6.7. Troubles d’inscription dans son image et troubles narcissiques identitaires

La photographie est différente du regard pris dans le miroir. De même qu’il y aurait, selon la position de celui qui se regarde dans le miroir, des renvois différents, la photographie, elle aussi renvoie des différences selon le regard et selon la technique employée.

Le miroir vertical est davantage destiné à l’humain. Le miroir horizontal aurait quelque chose de plus bestial. Par exemple il faut être en position allongée ou se mettre à plat ventre sur le sol pour voir son reflet dans une surface d’eau.

Une variante de cette réflexion en miroir dans les yeux d’autrui serait l’exemple du mythe de la Dame à la licorne dans le cas d’Elko (II, ch.1 :1). Les positions corporelles des deux « personnages » mythiques s’adaptent, ou s’emboîtent : assise pour la dame et mi-couchée pour la licorne, se prêtant à une confusion des limites entre ce qui relève du règne animal ou dimension humaine.

La photo, comme miroir vertical, fait sens dans une relation d’humain à humain. Il semble aussi important qu’avec la photographie, la personne photographiée puisse choisir sa position. Elle exerce ainsi une certaine maîtrise du reflet qu’elle donne d’elle- même.

La personne qui se regarde dans le miroir ne voit qu’une partie d’elle - même qui est présente dans le miroir et accessible à son regard alors que dans la prise de la photographie, un regard (une vue) sur les parties d’elle-même qu’elle ne voit pas peut être conservé. De plus « cette vue » peut être retrouvée, par lui-même et par autrui. Le film taiwanais Yi Yi de Edward Yang (2000) illustre ce propos où le petit garçon s’amuse à photographier la nuque des grandes personnes avec un polaroïd et leur donne le cliché en leur disant « tiens, voilà une partie de toi que tu ne vois pas » !

La photographie est une forme d'instrumentalisation technique du regard. L'objet n'est qu'un reste et pourtant la photographie est en même temps relation car elle a été pensée en direction d'un autre.

Si la dimension métaphorique est peu utilisée par ces sujets, l’image photographique constitue une manière de dire quelque chose sur quelqu’un d’autre sans le faire directement. Par ailleurs, on peut faire coïncider « proche » et « loin », aspect qui est intéressant auprès de sujets qui font coïncider le dedans et le dehors. Il existe différentes images possibles par rapport à l’image photographique Plusieurs personnes peuvent partager une même idée sur une photo ou peuvent regarder la même photo et y voir des choses très différentes.

La photographie rend l’arrière plan ou l’environnement flou, alors que l’avant plan est souvent net. Mais à contrario, elle peut également fixer l’arrière plan comme flou et le rendre lisible dans l’ambiguïté que le « pas net » amène. Quant au miroir, à partir du regard de la personne, il ne déforme pas le fond. La photographie comporte une dimension plus symbolique que le miroir qui est une réflexion d’une relation directe avec soi. Dans la photographie un reste, invisible, insaisissable, inconnu demeure alors que dans le miroir il n'y a pas de « reste ». En comparant un travail psychique avec ce « reste » de la photographie, un deuil existe quant à la possibilité de tout maîtriser de son histoire et de son avenir, de trouver une vision nette des êtres et du monde. Ces « restes » demeurent dans la vie psychique également et témoignent de sa complexité.

Par ailleurs, le sujet est pris dans le regard de l’autre par le médium qu’est l’appareil de photo alors qu’il est face à son propre reflet avec le miroir. Ce retour « en miroir » sera pourtant inversé, différent, selon la position où se trouve le sujet qui se regarde.

La photographie est reproductible à l’infini – ce qui rejoint l’idée de la compulsion de répétition que nous constatons souvent comme symptôme ou comme mécanisme de défensechez ces personnes.

En résumé, la photographie permet une représentation de soi en image d’un instant appartenant au passé, alors que le miroir renvoie une image d’ici et maintenant. L’image est donc au centre de ces deux moyens d’appréhension de soi. L’ensemble des sujets de ma clinique souffrent de problématiques identitaires. Les deux supports - le miroir et la photographie - me permettent d’une part de mieux comprendre le fonctionnement psychique des sujets souffrant des troubles du narcissisme, mais également d’appréhender des médiations dans leur prise en charge.

Le travail sur l’image à travers la photographie renvoie au rapport du sujet à son image dans le miroir et nous donne d’autres éléments de compréhension.

P. Legendre (1994, p.43) apporte un éclairage sur le miroir comme médiateur et comme représentation de l’altérité. Il parle du trait d’opacité du rapport à l’image. Il s’agit pour lui du « versant de la notion d’instance de la représentation : idée d’un lieu auquel s’adresse l’image. De ce point de vue, l’image est à considérer comme un message, parce qu’elle porte une demande.

P. Legendre suit le cheminement suivant en reprenant ces deux questions au travers des deux paliers de la représentation, dont relève l’image.

Dans la fable d’Ovide, Narcisse souffre jusqu’à en mourir de l’impossible rencontre avec son image. Il existe un lien de séparation entre le sujet et l’image qui partage un même corps. Narcisse pourtant s’écrie « Je suis celui là : je m’en rends compte et mon image ne me trompe pas ». Le jeune homme en voyant son reflet, s’épuise à abolir une frontière, la frontière de la séparation entre soi et son image.

La fable d’Ovide éclaire au départ ce qui se joue d’essentiel dans la notion d’image. Si on tient compte de ce médiateur qu’est le miroir, nous avons vu qu’il s’agissait de l’altérité, ou plutôt de la représentation de l’altérité. Celle-ci ne peut se comprendre qu’en lien avec la notion de séparation et de perte à la mesure de ce qu’inflige à l’humain l’entrée dans le langage, la division d’avec soi, comme condition d’assumer la division des mots et des choses. Avant cette expérience, l’enfant était en proie des indices et des sensations toutes confondues. D. Bougnoux évoque le pouvoir séparateur de l’œil : « le regard décollé du tact, la rétine de la peau et le corps propre de son environnement » (1991, p. 278). L’enfant se verra désormais autre qu’il ne se sent.

Le concept de l’image renvoie à la division du sujet, à partir du statut structural du miroirde la façon suivante :

Dire, face au miroir, « je suis celui là » ou se reconnaître dans l’image que réfléchit le miroir, c’est supposer que quelque chose d’indicible a été surmonté, maîtrisé, ouvrant la relation d’identité.

P.Legendre (1994, p. 79) fait remarquer que les termes de « imago » et de « vorago » renvoient au tourbillon des eaux, à l’abîme et au gouffre. L’image devient le support offert au sujet et la métaphorisation du gouffre. On peut parler ici d’image en tant que s’organise le détachement du tourbillon pulsionnel de l’opacité, c'est-à-dire, en tant que s’élabore, pour le sujet, l’accès à la représentation. Il y a institution des images sur cette base sur laquelle l’humain conquiert son être. Se diviser, pour le sujet, c’est s’arracher au gouffre, ou pour suivre le sens de « vorago », (qui a donné le terme « vorax »),c’est échapper à la dévoration de soi. Dès lors, nous pouvons préciser ce qui en résulte quant au statut du miroir comme médiateur, instaurateur de la division. L’autre de soi n’est reconnu par le sujet qu’à partir d’un rapport au miroir, « miroir premier »(ibid. p. 79). Dans ce travail, je développe surtout l’aspect médiateur de l’image qui est présent dans l’expérience du miroir, mais aussi dans la photographie .

P. Legendre souligne qu’il faut s’arracher de l’abîme pour que le sujet se sépare. Il s’agit, en d’autres termes, pour le sujet de franchir le pas de « la capacité de solitude » (D.W. Winnicott) ou de la dimension symbolique lacanienne. Il faut également s’arracher du voir dans le sens de la recherche d’une réplique à l’identique de ce qui est perçu. On peut aussi dire qu’il s’agit d’un « trop perçu » de l’autre en soi.

Je vais mettre deux configurations de l’image en lien avec le rapport à l’image photographique auprès de ces sujets de notre étude.

La crainte du gouffre et du vide

Nous avons remarqué l’évitement d du miroir par certains SEU qui ne peuvent pas surmonter cette épreuve qui consiste à s’identifier à l’image d’eux même. Leur image vue en photo est différente de l’expérience de voir son image dans le miroir. Avec la photo, leur image peut être refusée et cela semble intéressant d’exploiter cet aspect de la photographie.

Il arrive que certains sujets, en voyant leur image en photographie, ne peuvent s’accrocher à rien de familier. Le « rien voir » ou le refus d’être photographié est peut être aussi à voir avec le fait que l’autre de soi, ou plutôt l’autre de soi en tant qu’il est figure d’absence, est trop prégnant. En ce sens nous pourrions dire qu’il s’agit de « l’autre de soi » mais aussi de « l’autre en soi ». Se reconnaître, reconnaître l’autre de soi, cela comporte sans doute un risque que ces sujets ne peuvent pas prendre. La rencontre avec la photo, mais également la rencontre avec les accompagnants, peut réactiver des affects de vécus antérieurs. En effet, la question d’un trop de présence de la part de l’objet a été abordée par A. Green, comme dans la psychose blanche (1973). Ce rapport concerne l’objet qui interdit l’hallucination négative contenante face à une présence trop envahissante de l’objet.Le risque de ce trop plein de présence est une vidage des pensées, ce qui revient à une forme d’abandon de la part de l’objet (F. Duparc, 1996, p.50). En ce qui concerne la photo, cette configuration d’envahissement par l’image peut être évitée selon la manière dont la photo est présentée. Ainsi, le refus ou la déformation de l’image photographique peut, pour des raisons diverses, correspondre au déni, mais la médiation autour de la photo peut fournir cette possibilité pour le sujet de rester là où il en est de sa capacité d’appropriation. Cela peut permettre au sujet de dire « il n’y a rien à y voir ». Qu’en est - il de sujets les plus désocialisés et qui ont le plus de difficulté à s’approprier leur image ? Lorsque les accueillants rentrent dans le cadre de référence du sujet, ils lui accordent cette possibilité de déni. La photo devient médiatrice en ce sens qu’elle sert à recueillir une autre façon de percevoir les choses. Elle donne la possibilité d’une pluralité de vues sur un même objet. C’est une manière de « contenir » le vécu subjectif du sujet photographié et cette façon se rapprocher de ce que la médiation peut fournir en altérité.Parfois il s’agit de contenir un récit autour de la photo, mais avec la majeure partie de ces sujets, le récit n’est pas suffisamment constitué. L’accueillant est ainsi dans la position de contenir psychiquement, non pas le récit, mais également des actes, la vision, les odeurs et même les « passages à vide » de ces sujets.

Voir des choses différentes partir d’un même corps

En décomposant les processus psychiques qui sont en jeu dans la médiation par la photo, celle-ci ne relève-t-elle pas de différentes façons de voir la même chose ? La photo, en tant qu’elle est médiatrice, fournit ce qui peut être décrit sous le terme de diffraction qui est un processus psychique. La diffraction introduit la différence et une pluralité de perspectives sur le même objet. La médiation fournit les conditions dans lesquelles la diffraction peut fonctionner dans la mesure où elle rend possible un regard d’altérité sur le corps d’autrui ou sur son corps propre à partir de l’image photographique. Ce n’est pas parce qu’une médiation est fournie qu’elle sera pour autant utilisée par le sujet comme telle. Cependant, dans la pratique il semble essentiel de réfléchir à ce que la notion d’altérité rend possible dans des cadres cliniciens différents. Si, dans la cure, c’est le cadre qui rend possible le transfert, l’altérité (ou les attitudes qui la sous-tendent) en font partie. Ici, dans ce champ évoqué, étant donné que le cadre est souvent flou, l’altérité, (surtout lorsqu’elle est intégrée dans le cadre de l’accueillant), est précisément ce qui constitue une grande partie du cadre. De plus, c’est parce que la diffraction est possible, et souvent uniquement à cette condition, que le cadre peut être investi par ces sujets.

Des êtres en quête de leur image

Dans d’autres organisations psychiques où les sujets semblent davantage évolués48, on dit souvent qu’ils « se cherchent ». Une tentative de leur part de maintenir un collage à l’image est forte. Il s’agirait précisément de situations où l’identité du sujet s’est construite en appui sur un lien à l’objet narcissique. Les objets narcissiques selon B. Brusset (in A. Birraux, 1995, p.109) fonctionnent pour des personnes « limites » ou « narcissiques » comme des prothèses éminemment fragiles, garants contre l’effondrement du moi et sont investis ( …) « pour ce qu’ils apportent au sujet d’une image d’eux-mêmes en miroir qui leur fait percevoir leur existence, semble-t-il avant de l’éprouver  49 : ils ne sont ni aimés, ni haïs; ils doivent être. L’objet narcissique est, dans la réalité interne ou externe, l’objet qui permet la construction du moi et s’oppose à sa mise à mal en raison des exigences sexuelles. L’objet narcissique est anti-libidinal » (ibid. p.109). Le constat des choix des personnes fait apparaître que ces objets n’ont pas d’investissement ambivalent. Ils sont, soit totalement grandioses, soit totalement méprisés.

Certains sujets que j’ai rencontrés à la périphérie de l’errance sont organisés sur ce mode. Ils n’ont pas pu construire leur propre espace interne et la limite de cet espace. Une véritable relation d’objet n’a pas pu s’établir. Il s’agit plutôt d’une construction de la personnalité qui est « en image » ou « en surface », en appui sur des objets narcissiques. Bien que ces sujets, en apparence, semblent satisfaits d’eux-mêmes, leur quête de reconnaissance par un locus d’évaluation externe est constante. Les moyens pour eux de « prouver » leur « valeur » et de vérifier s’ils sont « digne d’être sauvés » sont les conduites à risque, telles que les conduites ordaliques (cf. travaux de B. Blanquet) et les conduites addictives, ou encore de recourir à des constructions où mythe et danger réel se confondent. Ils doivent leur survie à leur propre contrôle et à la maîtrise de l’objet. Pour certains de ces sujets, le collage se situe davantage dans un lien où ils sont à priori, « scotchés » à leur propre personne. Une analyse plus approfondie montre qu’ils demeurent très dépendants du regard d’autrui. Ces personnes arrivent à se structurer socialement en surface grâce à quelque chose qu’elles se donnent et qui ressemble fortement au shoot. Il s’agirait de la drogue (dans les toxicomanies) ou de l’adrénaline (dans les frayeurs du haut risque), mais il s’agit ici d’une addiction à leur image, ou plutôt à ce que l’autre peut leur renvoyer de leur propre image. Cela peut durer tant qu’un environnement tolère l’ego - centrisme du sujet et se nourrit, lui aussi, dans une co-dépendance, grâce à leurs failles narcissiques communes. Cependant, un fonctionnement en « tout ou rien », ou bien une nécessité de faire graviter des autres autour de soi, révèle une problématique qui semble être commune à ces divers cas de figures décrits. C’est un impossible deuil de l’objet (imago) maternant. Ce qui me fait pencher en faveur de cette hypothèse, c’est la quasi permanente sollicitation qu’ont ces sujets à l’égard de l’environnement et des institutions qui semblent alors suppléer la fonction maternelle nourricière. Dans leur façon de solliciter l’environnement, et en particulier dans le rapport aux limites, on peut également entendre un surmoi défaillant, ou au contraire rigide ; ce qui semble être à l’image de l’autorité paternelle qui ne peut être intériorisée car dominée par une inconsistance excessive.

A partir de ce développement, il est intéressant d’aborder un point nosographique.

Notes
48.

Ces sujets ne sont pas forcément dans une précarité sociale et peuvent même bénéficier d’une situation sociale « normale ». Ils souffrent néanmoins de troubles narcissiques identitaires tout comme des sujets que l’onrencontre parfois dans une errance en pointillée ou aménagée et qui ont une allure de supériorité par rapport aux sujets dans la grande errance.

49.

Souligné par nous