sans oublier toutefois qu’on est soi-même, car dans ce cas il s’agirait d’identification». Pour C. Rogers (1968, p.204), l’empathie consiste à saisir, avec autant d’exactitude que possible, les références internes et les composantes émotionnelles d’une personne et de les comprendre « comme si » on était cette personne. D. Stern parle de l’empathie en terme de capacité pour le clinicien de « se mouvoir dans le monde d’autrui, en restant soi-même ».

Quant à Freud, déjà dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921) il utilise le terme « empathie » pour définir la particularité du lien entre les individus et la foule. Il souligne l’importance de comprendre ce qui se passe chez autrui et «ce qui est étranger au moi chez d’autres personnes ». Ce passage n’établit pas clairement s’il s’agit de l’étranger que l’autre personne représente pour soi ou s’il s’agit de ce que l’autre personne comporte comme étranger en elle. Freud évoque aussi une éventuelle articulation entre identification et empathie : « Partant de l’identification une voie mène, par imitation, à l’empathie, c'est-à-dire à la compréhension qui nous rend possible toute prise de position à l’égard d’une autre vie d’âme » (O.C., XVI, p.42).L’empathie, procède- t- elle de l’identification ou bien est-ce l’inverse ?

Cette dimension de pouvoir comprendre le monde interne d’autrui « comme si » c’était le nôtre se situe dans le moment présent. L’élément « comme si » est essentiel pour le différencier de l’identification. Le « comme si » laisse du jeu. R. N. Emde (1990, in D. Widlöcher, 2004) parle du pouvoir métaphorisant de l’empathie. Ce jeu dans la rencontre avec une autre personne repose sur la capacité d’accepter l’éprouvé interne de l’autre et d’envisager son existence comme séparée de la sienne. C’est toute la nuance qui consiste à avoir une disposition interne qui permet d’être distinct sans être distant. Une rencontre faite de contact et de séparation. Si la qualité d’une telle rencontre donne l’impression de favoriser l’illusion par rapport à la réalité, le climat qui en découle peut fonder une aire de non- intrusion. Permettre aux SEU de vivre une telle expérience, ne serait-ce qu’un instant, ne les aiderait-il pas à retrouver ce qu’ils ont perdu ou n’ont jamais possédé, c’est à dire le sentiment d’une continuité d’existence ?

Aspects intrapsychiques de l’empathie

La notion d’empathie entretient un rapport étroit avec l’image dans sa dimension intrapsychique. Cette notion est d’autant plus importante que les sujets de cette étude souffrent de troubles narcissiques identitaires. Plusieurs éléments caractérisent cette forme de souffrance qui renvoie aux processus identificatoires et ainsi au rôle de l’image. On peut dégager :

L’empathie comporte un versant identificatoire – versant également présent dans l’image photographique et dans la théorie de la symbolisation.

D. Widlöcher (1998) s’intéresse au rôle joué par l’associativité dans la cure. Il rapproche un aspect de l’empathie de ce qu’il décrit comme une « co-pensée » entre analyste et analysant, celle-ci ne se réduisant pas à l’intersubjectivité, mais relevant des processus primaires et secondaires. D. Widöcher (2004, p. 987) avance l’idée que l’empathie peut être également plus « disséquante », c’est à dire vue, non pas comme une représentation globale du self (comme dans l’école du self-psychology), mais comme un ensemble de représentations isolées, d’actes psychiques s’exprimant au sein de scènes qui s’enchaînent dans l’activité mentale associative (fantasmes, souvenirs, etc.).

Cet aspect de l’empathie m’est parvenu grâce à mon vécu dans ce champ, par l’observation clinique, par ma présence physique et au travers ce que le terrain m’a donné à ressentir. Je pense que dans le positionnement du clinicien, une attitude empathique fait partie de la capacité de conserver une activité mentale séparée. L’empathie, n’est-elle pas tout aussi importante en direction du clinicien lui-même, lui facilitant ainsi l’accès à son propre espace interne ? Espace donc nécessaire pour faire face aux scènes auxquelles il est exposé, afin qu’elles puissent être transformées, subir une mise à distance et prendre une forme « figurable » dans sa sphère psychique. Il me semble que cet espace désigne un lieu capable de fournir les conditions nécessaires à ce que J. Guillaumin (2001) nomme « l’expérience imageante » : travail entre le dedans et le dehors qui transforme les pensées en images. L’image utilise des traces sensori-perceptives pour se maintenir suspendue entre l’intérieur et l’extérieur du Moi en se servant d’une combinaison d’éprouvés et d’impressions sensorielles (empreintes) subies passivement mais aussi d’expressions projetés activement par le Moi vers monde extérieur. La photographie fournit une contenance imageanteau sens de mon hypothèse n° 3et me semble être du même ordre que la « latence sensorielle » (J. Guillaumin) fournie par l’image en général.

Cet auteur précise que l’image joue un rôle d’interfaceentre affecter et être affecté. Formation limite du Moi et du non-Moi, l’image fait à la fois partie de l’un et de l’autre.Cette structure frontalière caractérise également l’empathie qui intervient dans un registre similaire. Toutes deux, limites du Moi et du non-Moi, mettent à disposition du psychisme une butée qui fait point d’appui en même temps que point de contact ou de rencontre de séparation.

Mon contact de proximité avec les SEU et leurs « lieux », ainsi que les hypothèses (traces mnésiques sensorielles déposées chez autrui) qui en ont découlé s’articulent avec l’explication de L. Kahn (2001, p. 1043) dans son article sur la figurabilité. Kahn rappelle que l’empathie s’enracine dans la théorie de l’acte de symbolisation, entre intuition et représentation. L’Einfühlung n’est pas un sentiment mais un acte psychique qui met en relation un « percevant » et un « perçu ». Le corps tout entier participe aux échanges entre ces deux protagonistes. Freud s’appuie sur une conception de l’empathie de Lipp et y introduit la notion de « co-excitation motrice » : les mouvements et expressions de l’étranger produisent dans celui qui les perçoit des expériences de sensations et de sentiments. Une fois objectivées, ces expériences sont imputées à l’autre comme étant ses aspirations ou attributs. Il s’agit là d’un processus où entrent en jeu excitations sensitives et excitations motrices. Bien que le terme « empathie » ne soit pas présent dans le texte de l’Esquisse (1985), Freud y souligne déjà que le frayage créé par l’expérience de satisfaction s’effectue à partir de deux images mnésiques. Lors de la réapparition de la tension, ces deux traces sont réactivées ensembles. Ces deux images entrent différemment dans la configuration de l’objet du désir : la première, l’image mnésique de l’objet, correspond à la trace laissée par la perception de l’objet ; la seconde ; l’image motrice, correspond à la trace laissée par l’ensemble des excitations sensorielles qui affectent le corps.

L. Kahn (op. cit. p.1044) rappelle encore l’importance des « traces motrices sensorielles », élément que je mets en lien avec ma clinique où l’agir et la dimension sensorielle occupent une place importante. La trace mnésique de l’objet n’est pas suffisante, il faut également prendre en compte le réinvestissement des traces mnésiques laissées par l’exécution du geste, celles-là même qui correspondent à celles « laissées par les décharges accompagnant l’expérience de plaisir-déplaisir (…) ». Ainsi, la trace de cette décharge est parfois « l’élément essentiel de la représentation ». La trace est ce qui, par son activité de connaissance et de reconnaissance, sera à l’origine du travail de la pensée et de la symbolisation.