3.1. La théorie de l’embodied cognition et les propriétés émotionnelles

En psychologie cognitive, la théorie de l’embodied cognition, considère que les représentations mentales sont fondées sur les expériences sensori-motrices de l’individu. Cette approche postule que la confrontation à un objet entraîne une réactivation partielle des expériences sensori-motrices déjà activées lors des rencontres passées avec cet objet ou avec des objets similaires. Cette réactivation guide la perception, les connaissances de nature conceptuelle associées à cet objet et donc également les comportements produits.

Ainsi, la connaissance est « incarnée » c’est-à-dire qu’elle émerge d’états corporels particuliers et à partir de l’activité des systèmes neuronaux sensori-moteurs. Dans cette perspective, les différentes propriétés des expériences sont simulées grâce aux systèmes sensoriels à la base de la perception d’une situation, grâce également aux systèmes moteurs à la base de l’action et enfin à travers les systèmes impliqués dans l’émotion (Niedenthal, Barsalou, Winkielman, Krauth-Gruber, & Ric, 2005 ; Niedenthal, 2007).

Par déduction, si l’un de ces systèmes était déficient, alors certains composants ne pourraient être normalement simulés. C’est ce que suggèrent en effet les deux expériences présentées ci-dessous. Par exemple, Rauscher, Krauss et Chen (1996) demandaient à des participants de regarder un dessin animé. Ils devaient ensuite le décrire à un auditeur de façon normale ou bien sans pouvoir bouger leurs bras. Les résultats indiquent que la description des éléments spatiaux du dessin animé est plus longue lorsque les sujets ne peuvent pas bouger les bras, comparativement au cas où ils sont libres de leurs mouvements. Pour les auteurs, bloquer l’embodiment implique une diminution de l’accès aux éléments spatiaux des représentations mentales nécessaires pour réaliser la tâche.

De la même façon, une expérience plus récente (Niedenthal, Brauer, Halberstadt, & Innes-Ker, 2001) montre que « bloquer » les expressions faciales d’un individu amoindrit ses capacités de traitement d’expressions émotionnelles. Dans cette expérience, les sujets regardaient sur un écran des visages adoptant différentes expressions émotionnelles. Leur tâche était de détecter chaque changement d’expression, soit sans autre consigne particulière soit en tenant un stylo latéralement entre leurs lèvres et leurs dents. Les résultats indiquent que les participants sans stylo détectent les changements émotionnels plus rapidement que les sujets avec stylo. Pour Paula Niedenthal et son équipe et selon la théorie de l’embodiment, cette différence s’explique par le fait que tenir un stylo entre ses dents empêche dans une certaine mesure l’imitation faciale qui intervient automatiquement lorsque l’on traite des expressions faciales.

Ces deux expériences rappellent aisément les travaux portant sur les neurones miroirs qui montraient une activation automatique des aires motrices durant l’observation d’un mouvement. Qu’il s’agisse d’une émotion ou d’un geste, il semble que nous en réalisions une imitation spontanée afin d’analyser la situation. Des expériences en neuroimagerie montrent que même pour une émotion, des circuits neuronaux communs sont engagés lorsque l’on ressent l’émotion et lorsqu’on en perçoit l’expression sur un autre individu (Wicker et al., 2003 voir aussi Lawrence, Calder, McGowan, & Grasby, 2002). Ainsi, il semblerait que nous imitions les expressions émotionnelles des personnes avec qui nous interagissons.

L’émotion est donc elle aussi soumise à un phénomène miroir, une imitation spontanée. Une expérience (Mondillon, Niedenthal, Vermeulen, & Winkielman, soumis) a montré que même le traitement sémantique de mot émotionnel faisait intervenir une imitation spontanée de l’émotion évoquée. Par exemple, les sujets devaient dire si des mots étaient reliés ou non à une émotion particulière (« bébé », « limace »...). Durant l’expérience, les activités de quatre muscles du visage ont été enregistrées grâce à une technique d’électromyographie. Les résultats montrent qu’en faisant leurs jugements, les sujets imitent ou autrement dit « incarnent » spontanément les émotions.

Enfin, de la même façon que nous avons montré que le switching sensoriel avait un coût, une expérience récente (Vermeulen, Niedenthal, & Luminet, 2007) montre que le switching émotionnel a également des conséquences sur le traitement sémantique. Une tâche de vérification de propriétés conceptuelles montre ainsi que traiter la propriété « frappée » pour le concept « victime » sera plus rapide si l’essai est précédé d’un couple de même valence émotionnelle (« désespéré » pour « orphelin ») que de valence différente (« joyeux » pour « victime»).

En ce qui concerne l’importance des facteurs émotionnels, Damasio (1995) proposait il y a presque 15 ans que l’émotion puisse jouer un rôle important dans le comportement cognitif. Pour lui, la prise de décision est dirigée par un ensemble de marqueurs somatiques, qui correspondent à des propriétés émotionnelles affectées à un stimulus lors de l’interaction avec celui-ci. Un marqueur somatique est un état du corps lié à telle ou telle situation favorable ou défavorable. Par la suite, une nouvelle rencontre avec le stimulus entraînera la réactivation du marqueur. L’émotion sera automatiquement affectée à la situation ce qui permettra d’en analyser rapidement les conséquences (affectives) et donc d’orienter la prise de décision. Le marqueur somatique en tant qu’état corporel (rythme cardiaque...) rejoint aisément l’embodied cognition et les observations précédemment décrites. Analyser une situation, un objet ou seulement l’évoquer, impliquerait donc en plus de l’activation de composants sensoriels et moteurs, des composants émotionnels.

Pour finir, nous pouvons noter que la notion d’embodiment est actuellement au coeur de nombreux domaines de recherches comme l’émotion, l’empathie ou plus globalement les relations sociales. Comme pour les neurones miroirs, les chercheurs qui travaillent sur cette théorie proposent que l’embodied cognition soit une « imitation intérieure » spontanée de l’environnement qui serait à la base de la compréhension et par là même, pour certains, de l’interaction sociale.