6.10. La photographie comme méthode : quelques effets et résultats

Dès lors que nous avons recours à un objet médiateur tel que la photographie, il est intéressant de connaître son statut. L’activité photographique, ou l’image photographique elle-même, est utilisée dans la clinique pour faciliter la rencontre. En même temps elle est utilisée comme objet pour recueillir des données.

L’objet médiateur est support des projections imaginaires et facilite la mise en route de l’imaginaire. Il se trouve en position médiane entre le chercheur, les sujets observés et les sujets observants. Ces deux positions vont mobiliser des représentations intermédiaires. Ces dernières répondent à une logique qui ne relève ni des processus primaires, ni des processus secondaires, mais concerne la relation de lien entre les deux processus. Il faut se rappeler que les représentations inconscientes ne sont accessibles que par le biais de la représentation préconsciente et par ce que la dimension imaginaire mobilise. Les représentations intermédiaires font lien entre :

Il s’agit donc ici d’un modèle à trois, selon la conception de Winnicott de l’objet transitionnel.

La problématique de l’articulaire relève d’une complexification supérieure. L’articulaire concerne le travail psychique de liaison entre la dimension intrapsychique et la dimension intersubjective, il intègre la dimension du dehors, ainsi que le groupe dans sa pluralité. L’articulaire est une manière de concevoir le travail de symbolisation qui est fondé sur un processus double. André Green (1982) et R. Kaës (1993b, p. 316) développent cette idée d’un double travail psychique de liaison énoncé sous le concept d’une double limite. La liaison intrapsychique, dans le processus de subjectivation, n’est rendue possible que parce qu’il existe une liaison intersubjective par l’étayage (au sens de R. Kaës, 1984) sur la pensée de l’autre, des autres, et par l’échange entre les imaginaires de plusieurs.

On peut parler de symbolisation quand le travail de l’articulaire entre le sujet et le groupe aboutit à une production ayant du sens pour les personnes qui constituent le groupe.

Il semble, aussi bien dans le Lieu A que dans le Lieu B, que la photographie est médiateur parce qu’elle est intermédiaire. Elle fait fonction de support de l’imaginaire du sujet et du groupe. L’objet médiateur a eu des effets sur les données cliniques dans le sens où il a tout simplement facilité la rencontre avec les sujets, donnant bien souvent « un prétexte » à notre présence auprès d’eux. Ceci est surtout le cas dans le Lieu B.

Le fait que la plupart des sujets aient subi des traumatismes précoces et soient fragiles a orienté les productions imaginaires des uns et des autres plutôt sur la photographie que directement sur les personnes. Celles-ci ont pu être présentes, sans toutefois se sentir dans l’obligation de participer directement à cette recherche grâce à la fonction médiatrice de la photographie. La possibilité d’être ensemble, sans tout faire ensemble, laisse un espace d’existence et de pensée séparé et personnel, ce qui rappelle la capacité de rêverie de la mère chez W.R. Bion (1963, p. 45).

Dans le Lieu A, les photographies ont fait évoquer, dans les paroles du groupe, le souvenir de ceux qui étaient absents. L’étayage a pu se faire sur le groupe, mais également sur la pensée selon la série suivante : groupe = mère étayante = liaison intersubjective = prothèse de pensée.

Dans le Lieu B, de nombreuses personnes ont refusé d’être photographiées. Ces mêmes personnes ont pourtant richement contribué aux données de cette recherche et ont laissé des images et des traces de notre rencontre. C’est un exemple de l’objet qui est à la fois technique et médiateur. Selon la situation, l’objet technique renonce à occuper l’avant plan et, parce qu’il est également médiateur, accueille, facilite et laisse place à ce qui est déjà là. Même si nous sommes souvent repartis sans une photographie concrète en poche, l’objet médiateur a, une fois de plus, été à l’origine de ce que nous avons pu observer du fonctionnement, de la problématique et de la subjectivité de ces personnes. Si nous montrons les photos de façon prudente dans le cadre de cette étude, c’est aussi parce que notre attention clinicienne, qui médiatise le regard direct, tient compte de cette problématique chez ces personnes.

Pour R Kaës la position méta ne décrit pas le processus lui-même mais ce qui le rend possible. La position prise dans cette recherche par rapport à son objet est de cet ordre, puisque cette étude ne décrit pas le processus photographique lui-même, mais en étudie les facteurs qui le sous-tendent. Ainsi, qu’est ce qui amène les SEU à accepter d’être photographié, à utiliser les images, et surtout à animer la dynamique relationnelle qui s’en suit ?