6.8. La surface comme condition de figurabilité des traces non symbolisées

Dans les problématiques narcissiques : l’écart qui existe entre le sujet et son image dans le même corps ne peut pas être assumé. P. Legendre (1994) parle de l’impossible intégration du trait de l’opacité dans l’image (p. 78). R. Roussillon en parle en termes de failles de la symbolisation primaire. Il semble que quelque chose, lien ou objet venu de l’extérieur, est mis en place par ces sujets pour combler ce qui est pour eux, « gap » (écart) existentiel intolérable. Là où les identifications n’ont pas eu lieu en temps voulu, la béance entre l’image interne et l’image externe laisse le sujet en proie à diverses sensations : aussi bien ses propres sensations corporelles que celles venues du dehors. C’est là, me semble t-il, que s’insèrent des liens d’addiction, les objets toxiques, le recours aux espaces mortifères et vides50, leur fonction étant de combler ce qui n’a pas eu lieu dans cet espace identificatoire. Le lieu de rencontre avec l’objet primaire serait un espace qui « pré-forme » les identifications primaires, et un espace de symbolisation primaire, avec des traces qui restent inscrites dans la mémoire sensorielle du sujet. Une difficulté de distinguer ce qui vient du dehors et ce qui vient du dedans donne au sujet un vécu souvent persécutoire. En effet, ses frontières étant peu fiables, sa crainte fondamentale peut être formulée en termes de « qu’est ce que l’autre me veut ? ». Bien qu’aux prises avec une problématique de deuil inélaborée, le sujet ne peut pas se déprimer franchement car, se déprimer voudrait dire se mettre en position d’être dans une dépendance relative et consentie. Autrement dit, le sujet va tenter de mettre du contrôle et de la maîtrise là, dans le lieu, où le lien interne symbolique fait défaut. Compter sur autrui, prendre le risque de faire confiance, renvoie sans doute au risque de tomber dans l’abîme de l’autre ou de se faire dévorer par son (impossible) image. L’image de l’autre en soi comporte également une menace de chute ; ce qui veut dire que cette position n’est pas très éloignée de celle du gouffre. N’est ce pas là tout le dilemme de Narcisse dans l’Ovide, d’être pris dans une problématique de l’indistinction ? A la recherche de sensation (interne) ne se trompe-t-il pas dans sa perception et dans son appréciation de la surface : celle du contour de son image, celui de la surface traître des eaux ? Cette surface sur laquelle il s’appuie parce que son image interne ne le soutient pas. Nous pouvons évoquer dans le développement précoce l’importance dans la construction de l’image de soi d’une surface qui reflète et qui contient. La capacité de réflexivité psychique ultérieure se construit en appui sur l’introjection puis par l’intériorisation progressive par l’enfant de son reflet (en image) dans les yeux de sa mère et ensuite dans l’environnement. Les sujets de ma clinique montrent, eux aussi, une prédilection pour une position « en surface » comme lieu de leurs investissements, mais également comme lieu où la rencontre avec eux est possible. A défaut d’introjection de la fonction réflexive de l’objet et de son regard, les sujets utilisent de façon paradoxale le regard d’autrui. Ce regard public serait utilisé de la part des sujets à la fois dans une dynamique de captation ET dans le registre du négatif. Etre rien aux yeux de l’autre, c’est exister dans un déni du lien. Le cas de Zahiri illustre la négativité même. A la fois il nous interpelle et met « devant nos yeux », par un matraquage de « coups de fils téléphoniques » répétés, son état de détresse. Il se dérobe pourtant devant notre tentative de lui fournir des pistes d’aide et de lien, préférant rester dans l’infortune.

Si photographie peut métaphoriser le regard par ses qualités contentantes, elle comporte cependant le risque de réactiver la zone traumatique qui revoie aux traces perceptivo motrices non symbolisées. Elle met en scène le pôle perceptif lié aux expériences antérieures et en particulier celles qui sont liées aux images.

En effet, il est important d’avoir à l’esprit non seulement le type d’espace externe que le dispositif propose, mais aussi l’espace interne de l’accueillant que l’on met à la disposition du sujet. L’espace, je le rappelle, renvoie à tout autre type d’espace. De ce fait, le climat trouvé dans un espace donné, fondé sur la présence et la place de l’autre, est essentiel. L’accompagnant, à ce titre, ne doit être ni trop envahissant (au risque de rappeler le trop perçu de l’autre en soi), ni trop absent. C’est à cette condition que la rencontre peut être vivante. Dans le cas contraire, le risque serait de mettre les sujets rencontrés dans une situation proche de ce que A. Green (1980) relate à propos du complexe de la mère morte 51 .

Le travail de la photo sur l’image peut apporter une consolidation des assises narcissiques par le biais de la reconnaissance. Dans ce contente, l’assouplissement des processus tertiaires, (Green, 1972) est souvent possible par le jeu, où une certaine séduction réciproque permet d’investir une activité ou un espace.

Notes
50.

J’ai développé, avec le cas de Démo et de Riri, couple punk, le traitement traumatique que ces sujets font de leur surface corporelle mais également les ruptures brutales qu’ils exercent concernant la surface de l’espace habité.

51.

« Derrière le complexe de la mère morte, se cache une scène primitive insupportable, réalisant une triangulation précoce et une dépossession narcissique. Celles-ci empêchent la première triangulation mère-structure encadrante-sujet, car comme dira Green plus tard dans De la tiercéité, (1990), et Le travail de négatif (1994), il y a toujours une triangulation, même dans la relation duelle : entre l’enfant, sa mère et la relation elle-même, à minima. Aussi lorsque cette étape, qui inclut l’auto-érotisme, ne se faitpas, le désir de la mère pour le père devient irreprésentable pour l’enfant, et laisse place à l’imago de la mère morte dissimulant une scène primitive mortifère. On pourrait dire que la mère morte a été possédée-tuée par le père, tandis que la mère phallique aurait plutôt supprimé le père pour le déposséder du phallus » (F. Duparc, 1996, Psychanalystes d’aujourd’hui, André Green, p.62).