6.9. La photo : trace de l’autre entre identification et projection

La photo est instrument technique mais en même temps elle fait relation puisqu’elle comporte des éléments constitutifs de l’approche de l’autre. Elle permet pourtant aux sujets de se protéger en utilisant leurs mécanismes de défense. Je reprends ici quelques éléments à l’oeuvre dans les processus de l’identification et dans la projection qui opèrent également dans le processus photographique. S. Tisseron saisit bien ce statut ambigu qui la place entre illusion et manque, entre projection et identification :« L’image photographique (…) se donne pour le substitut de ce qu’elle reproduit et, en même temps, comme signe de ce qu’elle n’est pas »(1995, p. 178). Une inversion contenant/contenu s’opère en permanence dans la mesure où la photographie est à la fois contenant imaginaro-symbolique d’une réalité et contenu de cette réalité.

Si le miroir renvoie le reflet de soi et permet de se reconnaître partiellement, ou du moins dans l’aspect physique de sa personne, la présence d’autrui est essentielle pour l’identification. Ce processus, qui comporte une série d’identifications et de désidentifications, est lié à ce que le sujet conserve en lui, comme sien, en fonction de sa rencontre avec l’autre.

La théorie psychanalytique définit l’identification en tant que processus complexe par lequel se constitue une représentation du sujet ou de soi. On distingue l’identification primaire qui relève des domaines d’incorporation et d’introjectionde l’identification secondaire qui suppose l’acceptation de la sexualité et de la différence des sexes. Quant à l’identification spéculaire, elle intervient dans la constitution de soi qui est liée au mécanisme d’identification. Différentes données tendent à confirmer que la représentation unifiée de soi, consciente ou inconsciente, se constitue à partir de la représentation d'autrui. C’est sur ce mode spéculaire que le sujet peut se reconnaître dans l’autre.

Le terme d’identification projective, dans le sens le plus strict, est introduit par Mélanie Klein (194652), pour désigner un mécanisme qui se traduit par des fantasmes, où le sujet introduit sa propre personne en totalité ou en partie à l’intérieur de l’objet dans le but de lui nuire, le posséder, où le contrôler. Ce processus apparaît comme une modalité de la projection. Si l’auteur parle d’identification ici, il s’agit de la personne elle même qui est projetée (Laplanche et Pontalis, 1967,p. 192).

Il me semble que le mécanisme d’identification projective peut amener une autre lecture de qui est à l’œuvre dans ce qui se joue autour de la photographie. Celle-ci ne peut-elle pas être considérée comme un objet-trace ou objet extérieur où peut se projeter un contenu psychique ?

Auprès de ces sujets, ce qui fait trace externe entretient un rapport privilégié avec ce qui constitue, pour eux, leurs objets (internes) et leur identité même. Compte tenu de la problématique de ces sujets concernant la distinction entre espace interne et externe, ce passage de l’intrapsychique à l’extrapsychique s’en trouve ainsi affecté.

P.C. Racamier (1993)rapproche l’identification projective, dans le sens de M. Klein, de ce que Freud appelle« externalisation » où le Moi se sert de celle-ci lorsqu’il n’arrive pas à héberger, à représenter, à contenir l’excitation pulsionnelle. P. Jeammet appelle « élargissement de l’espace psychique à l’adolescence » le changement de topique de l’intrapsychique à l’extrapsychique.

Ces auteurs soulignent en effet le déplacement ailleurs, dans un autre lieu, de ce qui ne peut figurer comme contenu psychique. Ces phénomènes ont, comme le suggère ma manière d’envisager l’identification projective, la fonction de traiter la menace de ce qui pourrait être déposé dans leur propre sphère intrapsychique. Ce qui retient plus particulièrement notre intérêt à propos de l’identification projective, c’est la manière dont ce qui fait l’objet d’une projection peut être repris et traité par celui qui en est le récipient ou le dépositaire.

La photographie est un exemple de la manière dont ces sujets se servent de la trace externe et comment un objet-trace de la photo constitue ainsi un lieu externe où se projette quelque chose du sujet et dans lequel le sujet peut se reconnaître. En analogie avec la photographie, l’identification projective établit une forme de communication (ou une dialectique) entre le sujet et l’objet.

Un autre regard sur ce lien entre photo et identification projective envisagerait ce dernier comme une quête de contenant pour une représentation et pour des réminiscences qui ne peuvent pas s’inscrire dans la psyché. Avec l’identification projective, le sujet envoie « voir ailleurs » la représentation qu’il ne peut pas voir en lui-même. Le sujet dit, d’une certaine manière « ce n’est pas moi – c’est lui ». On peut en faire autant avec la photo puisqu’elle potentialise l’espace du jeu. Avec le support de la photographie, le sujet peut faire l’expérience de la destructivité. L’autre peut même être attaqué sans pour autant être détruit par des motions internes destructives. Les affects peuvent être projetés sur la photographie sans faire mal. Avec celle-ci, le sujet est invité à projeter, non pas sur sa personne, ou sur la personne d’un autre, mais sur une image – ce qui rend plus facile à dire, « c’est moi qu’on voit là » en s’appropriant l’image. Cette dernière invite à la réminiscence car elle est apte à contenir des projections puisqu’elles sont plus en décalé ou diffractées.

L’utilisation de la photographie peut fonder un espace transitionnel dans le sens de Winnicott car elle peut faire l’objet du paradoxe : « c’est moi et ce n’est pas moi ». Le lien d’accompagnement dans le dispositif peut aussi être la cible de l’identification projective et transformer les éléments de la projection par la fonction conteneur au sens de R. Kaës (1979c, pp. 58, 65, 66) mais également par la transformation, détoxication fournie par la fonction alphaau sens de W.R.Bion.Cependant ces transformations sont possibles à condition qu’un lien préalable existe et que ce lien soit utilisable par les SEU.

Notes
52.

Il s’agit dans ce texte d’une forme particulière d’identification dans laquelle figure la relation d’objet agressive (M. Klein, « Notes on some schizoid mechanisms », in Developments, 1952).