Chapitre I. Psychologie Cognitive : les représentations matérielles

I.1 Le domaine de recherche en Psychologie Cognitive

I.1.A Les Sciences Cognitives

La psychologie cognitive est une branche des sciences cognitives (Gardner, 1985), (Andler, 1992), (Matlin, 2001). Les sciences cognitives se prétendent un espace ouvert aux changements et aux études interdisciplinaires concernant la cognition et les représentations (Lemaire, 1999), (Andler, 1992). Quelques scientifiques pensent que toute définition exacte d’une science cognitive reviendrait à faire un pas en arrière dans la communication entre les sciences.

Le domaine interdisciplinaire des sciences cognitives regroupe un ensemble de disciplines tel que la psychologie, la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, l’intelligence artificielle, les neurosciences, la sociologie et l’économie (Gardner, 1985), (Matlin, 2001), mais on compte aussi l’archéologie cognitive, l’ergonomie cognitive et l’éthologie cognitive (Wilson, 1999). Le concept de cognition est aussi très présent en biologie (Maturana & Varela, 1973), (Varela, 1989a), (Varela, Thompson et Rosch, 1991) et en ingénierie des connaissances (Aussenac-Gilles et al., 1996), (Pomian et al., 1997).

Entre théoriciens qui cherchent à définir le concept de sciences cognitives, aucun consensus n’a abouti, ni sur son contenu, ni sur ses méthodes (Luger, 1994), il s’agit d’ « un ensemble de disciplines qui, dans le meilleur des cas, se côtoient » (Lemaire, 1999).

Pour Andler (1992) les concepts qui traversent toutes les disciplines du domaine sont la calculabilité et la représentation. Hunt (1989), quant à lui, pense que le noyau central des sciences est constitué du concept de manipulation de représentations internes du monde extérieur. Par opposition, Varela (1989b) défend le concept d’enaction comme étant le concept clé des sciences cognitives, qu’il définit comme une alternative à la représentation.

L’enaction s’appuie sur l’idée que

‘« les facultés cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, […]. L’image de la cognition qui s’ensuit n’est pas la résolution de problèmes au moyen de représentations, mais plutôt le faire-émerger créateur d’un monde avec la seule condition d’être opérationnel : elle doit assurer la pérennité du système en jeu. » (Varela, 1989c, p. 111-112).’

Maturana & Varela (1984) soutiennent l’idée que la cognitionest profondément attachée à une action productive. Une action productive est un historique de couplage structurel d’un système auto-organisateur qui enacte, fait-émerger, un monde. Ici, la cognition n’aurait pas besoin de représentations internes car dans ce monde interne il y a un mode adapté d’être et d’agir sans avoir besoin de « petites images » des objets et de représentations symboliques du style équationnel, comme illustre la figure ci-dessous.

Figure 1. Un dessin de
Figure 1. Un dessin de Punch modifié par Varela pour illustrer la pensée comme un système complexe auto-adaptatif auto-organisateur chez un martin-pêcheur et un observateur qui interprète le système d’un point de vue cognitiviste car il pense que dans le cerveau de l’oiseau il existe la représentation de la loi de la réfraction de Snell (Varela, 1989c, p. 82).

Les sciences cognitives, en tant que champ pluridisciplinaire représentent une révolution scientifique (Gardner, 1985), tel que Kuhn (1962) l’a présentée. Les sciences cognitives montrent une transition vers les concepts de cognition et de représentation sans perdre de vue les méthodes scientifiques (Gardner, 1985). En concurrence avec le paradigme antérieur, fondé sur le stimulus-réponse (S-R), différentes approches cherchent à expliquer ce qui se passe entre le stimulus et la réponse lors d’un conditionnement classique (Pavlov, 1927) ou opératoire (Skinner, 1935).

Selon Lemaire (1999), toutes les sciences cognitives et plus particulièrement la psychologie cognitive cherchent à déterminer :

  • Comment un système naturel (humain ou animal) ou artificiel (robot) acquiert des informations sur le monde dans lequel il se trouve ?
  • Comment ces informations sont représentées et transformées en connaissances ?
  • Comment ces connaissances sont utilisées pour guider l’attention et le comportement ?

Quatre approches en sciences cognitives se différencient nettement dans leurs réponses à ces questions. Il s’agit des approches : symbolique, connexionniste, hybride et systèmes complexes. Selon Novick & Hurley (2001) le choix d’une approche finit par la modélisation soit à base de matrices, de réseaux ou de structures hiérarchiques.

Tableau 1. Différents approches des concepts de cognition et représentation
Approche Symbolique
Pour cette approche, la fonction cognitive ou la cognition peut être expliquée au moyen d’opérations de symboles. Ces opérations sont définies selon des théories et modèles informatiques. Les processus des machines, tels que ceux des ordinateurs, sont considérés comme analogues aux processus mentaux. La structure de l’organisation des symboles, dans cette approche traditionnelle est souvent une hiérarchie en arbre, les processus sont des décompositions fonctionnelles basées sur des fonctions analytiques telles que les règles de la logique. Dans ce sens, un contrôle centralisé est nécessaire au fonctionnement du système.
Approche Connexionniste
Aussi appelée subsymbolique, cette approche ne reconnaît pas la cognition au niveau des instanciations des fonctions logiques de traitement des symboles mais plutôt au niveau des propriétés du mental qui proviennent de modèles inspirés du cerveau. Ici, le réseau de neurones est le cadre unique pour l’étude de la cognition. Le connexionnisme a été très important dans la cybernétique de premier ordre, dans le sens où les circularités causales et les systèmes dynamiques faisaient leurs premiers pas en science.
Approche Hybride
Cette approche soutient que la cognition serait mieux comprise par l’union de l’approche symbolique et de l’approche connexionniste. L’approche symbolique réussi mieux les performances cognitives de haut niveau, comme le langage et les calculs formels, mais l’approche connexionniste réussit mieux concernant la cognition de bas niveau, la perception des objets. Des mécanismes hybrides sont proposés dans le but d’explorer au mieux chaque approche.
Approche Systèmes Complexes
Cette approche est récente ; disons qu’elle est d’un coté l’héritière de ce que l’on appelle souvent l’approche dynamique. En effet, elle suppose que la cognition est un système dont la dynamique est continue, dont les éléments sont actifs et dont l’action productive construit un historique de couplages structurels. Aussi héritière de la cybernétique, elle souligne que les interactions des éléments produisent des dynamiques. Une cybernétique de premier ordre souligne les relations circulaires de causalité où l’observateur ne change pas les comportements dynamiques du système, comme dans l’étude des systèmes dynamiques en physiques ou en biologie. La cybernétique de second ordre met en évidence des systèmes sociaux où la compréhension des comportements spontanés peut changer radicalement le cours des comportements globaux du système. Ici les représentations sont reprises non comme des interprétations, mais en tant que des systèmes dynamiques actifs dans l’auto-organisation des systèmes.

Andler (1992) pense qu’une stabilisation des sciences cognitives permettrait de sortir de la turbulence du paradigme cognitiviste (symbolique et connexionniste) quitte à l’abandonner. Il critique fortement le cognitivisme qu’il juge incomplet,

‘« il est simplement muet sur une quantité de questions d’importance décisive, qu’il s’agisse d’aspects très généraux de la conceptualisation d’ensemble (comme ce qui touche à la nature de la représentation) ou de notions de base et de principes explicatifs relatifs à un phénomène ou un comportement particuliers. » (Andler, 1992, p.36). ’

D’autres pensent la critique, l’évolution et l’abandon du cognitivisme plutôt à l’intérieur de chacune des sciences cognitives (Lemaire, 1999). Maturana & Varela (1973) font une critique essentielle au paradigme cognitiviste, qui pose les bases de l’étude de la cognition à partir des concepts d’enaction, autopoïèse, inscription corporelle de l’esprit, couplage structurel, clôture opérationnelle, etc. Le concept d’autopoïèse est celui de la cognition et de la vie. Il explique par quel principe le vivant est en évolution et comment se passe une épistémologie évolutive, la « dérive naturelle » (Maturana & Mpodozis, 1999). Un système auto-poïétique en dérive naturelle est vivant, a priori pas à cause de la sélection naturelle mais, parce que le système arrive à se autoproduire et cela écarte chez le vivant ce qui n’est pas compatible avec le milieu (Maturana & Varela, 1973), (Varela, 1993). C’est dans cette vision biologique de la cognition qu’Anspach & Varela (1992) caractérisent le système immunitaire à la fois comme un système biologique mais aussi comme un système social.

Basée sur des théories systémiques, la théorie de l’enaction crée des niveaux hiérarchiques de systèmes auto-poïétiques, opérationnellement indépendants mais structurellement couplés, allant de la cellule biologique, passant par le système immunitaire, le cerveau, jusqu’aux sociétés d’organismes complexes (Anspach & Varela, 1992), Capra (1996), (Lucas, 2005), (Hall, 2006).