Les traces mnésiques : un continuum d’intégrations

À la base de l’ensemble de nos expériences, nous avons supposé une séquentialité des processus mis en jeu pendant l’émergence des connaissances. Mais les différents travaux que nous avons menés ont montré que trouver un délai correspondant à des effets additifs de chaque facteur manipulé était une tâche relativement difficile.

L’explication empruntée aux neurosciences qui suggère des intégrations cross modales audio-visuelles très précoces ne semble pas être véritablement satisfaisante. D’après les auteurs, les intégrations multisensorielles pourraient prendre place très rapidement dans la « chaîne » des traitements sensoriels et opérer à la fois dans les structures à modalités spécifiques et non spécifiques (voir par exemple Giard & Peronnet, 1999). Parallèlement, les études anatomiques révèlent des projections directes entre les régions auditives et les aires visuelles (Falchier & al., 2002; Rockland & Ojima, 2001, 2003; Schroeder et al., 2003) qui pourraient être à l’origine de ces intégrations. Cependant, il nous semble davantage cohérent de considérer ces projections et ces activités multisensorielles non pas comme des intégrations mais plutôt comme des « interactions » très précoces entre les aires primaires. Les effets obtenus par Giard et Peronnet environ 40 ms après la présentation du stimulus, ne correspondent pas selon nous à un stade d’émergence d’une trace mnésique unifiée. Ils semblent plutôt être le résultat d’interactions précoces entre les composants élémentaires, reflétant seulement le début de la construction de la trace. Il s’agit d’une diffusion d’activations multimodales entre les différents composants encore indépendants les uns des autres. La trace unifiée serait le résultat plus tardif de la succession de ces processus permettant au final, l’intégration des composants multisensoriels.

Par ailleurs, il est possible que le processus d’intégration varie avec la nature des modalités sensorielles, motrices et émotionnelles constituant le stimulus. Il n’est donc pas raisonnable de penser qu’un seul profil de séquentialité existe. Nos travaux se sont intéressés à l’intégration entre des composants mnésiques sensoriels et moteurs, mais ils ne correspondent qu’à une toute petite quantité des combinaisons possibles.

De la même façon, le processus d’intégration doit certainement être influencé par les attentes et les expériences passées du sujet. Il est possible d’envisager par exemple, que plus le niveau d’expertise exigé est élevé, plus l’intégration sera dense et rapide. Les connaissances utilisées par l’expert sont certainement déjà des connaissances de niveau d’intégration supérieur à celles du sujet « novice ».

En dehors des multiples facteurs motivationnels et situationnels, la valeur émotionnelle d’un stimulus peut également jouer un rôle sur la force de l’intégration impliquée dans la construction de la trace mnésique correspondante. Une expérience réalisée dans notre laboratoire a montré, qu’une émotion à valence négative pouvait par exemple moduler le processus d’intégration entre des composants perceptifs distincts (Versace & Rose, 2007). Les participants devaient dans une première phase juger le degré d'association entre des images d'objets ou d'animaux et des sons présentés simultanément. Les sons correspondaient en fait toujours à un bruit typiquement associé à l'image. Chaque couple image/son était précédé d'une image neutre ou à valence négative présentée pendant 3000 ms. L’hypothèse principale des auteurs était que la valence négative renforcerait les associations. Dans une seconde phase, les mêmes images étaient présentées avec les mêmes sons que lors de la première phase (sons associés) ou avec un son différent (non associé à l'image). Les couples image/son étaient toujours présentés seuls et la tâche des participants était d'indiquer si le son et l'image étaient associés ou non. Les résultats ont montré que lorsqu'une image ancienne était présentée avec le même son que lors de l'encodage, les réponses étaient plus rapides lorsque l'encodage avaient eu lieu en condition négative qu'en condition neutre. Au contraire, lorsqu'une image ancienne était présentée avec un son différent de celui de l'encodage, les réponses étaient plus lentes lorsque l'encodage avaient eu lieu en condition négative plutôt qu'en condition neutre. Ces résultats confirment selon nous, le fait que l'encodage en condition d'activation négative a augmenté la force du lien entre l'image et le son et pas seulement les traces respectives de l'image et du son. L’émotion a joué un rôle de renforcement, impliquant des processus d’intégration semblent-ils plus « forts ».

Finalement, il apparaît que tous les facteurs en lien avec la situation, l’activité et les attentes du sujet sont des « modulateurs » du processus d’intégration impliqué dans l’émergence des connaissances. Cette conception dynamique et fonctionnelle de la mémoire correspond tout à fait aux idées défendues par le modèle de l’embodiment et plus généralement de la cognition située. Les opérations mentales sont dans cette optique, le produit global de l’interaction du sujet avec son environnement. Le fonctionnement cognitif ne se limite pas à un traitement symbolique et interne de l’information, il se construit plutôt à travers les expériences sensorielles, motrices et émotionnelles, et leur réactivation interne guide en retour la perception et les comportements (Barsalou, 1999, 2008 ; Glenberg, 1997 ; Varela, Thompson, & Rosch, 1991). Il n’existerait donc pas un processus standard d’intégration, mais plutôt des émergences variables d’un même stimulus, en fonction de chaque situation. La dichotomie de connaissances en mémoire activées ou non activées, conscientes ou inconscientes, pourrait alors être ramenée à un continuum de niveaux d’intégration. Il est possible par exemple que les connaissances les plus « abouties » soient le résultat d’intégrations multiples et fortes et qu’elles correspondent à un niveau très conscient. À l’inverse, les connaissances faiblement émergentes pourraient être le résultat de diffusions d’activation peu intégrées. Il semble donc que le rôle de ces processus dans la récupération en mémoire soit relativement important.

Toujours à partir de ce continuum de niveaux d’intégration, il est possible selon nousd’expliquer les récupérations explicite/implicite de façon relativement cohérente. En effet, si effectivement les processus d’activation et d’intégration sont impliqués dans l’émergence des connaissances, quelles qu’elles soient, des modulations de ces processus doivent être à la base des différentes formes de récupération d’une même connaissance. Dans des tâches de nature explicite par exemple, la récupération en mémoire se fait selon nous sur des traces très spécifiques (distinctes les unes des autres). Le processus d’intégration nécessaire ici est un processus qui agit entre les différents composants multimodaux de chaque trace : nous parlerons d’une intégration intra-trace intermodale très fine (spécifique), qui permet de rendre la trace « discriminable » et donc de la récupérer explicitement. Les tâches implicites en revanche, reposent sur l’influence d’une récupération automatique, non intentionnelle (issue d’un amorçage par exemple) sur le traitement d’un stimulus cible. Dans ce contexte, si la tâche demande le traitement d’une caractéristique perceptive spécifique (par exemple, la catégorisation d’un item sur la base de sa taille), alors l’intégration intermodale devrait jouer un rôle limité et les traces associées à l’item sur la composante en question, auront toutes les chances d’influencer la catégorisation (en quelques sortes équivalent à une intégration inter-traces « unimodale »). Si la tâche demande au contraire de traiter l’item dans sa globalité, par exemple une tâche de catégorisation sémantique, une intégration multimodale est alors nécessaire et tout facteur améliorant la distinctibilité de l’item cible sur un composant quelconque, ou améliorant l’intégration inter-modale, doit faciliter la catégorisation (pour une discussion cf. Brunel, Vallet, Oker, & Versace, en préparation).

Dans une recherche récente non publiée, Oker, Brunel, et Versace (soumis) ont testé ces hypothèses en comparant l’effet de la distinctivité perceptuelle (des mots désignant des objets typiquement associés à du bruit ou non typiquement associés à du bruit) ou conceptuelle (des mots désignant des objets ou des animaux) manipulée lors d’une phase d’étude, sur une récupération ultérieure de type explicite (rappel libre) ou implicite (décision lexicale). La tâche de décision est considérée par les auteurs comme une tâche de catégorisation nécessitant de l’intégration inter-modale. Conformément aux hypothèses formulées plus haut, les résultats ont révélé un effet de la distinctivité perceptuelle uniquement sur la tâche implicite, et un effet de la distinctivité conceptuelle à la fois sur dans la tâche implicite et dans la tâche explicite.

À l’issue de ces réflexions, nous proposons donc que le processus d’intégration soit :

/ Un processus commun à la perception multimodale et à la récupération des connaissances en mémoire.

/ Un processus modulé par de nombreux facteurs situationnels et émotionnels.

/Un processus qui s’inscrit dans une dynamique temporelle initiée par des diffusions d’activations multimodales.

/Un processus diffus, actif au sein des traces (intra-traces) et entre les traces (inter-traces).